Chroniques numériques de Chine : au royaume d'Alipay

Mathieu Fouquet |

Il est un pays où les Google, Facebook et autre Twitter dont nous ne pouvons pas nous passer sont quasiment inexistants. Ce pays, c'est la Chine. Expatrié dans l'Empire du Milieu, Mathieu Fouquet nous raconte son périple technologique.

Après son arrivée dans le pays, les apps bloquées, celles pour apprendre à communiquer et la guerre des transports, il s'intéresse aux méthodes de paiement pour les dépenses du quotidien.

Nous sommes un soir d’automne. En quête d’un dîner, je déambule entre les restaurants et autres échoppes serrées qui se trouvent être accolés au campus où je travaille. Sur le chemin du retour, alors que je me faufile entre deux étudiants venus manger des nouilles, l’étal d’une vendeuse de fruits attire mon attention et je décide de repartir avec quelques bananes.

Seul problème : je n’ai plus de monnaie sur moi, et j’ai comme un doute sur la capacité de cette commerçante — dont la cargaison est exposée sur une bête table en bois — à accepter ma carte bancaire. Sans distributeur de billets à l’horizon, je tente le tout pour le tout : je lui demande si elle accepte Alipay (pour bien vous représenter la scène, imaginez-vous aller au marché du dimanche de Dugny-sur-Meuse et demander au maraicher si vous pouvez régler votre achat de trois carottes avec PayPal).

Quelques pièces et billets chinois de faible valeur. Vous aimez la tête de Mao ? Tant mieux. Sinon, pas de chance.

La question était stupide : la vendeuse sort son téléphone, je sors le mien, et quelques secondes plus tard, l’affaire est dans le sac (et les bananes aussi). Dans un décor quasi-rustique, nous venons d’effectuer une transaction high-tech : un miracle technologique devenu monnaie courante sur le continent chinois.

Pour expliquer ce miracle, nous pourrions bien sûr nous contenter de décortiquer les fonctionnalités d’Alipay et de ses concurrents, mais ce serait ignorer le contexte socioculturel qui leur a donné naissance. Si de tels services sont nés et se sont répandus en Chine, ce n’est sans doute pas par hasard : comme nous allons le voir ci-après, les habitudes technologiques et surtout le rapport à l’argent n’y sont souvent pas les mêmes que dans l’Hexagone.

Argent secret

Pour comprendre la relation que les Chinois entretiennent avec l’argent, inutile de regarder plus loin que les omniprésentes « 红包 » (hongbao), ou enveloppes rouges.

Une hongbao typique.

Le principe de ces jolies enveloppes colorées est simple : offrir de l’argent. Et par argent, comprenez « grosses liasses de billets » plutôt que « petit chèque du Crédit Agricole ». Il faut dire que les plus grosses coupures chinoises plafonnent à 100 RMB, soit un peu moins de 14 €, ce qui facilite fatalement l’accumulation d’un volumineux butin.

Il est quelque peu difficile pour un Français (qui, c’est bien connu, déteste parler d’argent) de complètement saisir l’importance — et surtout la grande polyvalence — des hongbao. Toutes les occasions sont bonnes pour donner et recevoir les petites enveloppes rouges, ou presque : outre les grands événements (mariages, anniversaires, fêtes…), il n’est pas rare de les voir circuler dans des contextes professionnels, par exemple pour verser à un employé une petite prime de fin d’année. Et de là à imaginer leur utilisation dans un cadre un peu moins légal, il n’y a qu’un pas (mais sur ce point, la Chine n’a pas l’exclusivité).

Mais peut-être plus intéressant encore, l’argent remis ou reçu dans une enveloppe rouge ne reste qu’assez rarement statique : ces billets qu’une amie vous a donnés pour votre mariage, peut-être finiront-ils dans la hongbao que vous lui remettrez à l’occasion du sien. L’argent en Chine a un rôle autrement plus social qu’en France, et circule constamment au fil des interactions sociales. Et savoir cela, c’est déjà détenir des clés très utiles pour comprendre certaines bizarreries d’Alipay et de ses semblables.

Alipay et WeChat paie aussi

Nous avions brièvement mentionné Alipay dans le deuxième volet de nos chroniques, en soulignant que le service de paiement chinois ne connaissait pas vraiment d’équivalent en occident. Parfois, les fonctionnalités se recoupent, bien sûr : il est possible de payer en ligne avec Alipay et PayPal. Mais il suffit d’y regarder de plus près pour que la comparaison s’effondre.

