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Chasse aux talents : Apple rebat les cartes

Anthony Nelzin-Santos

Monday 26 January 2015 à 19:10 • 25

AAPL

Avec plus de 100 000 salariés, dont 9 000 ont été embauchés l’an passé, Apple n’est plus une petite société qui pouvait se décrire comme une « start-up multinationale ». Elle compte pourtant deux fois moins d’ingénieurs que Google et quatre fois moins que Microsoft : la moitié de ses salariés travaillent dans les Apple Store, et le quart au service client AppleCare. Deux rouages essentiels, certes, mais qui dépendent entièrement de la conception régulière de nouveaux produits et de services innovants. La chasse aux ingénieurs et aux développeurs est donc un défi permanent pour Apple — et un défi qui se confronte à son expansion géographique limitée.

L'Infinite Loop vue par FlyOver. Au loin, le futur Campus 2.
L'Infinite Loop vue par FlyOver. Au loin, le futur Campus 2.

Le trop-plein cupertinien

Ce n’est qu’à la fin des années 1990, sous l’impulsion de Steve Jobs, que l’Infinite Loop adopte le rôle institutionnel qu’elle conserve aujourd’hui. Elle reste, bien entendu, un haut lieu de recherche et de développement — là où l’on trouve le « bunker » de l’Industrial Design Group de Jony Ive, les dix-sept chambres anéchoïques où sont testées les antennes de l’iPhone, et les laboratoires où les matériaux des futurs Mac sont mis à l’épreuve. Mais c’est aussi le siège d’Apple — avec cet immense bureau resté vide, un EBC où sont signés des contrats et un auditorium où sont annoncés des produits, et quelques cafétérias.

Les six bâtiments de l’Infinite Loop ne contiennent donc pas à eux seuls l’intégralité des 66 000 salariés américains d’Apple. À proximité immédiate de l’Infinite Loop, Apple a longtemps été domiciliée au Mariani 1, le drapeau pirate de l’équipe Macintosh flottait au-dessus de Bandley 3, et De Anza 6 a été le lieu du tragique échec de l’équipe Taligent. Des bâtiments qui forment le cœur du campus historique de la firme de Cupertino — un cœur renforcé par Steve Jobs au début des années 2000, si bien qu’il est difficile de trouver un bâtiment aux abords du North De Anza Boulevard qui ne soit pas loué ou propriété d’Apple.

Le piano Bosendorfer offert par Steve Jobs à l’équipe Macintosh, dans le Piano Bar de l'IL4. Image Axel J.
Le piano Bosendorfer offert par Steve Jobs à l’équipe Macintosh, dans le Piano Bar de l'IL4. Image Axel J.

À l’égrenage de nouveautés a répondu la formation de grappes de bureaux dans Cupertino — quelques-uns sont éparpillés au centre de la ville, mais la plupart forment des blocs similaires à celui formé autour de l’Infinite Loop. Apple a ainsi investi le Results Way Corporate Center en 2011 pour compléter son dispositif à l’est de la ville. Le Campus 2 n’est pas encore sorti de terre, mais la société s’est déjà installée tout autour des parcelles qu’elle a achetées en 2006 et en 2010.

L’impasse californienne

En comptant l’immense anneau qui abritera 13 000 salariés, Apple monopolise près de la moitié du bâti commercial de Cupertino : la concentration voulue par Steve Jobs a atteint ses limites. Sous la férule de Tim Cook, la firme s’est étendue aux villes voisines — à Santa Clara, à San José, mais aussi et surtout à Sunnyvale. Apple s’est taillé des quartiers entiers dans la ville de Yahoo!, saturant comme à Cupertino le bâti commercial disponible.

Les start-ups délogées de Mountain View par Google et Facebook doivent maintenant s’installer encore plus loin dans la Silicon Valley, et celles qui peuvent disputer des terrains à Apple doivent en venir à des arrangements byzantins. Ainsi, LinkedIn n’a toujours pas emménagé dans ses nouveaux locaux de Sunnyvale… parce qu’elle loue deux des trois bâtiments à Apple, qui convoitait l’emplacement.

