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Android et les brevets : une lettre ouverte de Google en forme d'écran de fumée

Anthony Nelzin-Santos

jeudi 04 août 2011 à 17:50 • 134

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David Drummond, vice-président senior et directeur du département juridique de Google, a publié une lettre ouverte sur le blog officiel de la société. Intitulée « Quand les brevets attaquent Android », elle dénonce un « tous contre Android », un complot de Microsoft, Oracle, Apple et les autres à coup de brevets. Si elle ne manque pas d'arguments qu'il convient d'analyser, elle est d'abord et avant tout un écran de fumée.

David Drummond
David Drummond (© Google)


Google et les brevets : une position ambigüe
Voici le texte de la lettre :


« Quand les brevets attaquent Android »

Je travaille dans le monde des technologies depuis deux décennies. Microsoft et Apple ont toujours été à couteaux tirés ; [quand elles se mettent au lit ensemble], vous devez vous demander ce qu'il se passe. Et voici ce qu'il se passe.

Android marche du feu de Dieu. Plus de 550.000 appareils Android sont activés quotidiennement, grâce à l'appui de 39 fabricants et 231 opérateurs. Android et les autres plateformes se livrent une concurrence acharnée, grâce à laquelle les consommateurs peuvent choisir parmi de nouveaux appareils cool et des applications mobiles exceptionnelles.

Le succès d'Android a cependant eu un autre effet : il a donné naissance à une campagne de déstabilisation organisée par Microsoft, Oracle, Apple et d'autres à l'aide de brevets bidon.

Elles la mènent en s'associant pour acquérir le fonds de brevets de Novell (le groupe CPTN incluant Microsoft et Apple) et le portefeuille de brevets de Nortel (le groupe Rockstar incluant Microsoft et Apple) pour s'assurer que Google ne s'en empare pas ; en demandant des frais de licence de 15 $ par appareil Android ; en faisant en sorte que licencier Android (que nous fournissons gratuitement) devienne plus cher pour les fabricants que de licencier Windows Phone 7 ; et même en déposant plainte contre Barnes & Noble, HTC, Motorola et Samsung. Les brevets ont été conçus pour favoriser l'innovation, mais ils sont désormais utilisés comme une arme pour l'empêcher.

Un smartphone peut être concerné par pas moins de 250 000 brevets (discutables), et nos concurrents veulent imposer une taxe au titre de ces brevets douteux afin de rendre effectivement Android plus cher pour les consommateurs. Ils veulent compliquer la tâche de vendre des smartphones Android aux fabricants. Plutôt que de nous faire concurrence en concevant de nouvelles fonctions ou de nouveaux appareils, ils nous combattent à coup de poursuites judiciaires.

Cette stratégie anti-concurrentielle gonfle le prix des brevets à un point dépassant largement leur valeur réelle. L'enchère gagnante de 4,5 milliards de dollars pour le portefeuille de brevets de Nortel était près de cinq fois supérieure à l'estimation d'un milliard de dollars. Fort heureusement, les autorités s'inquiètent de l'accumulation de brevets douteux à des fins anti-concurrentielles. Cela signifie que ces transactions seront soumises à la férule des autorités de régulation, et que cette bulle éclatera.

Nous ne sommes pas naïfs : le monde des technologies est mouvant et changeant et nous travaillons dur à rester concentrés sur nos propres affaires et à concevoir de meilleurs produits. Dans ce cas, nous pensons cependant qu'il était important de s'exprimer publiquement et de s'assurer qu'il était clair que nous étions déterminés à protéger Android en tant que choix compétitif pour les consommateurs en jugulant les efforts de ceux qui essayent de lui faire obstacle.

Nous recherchons activement divers moyens d'y parvenir. Nous avons encouragé le ministère de la Justice à obliger le groupe que j'ai mentionné plus haut à licencier les brevets de Novell selon des conditions justes, et à déterminer si l'acquisition des brevets de Nortel par Microsoft et Apple a été faite à des fins anti-concurrentielles. Nous faisons aussi en sorte de réduire les menaces anti-concurrentielles pesant sur Android en renforçant notre propre portefeuille de brevets. À moins que nous ne réagissions, les consommateurs seront menacés par une augmentation potentielle du coût des appareils Android — et d'avoir moins de choix pour leur prochain téléphone.


Avant de revenir en détail sur certains aspects de cette missive, revenons sur les faits évoqués afin d'être sûrs que tout le monde parle de la même chose. Soyons très clairs : rien n'est faux dans la lettre de David Drummond. Mais rien n'est ce qu'il semble vraiment être.