L’écran d’accueil de l’application iOS d’Alipay.

Pour commencer, l’étendue d’Alipay (aussi connu ici sous le nom de « 支付宝 », zhifubao) est telle que j’ai renoncé à l’idée de couvrir ses fonctionnalités en détail : à part le café, il n’y a pas grand chose que le service de la société de Jack Ma ne sache pas faire. Ce côté monolithique peut initialement surprendre : par exemple, je m’attendais à ce que mes factures téléphoniques soient prélevées sur mon compte bancaire, comme en France. Que nenni : chaque mois, je me contente de lancer Alipay et de créditer un solde sur lequel puise mon opérateur. Malin, mais encore faut-il s’en rappeler.

L’utilisateur peut choisir la somme dont il souhaite créditer son compte téléphonique. À noter qu’il semble aussi possible de payer ses factures d’eau et d’électricité via Alipay.

Autre exemple : Didi Chuxing (ce service de VTC qui a fusionné avec Uber). Je ne veux pas dire qu’il est possible de payer avec Alipay depuis l’application Didi (même si c’est le cas), mais plutôt qu’il est facile d’appeler un Didi sans jamais quitter Alipay.

Une "Appception" : Didi dans Alipay.

Si vous n’êtes pas comme moi, et que vous ne souhaitez pas que chaque application sur votre téléphone ait un rôle bien défini, vous pourriez sans aucun doute vous débrouiller très longtemps avant de devoir retourner sur l’écran d’accueil de votre iPhone. Appeler un taxi ? Commander une pizza ? Acheter un billet de cinéma ? Communiquer avec le monde extérieur ? Aucun problème !

Vous pouvez envoyer des messages depuis Alipay. Ici, j’envoie une enveloppe rouge virtuelle (contenant de l’argent réel) à mon amie.

C’est sans aucun doute la facette d’Alipay qui m’a le plus surpris : la possibilité de s’envoyer des messages instantanés, des emojis et autres autocollants. Et pourtant, outre le côté usine à gaz de l’application, c’est parfaitement logique si l’on garde à l’esprit la dimension sociale des échanges monétaires en Chine. Il serait au contraire étrange de pouvoir envoyer de l’argent à un ami sans être en mesure de lui communiquer le contexte entourant ce cadeau…

Mais au delà de cet aspect couteau suisse, les fonctions centrales du service me sont rapidement devenues indispensables au quotidien. C’est qu’une écrasante majorité des enseignes et des commerçants chinois accepte Alipay et ses concurrents comme modes de paiement. Il suffit de disposer d’un solde ou d’avoir lié une carte bancaire à l’application, de présenter son code QR (ou de lire celui du commerçant), et le tour est joué. Pas de NFC, donc, mais cette solution a le mérite d’être beaucoup plus simple à mettre en place : une feuille de papier suffit.

Les codes QR sont partout en Chine (désolé, il fallait que je partage cette terrifiante image avec vous)…

Bien entendu, le service de paiement du groupe Alibaba n’est pas le seul sur ce segment : on trouve aussi Tencent et son Tenpay/WeChat Pay (il est également possible de payer avec l'app de chat "QQ"). Ce dernier fonctionne très largement selon les mêmes principes qu’Alipay (paiement de commerçants, envoi de hongbao, lecture de codes…) et il est presque aussi monolithique. Bien qu’Alipay détienne une plus grosse part du gâteau, les deux services sont très répandus et certains commerçants n’accepteront que l’un ou que l’autre : il est donc utile d’avoir les deux.

L’écran d’accueil de WeChat Pay. Cela vous rappelle-t-il quelque chose ?

Apple Pay pas de mine

Et le service de paiement cupertinien, dans tout ça ? Disons qu’il s’est fait une petite place à l’ombre des géants locaux, mais qu’il lui reste un long chemin à parcourir pour approcher leur pertinence au quotidien.

Cela dit, le nombre de banques prises en charge dans l’Empire du Milieu éclipse sans problème la liste rachitique des établissement français qui le sont. En outre, son absence (relative) de popularité n’en fait pas une mauvaise solution pour autant : je m’en suis souvent servi à Starbucks, dans certains supermarchés, ainsi que pour aller chercher de l’argent… au distributeur !

Fonctionnalité apparemment rare dans l’Hexagone, les machines près de chez moi disposent d’une borne sans contact et supportent notamment Apple Pay ou Samsung Pay. Retirer du liquide sans même sortir sa carte bancaire, il faut avouer que cela fait toujours son petit effet.