Les locaux de LinkedIn à Sunnyvale. Image San Jose Mercury News.
Les locaux de LinkedIn à Sunnyvale. Image San Jose Mercury News.

Nichée entre la route 101 et l’interstate 280 et débouchant sur la baie de San Francisco, Sunnyvale forme (avec Menlo Park, Palo Alto, Mountain View, Santa Clara, et San Jose) la colonne vertébrale de la Silicon Valley. En s’y installant, Apple se recentre certes dans l’aire de rayonnement de la prestigieuse université de Stanford et dans une vallée débordant d’ingénieurs de talent… mais se confronte aussi à une grave crise du logement qu’elle a contribué à créer.

L’importance du maillage local

Puisque tout le monde ne peut pas s’offrir une maison à 15 millions d’euros ou ne veut pas perdre trois heures par jour dans une navette, Apple doit s’étendre au-delà de la Californie et de ses loyers hors de portée de l’ingénieur moyen. Par le biais de ses filiales, la société est déjà présente dans une trentaine de pays. Dans une tour à Tokyo ou un bâtiment anonyme à Dubaï, avec vue sur tout Paris ou dans le smog de Shanghai, sur les plus belles places ou dans les banlieues les plus insipides, ces bureaux n’ont toutefois pas été conçus comme des centres de recherche.

Ils accueillent d’abord et avant tout des commerciaux, indispensables relais auprès du monde de l’éducation et des entreprises locales. Ce qui ne veut pas dire que ces bureaux n’abritent pas quelques développeurs, comme le montre l’exemple parisien. Certes, la filiale française possède un statut un peu particulier : nourrie par la « filière Orsay » qui a longtemps dirigé la R&D d’Apple, c’est la plus ancienne, qui bénéficie encore aujourd’hui du vivier sortant des écoles de commerce et des formations informatiques parisiennes.

C’est au bout de certains de ses couloirs, ou dans des immeubles haussmanniens, qu’ont été développés des composants comme iSync ou la DRM FairPlay. Les Français se sont fait une spécialité des composants graphiques, comme récemment ImageKit, SceneKit, et des API de reconnaissance faciale et de gestion des images. Il y a quelques jours encore, Apple recrutait des spécialistes de la sécurité à Paris, chargés de trouver des failles dans les couches communes à OS X et iOS.

Un panorama sur la terrasse des locaux parisiens d'Apple. Image Anthony Nelzin.
Un panorama sur la terrasse des locaux parisiens d'Apple. Image Anthony Nelzin.

Bref, ce maillage local est important, d’autant qu’il permet d’utiliser la montagne de cash qu’Apple ne peut rapatrier aux États-Unis — mais il n’est pas suffisant, pas toujours adapté, et l’exemple parisien est plus l’exception que la règle. Ces dernières années toutefois, Apple a revu sa politique d’acquisitions pour s’offrir l’occasion de créer des équipes ultra-spécialisées, pouvant travailler indépendamment de Cupertino. Un changement subtil, infiniment moins publicisé que la construction du Campus 2, mais qui est caractéristique de cette « nouvelle Apple » orchestrée par Tim Cook.

Aller chercher les talents là où ils sont

Ce ne sont pas dans ces « centres techniques » que sont conçus les prochains Mac et iPhone — cette tâche est toujours dévolue aux ingénieurs de Cupertino. Non, ils sont plutôt chargés de développer les technologies qui rendront possibles ces prochains produits. La plupart sont issus d’acquisitions, tous sont installés dans des bassins de recrutement d’étudiants et d’ingénieurs spécialisés : plutôt que de faire venir les talents à Cupertino, Apple les chasse désormais sur leurs terres.