La propriété industrielle de Google est faible : la firme de Mountain View possède à peine un millier de brevets. Apple possède au contraire plus de 10 000 brevets, Microsoft plus du double, IBM en dépose près de 6 000 par an : ces sociétés ont une histoire bien plus ancienne que Google et ont fondé leur succès sur la constance de leur département recherche et développement (lire : Apple : 563 brevets en 2010).

Brevet

Le premier brevet accordé aux États-Unis l'a été sous le régime du Patent Act de 1790 : le 31 juillet de la même année, George Washington accordait à Samuel Hopkins un brevet sur des techniques de production de la potasse. Ces brevets ont été conçus comme une forme d'encouragement de l'innovation privée à l'aube de l'ère industrielle : elle est récompensée par une protection — une patente — assurant de pouvoir tirer les fruits de son travail et punissant la copie. Le système se veut juste : cette protection est assurée pour un temps limité, en l'échange de la divulgation de l'invention. Pendant la durée de validité du brevet, les concurrents peuvent trouver une autre réponse à la même question ou licencier le droit d'utiliser les technologies protégées. Afin d'assurer que le consommateur ne soit pas lésé, le brevet a une durée limitée : de nouvelles connaissances viennent ainsi enrichir continuellement le domaine public.

Ce système a progressivement été détourné et est devenu une arme depuis les années 1980 et l'apparition des brevets logiciels : la frontière entre propriété industrielle et propriété intellectuelle devient plus subtile et ce sont alors des œuvres de l'esprit qui sont protégées par un système prévu pour des procédés physiques (lire : Brevets logiciels : origines d'une folie industrielle). Ce glissement de la signification du brevet, flagrant aux États-Unis, a modifié profondément la donne : une agence comme l'International Trade Commission (ITC), conçue comme une agence de régulation du commerce et de la concurrence, est devenue aujourd'hui une institution quasi-judiciaire chargée de réparer les erreurs de l'US Patents and Trademark Office et de statuer sur la validité des brevets et modèles.

De par la nature même de son cœur de métier, Google n'a pas besoin de brevets — mieux, elle est à l'opposé de ce système. Son grand succès est en effet un algorithme mathématique à la base de son moteur de recherche et de son système de publicité ciblée — un algorithme secret, alors que le brevet est la publication d'une invention. L'extension progressive de Google dans de multiples domaines, afin d'implanter son moteur et sa publicité sur un maximum d'écran, a confronté la société avec les travers du système américain de la propriété intellectuelle : concevoir un système d'exploitation, faire fabriquer un smartphone, c'est à un moment ou à un autre marcher sur les platebandes intellectuelles de quelqu'un d'autre.

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Cette lettre ne révèle donc pas tant les problèmes intrinsèques du système américain des brevets que les paradoxes de Google : dans ce monde des technologies qui vit une véritable guerre froide, n'est pas les États-Unis ou l'URSS qui veut. Google tient la position de la France : elle a une grande gueule mais n'a pas les moyens de ses ambitions, quelques bombes nucléaires mais rien comparé à l'arsenal d'en face et pas le manuel pour les utiliser.

On peut se lamenter des heures sur les défaillances de ce système, mais Google tient ici un double langage : elle a participé à toutes les enchères récentes de portefeuilles importants dans le domaine du mobile, et a doublé son propre portefeuille en achetant 1 000 brevets d'IBM (lire : Google fait l'acquisition de plus de 1 000 brevets IBM). Google affirmait à ce moment que « comme la plupart des sociétés informatiques, [elle] acquiert de temps à autre des brevets en rapport avec [ses] activités » — des brevets pourtant jugés « douteux » par Drummond.

La théorie du complot ?
Doit-on dès lors souscrire à la théorie du complot que dessine David Drummond ? Google a bien perdu deux enchères face à des consortiums composés notamment de Microsoft et d'Apple. Les deux ennemis d'hier sont-ils aujourd'hui partenaires de circonstance ? Pas sûr.

Dans l'acquisition des brevets de Novell, la chose est simple : Google a joué, et a perdu. Microsoft, Apple, Oracle et EMC, quatre des sociétés les plus rentables du moment, se sont constitué en joint-venture pour acquérir 882 brevets de Novell pour 450 millions de dollars. Le but de la constitution de cette société commune, CPTN Holdings, a été si rapide qu'il a provoqué les foudres du monde du libre (Novell est propriétaire de SUSE) et inquiété les autorités allemandes de la concurrence, forçant Microsoft, Apple, Oracle et EMC à revoir leur copie (lire le déroulement de l'affaire Novell sur MacGeneration).

De complot il n'y eut pourtant pas. Brad Smith, directeur du département juridique de Microsoft, a répondu à la lettre de David Drummond d'un simple tweet, égratignant au passage sa version.