Apple Pay m’informe que je viens de retirer 100 RMB au distributeur.

Malheureusement, que ce soit en magasin ou au distributeur, ce futurisme est quelque peu gâché par l’obligation quasi-systématique de saisir son code de carte bancaire après avoir autorisé la transaction avec Touch ID. Avec un peu de chance, il s’agit d’un simple obstacle légal qui disparaîtra à l’avenir.

Paradoxes technologiques

Utiliser Apple Pay pour retirer de bons vieux billets de banque, c’est en quelque sorte une métaphore du paradoxe chinois. En effet, en dépit du décor de science-fiction que nous avons peint au fil de cet article, n’oublions pas que le papier a été inventé en Chine, et qu’il n’a aucune intention d’en partir.

Au delà d’Alipay, la Chine reste un univers à part, avec des contradictions technologiques qui lui sont propres. Outre le fait qu’il est toujours utile d’avoir des petites coupures sur soi (qui donc utilise Alipay pour quelques bananes ?), on n’est jamais à l’abri d’une situation imprévue ou loufoque. Comme par exemple cette machine dans le métro qui recharge une carte de transport avec un lecteur NFC mais n’accepte aucun autre moyen de paiement que les billets (pas même les pièces !) :

Ce n’est pas que je regrette les distributeurs de la RATP, mais…

Que Mao se rassure donc : son visage n’est pas près de disparaître des portefeuilles de millions de chinois. Et au fond, qu’y a-t-il de mieux que d’ouvrir une hongbao et de compter les billets rouges ?

En conclusion

À l’image du pays lui-même, le paysage des technologies de paiement chinoises est l’objet de constants changements façonnés par une compétition effrénée. Un paysage qui, rappelons-le, n’était encore qu’un fantasme il n’y a pas si longtemps, mais qui conditionne aujourd’hui les habitudes et le rapport à l’argent de centaines de millions de personnes.

Un paysage que l’on pourrait imaginer ailleurs qu’en Chine, mais que l’on ne sera absolument pas surpris de trouver en Chine : après tout, l’argent y a toujours rapidement changé de mains, et cette vitesse n’est désormais plus contrainte que par celle de la lumière.

Dès lors, une seule question reste en suspens : à quoi ce paysage ressemblera-t-il demain ?

avatar wildtiger | 

Chic un nouvel article :)

avatar poulroudou | 

Très bon article ?

avatar anotherbitethedust | 

Oui, j'adore. Ca change du style habituel. On comprend mieux la mesure et la pertinence de certaines avancées techno lorsqu'on est immergé dans le contexte.

Pourvu qu'il y ait d'autres articles à venir.. :)

avatar Abudah (non vérifié) | 

Merci pour ce bel article fort intéressant :)

Ayant étudié le chinois et effectué un séjour de 3 semaines, cette série d'articles m'intéresse au plus haut point.

Bon week-end à tous :)

avatar quetzal | 

Très bel article. J'ai eu la même expérience avec WeChat et son service de paiement au cours de mon voyage en Chine, qui s'est terminé il y a moins d'une semaine. Je paiement numérique, c'est pratique et rapide. A noter qu'on a parfois accès à une interface en anglais, mais pas toujours.

avatar Bruno de Malaisie | 

Excellent et dépaysant, même en habitant en Malaisie!!!

avatar clho | 

Je rejoins les précédents commentaires, super article intéressant. En tout cas, je suis près pour Apple Pay en France (hein Crédit Agricole....) en attendant, je donne les bénéfices des transactions à Boon.

avatar landa18 | 

Merci pour cet article très intéressant !
Je suis allé en Chine l'année dernière, j'ai pu avoir une carte de crédit en moins de 10min en allant dans une agence, sans rendez vous, avec comme document uniquement mon passeport. Ensuite j'ai ou pleinement utiliser Alipay et Wechat Pay
Vive la simplicité !

avatar tof3 | 

@Mathieu Fouquet, concernant l'utilisation d'Apple Pay et la nécessité de taper ton mot de passe, la carte associé à ton compte est une carte de débit ou une carte de crédit? car pour moi à Shanghaï la raison invoqué par ma Bank et un employé d'un Apple Store est que cela marche à 100% avec Apple Pay si tu as une carte de crédit, avec une carte de débit, obligation de taper ton code. Par contre la carte de débit est complètement fonctionnelle avec WeChat Pay et Alipay. Le problème est que la carte de crédit est plus compliqué a obtenir ici pour les étranger :(

avatar Mathieu Fouquet | 

@tof3 Ah ! Bien vu, ça doit être ça. Je n'ai pas de carte de crédit, effectivement. Ce n'est pas une énorme contrainte d'entrer le code, mais ça gâche un peu l'expérience au final ! Espérons une évolution des règles à l'avenir...