L’équipe de l’Orlando University Center développe des puces graphiques à l’ombre de la deuxième plus grande université des États-Unis et d’un des plus grands centres de recherche d’AMD. Celle du Cambridge Innovation Center s’est installée au bout du campus du MIT et du siège de Nuance, dans un haut lieu de la recherche sur les interfaces personne-machine… pour travailler sur Siri et la synthèse vocale. Elle achète des start-ups suédoises spécialisées dans l’image ? Elle rejoint tous les grands noms de la Silicon Valley à Lund.

Apple a mis un pied en Israël en achetant Authentec, à partir de laquelle elle a formé son principal centre de développement de SoC, contrôleurs et VLSI, à quelques encablures du prestigieux Institut israélien de technologie. Elle en a mis un deuxième en recrutant parmi des anciens de Texas Instruments spécialistes du Wi-Fi, du Bluetooth et de la NFC. Le pays regorge d’experts des puces, comme la région de Cambridge, où Apple vient d’ouvrir un nouveau centre de R&D près de son partenaire ARM et de son concurrent Qualcomm.

La façade du campus d'Apple à Shanghai. Image Brad M.
La façade du campus d'Apple à Shanghai. Image Brad M.

Cette expansion ne concerne pas que le matériel : au Japon, elle fait avancer la recherche sur la biométrie dans une zone économique spécialement prévue à cet effet. En Chine et à Taiwan, des équipes sont entièrement dédiées à la conception de procédés industriels et de chaînes de fabrication, un point qui distingue Apple et lui permet de produire des dizaines de millions de téléphones par trimestre. Et l’on pourrait mentionner l’équipe qui travaille d’arrache-pied sur Maps dans la chaleur du Nouveau-Mexique que l’on n’aurait pas fini la liste.

Pour conclure

Malgré la construction du Campus 2, Apple semble en avoir fini avec un modèle monolithique concentré sur l’Infinite Loop. Certes, son nouveau modèle multipolaire reste centré sur Cupertino, où reviennent les technologies conçues dans des centres hautement spécialisés. Mais il peut s’affranchir de Cupertino, et lui permet donc de rivaliser efficacement dans une chasse aux talents toujours plus agressive.

Ce nouveau modèle va sans doute poser de nouveaux défis en matière de croissance, d’organisation et possiblement de fuites. Mais c’est sans doute le prix à payer pour résoudre des points de crispation de plus en plus évidents et avancer plus rapidement sur des technologies aussi fondamentales que les processeurs et les puces graphiques, la micro-localisation et la contextualisation, ou encore la synthèse vocale et l’intelligence artificielle. L’air de rien, Tim Cook construit le futur d’Apple en faisant construire de nouveaux bâtiments.

Sources

Cet article, sorte d’introduction à un dossier sur la géographie d’Apple, a nécessité près de six mois de recherches et de collecte de données, ainsi que de nombreuses interviews. À défaut de pouvoir citer individuellement telle ou telle source pour tel ou tel point, voici le détail des ressources qui nous ont été utiles :

  • Apple (Investor Relations, Job Creation, Apple Info) ;
  • Filemaker ;
  • SEC/Nasdaq ;
  • mairies de Cupertino, de Palo Alto, et de Sunnyvale ;
  • San Jose Mercury News, SFGate, San Francisco Chronicle, Silicon Valley Business Journal, Irish Examiner, Al Arabiya, The National, Expansio’n, Business Week, Fast Company, Seattle Times, Nippon TV News 24, RocketNews24, Asahi Shimbun, Reuters, Nikkei, New York Times, Wall Street Journal, iMore, iPhone in Canada, AppleInsider, MacRumors, 9to5 Mac, Cnet China, TechCrunch, Globes English, Haaretz, Calcalist, Ynetnews, The Next Web, The Telegraph, CalConnect ;
  • Instagram, Foursquare, Linkedin, Twitter, Facebook, sites de petites annonces ;
  • base de données personnelle construite depuis 2010 ;
  • entretiens téléphoniques, mails et entrevues de onze salariés et ex-salariés d’Apple.

Vous pouvez retrouver les cartes présentes dans cet article, accompagnées de quelques détails supplémentaires, sur les pages suivantes :

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