Profite bien de Shanghai :)

avatar ninixu | 

Vous êtes un peu en retard avec cette article. En 2010 je payais deja les factures d'eau et d'électricité avec Alipay :) A l'époque WeChat existais mais pas encore le paiement dans l'app

avatar Pyjamane | 

Et le rapport, il est où ? Il n'est écrit nulle part que c'est un tout nouveau service.
Pour qui ne quitte pas la France, ça reste encore de la science-fiction (et pour longtemps encore).
Ce genre d'article est très utile, que ce soit maintenant, ou dans 5 ou 10 ans.

avatar ninixu | 

@Pyjamane

Ben justement c'est dit nul part quand c'est sorti, je dit juste qu'en 2010 on pouvais déjà.

C'était ya 7 ans et à l'échelle de l'informatique c'est quand même longtemps.

Je n'est rien à dire sur la qualité de l'article et que ca renseigne pas mal de monde mais sa aurai du être fait ya un moment déjà.

Que je sache Alipay c'etais sorti a l'époque de Facebook en 2004...

avatar bugman | 

Comme mes camarades, j'ai beaucoup aimé cette chronique. Ca change, c'est agréable (et instructif). Merci Florian.

avatar 0MiguelAnge0 | 

Ce que l'article ne souligne pas à tort et que tout cela fonctionne très bien en sachant lire et parler Chinois. Wechat offre il est vrai une interface mutli langue.

Mais là où tout se complique c'est que beaucoup d'apps demandent soit de taper voire de répondre à un appel. L'exemple de Didi est fkagrant: inteface en Chinois. Avec un peu de logique on arrive à bipper un driver mais quand il appelle pour confirmer le lieu de rendez-vous, c'est mort!

Je ne critique pas: il est normal que ses services soient pensées pour les autochtones. Mais le redacteur qui semble enseigner en Chine et donc se débrouiller en Chinois oublie que la pratique de cette langue n'est pas dès plus répandue dans nos contrés....

J'habite en Chine et j'utilise beaucoup d'apps. Mais je dois souvent demander de l'aide à madame... ;)

avatar Mathieu Fouquet | 

@0MiguelAnge0

Non non, je n'ai pas oublié ! En fait, je traite de ces problèmes précis dans mes précédentes chroniques :

* Les barrières linguistiques : https://www.macg.co/ailleurs/2017/03/chroniques-numeriques-de-chine-les-apps-de-babel-97801

* Didi et les transports : https://www.macg.co/ailleurs/2017/04/chroniques-numeriques-de-chine-la-guerre-des-transports-97975

Il aurait été difficile de tout traiter en un seul article ;)

avatar zoubi2 | 

Mille mercis. J'adore.

avatar Rayorbe (non vérifié) | 

Très bel article. Votre style narratif est très agréable à lire.

avatar froger (non vérifié) | 

Bonjour à tous,

Mon voyage du dimanche matin sans quitter mon fauteuil !

Excellent.

avatar Azurea | 

Très bel article !

Intéressant et instructif, clair et limpide.

Un agréable dépaysement.

avatar Soryuk | 

J'ai du passé 24h en Chine du 15 au 16 avril (hier) suite à une escale présente dans mon vol retour du Japon (d'ailleurs au japon, tout le monde a un iPhone, et le prix de l'iPhone est très intéressant)! Je vous avoue qu'avec mes habitudes, sans Google c'etait compliqué (Google, Google map, Google traduction,...) J'ai du passer par bing. Se passer de Facebook, Twitter pendant 24h c'est possible. J'ai utilisé whatapp pour communiquer avec la France .

avatar Samijuke | 

Wow c'est poussé leur système, en suisse nous avons comme équivalent Paymit et Twint pour recevoir, envoyer de l'argent et payer. les deux ne formerons bientôt plus qu'un (Twint)
Par contre en terme de service c'est bluffant comme c'est complet. j'ai presque envie d'aller en chine pour ça. fini le porte monnaie juste besoin d'un téléphone.

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