Google dit que nous [NdT : Microsoft] avons acheté les brevets de Novell pour les empêcher de mettre la main dessus. Franchement ? Nous leur avons demandé d'enchérir avec nous. Ils ont répondu non.


Franck Shaw, directeur de la communication de la firme de Redmond, en remet une couche :

Un conseil d'ami pour David Drummond — la prochaine fois, discutez avec Kent Walker avant d'écrire un billet de blog :)


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Attaché à son message, une capture d'écran d'un courriel du dit Kent Walker, general counsel (une sorte d'avocat en chef) de Google, déclinant une offre de Microsoft proposant à Google de la rejoindre pour emporter les brevets de Novell. En quelques centaines de caractères, Microsoft met à mal l'échafaudage construit par David Drummond.

Le cas de l'acquisition du portefeuille de brevets de Nortel est semblable : il s'agissait là d'un bloc de plus de 6 000 brevets extrêmement précieux sur les technologies 3G et 4G LTE. Drummond parle d'une « estimation d'un milliard de dollars » : c'est en fait l'enchère de départ proposée par Google, 900 millions de dollars. Car c'est bien Google qui a lancé la furia, avec un discours qui ne nommait pas les concurrents comme celui de Drummond, mais n'en était pas moins un exercice de haute voltige : « le monde des hautes technologies a connu récemment une explosion des attaques pour violation de brevets, souvent avec des brevets logiciels de seconde zone […] certaines de ces poursuites ont été engagées par des gens ou des sociétés n'ayant jamais rien créé [NdT : Google s'en prend là aux patent-trolls] ; d'autres sont motivés par un désir de bloquer des produits concurrents ou de profiter du succès d'une nouvelle technologie rivale [NdT : Google fait ici certainement allusion à ses déboires face à Oracle et à ceux de ses partenaires face à Microsoft ou Apple autour d'Android] ».

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On ne peut pas le dire autrement : dans le dossier Nortel, Google a… oui, joué, et perdu. Les enchères ont commencé avec cinq acquéreurs potentiels : Google, Intel et Apple d'une part et deux consortiums. Le premier, Rockstar Bidco, réunissait Microsoft, Sony, RIM, Ericsson et EMC, de vieux amis. Le deuxième était composé notamment de l'équipementier Huawei et d'une société proche du patent-troll, RPX — il a vite abandonné. Les enchères ont commencé très fort et ont augmenté tout aussi rapidement, Google montrant son anticonformisme en misant des sommes correspondant à des constantes mathématiques.

Google a posé 4 milliards de dollars sur la table, le montant maximal qu'elle s'était fixé (bien au-delà de l'« estimation initiale »). Rockstar Bidco a alors coincé — Microsoft a beaucoup dépensé ces derniers temps : Mountain View pouvait gagner. Apple, seule société à n'avoir jamais quitté la table, n'a pas rejoint Rockstar Bidco, mais a proposé de couvrir financièrement le consortium : pour 500 millions de dollars de plus, elle l'a emporté. Un véritable coup de poker : Google est reparti Gros-Jean comme devant, Apple s'est adjugé 75 % des brevets pour 2,8 milliards de dollars, laissant Rockstar se partager le reste, selon les préférences de chacun (lire le déroulement de l'affaire Nortel sur MacGeneration). Kent Walker se déclarait « déçu » à l'issue de cet échec — un aveu.

Mais que diable allait faire Google dans cette galère ?
Google n'était donc pas venu pour participer, elle était venue pour gagner, et gagner seule. Pouvait-elle s'adjuger les brevets de Nortel ? Face à Rockstar, certainement, le déroulement exact des enchères le montre. Face à Apple, visiblement pas : la firme de Cupertino a les poches profondes (76 milliards de dollars), est aussi opiniâtre que son patron, et est parfaitement consciente de l'importance de ces brevets.

Google voulait-elle vraiment s'adjuger les brevets de Nortel ? La question est là plus délicate, et met à nouveau la société face à ses contradictions — des contradictions visibles dans la lettre de Drummond. Le vice-président de Google explique en effet que la firme de Mountain View n'a d'autre choix que de préparer la guerre pour mieux s'assurer la paix : elle va donc acheter des brevets. Mais pas à n'importe quel prix : « l'enchère gagnante de 4,5 milliards de dollars pour le portefeuille de brevets de Nortel était près de cinq fois supérieure à l'estimation d'un milliard de dollars ».

La lettre de Drummond s'apparente donc à un écran de fumée, un magnifique exemple de double langage porté à son paroxysme : cette lettre n'est rien d'autre que l'expression publique d'une frustration — ou plutôt d'un ensemble de frustrations. Le premier axe est compréhensible et incontestable : le système américain des brevets est cassé. Mais loin d'apporter des solutions, Google est une partie intégrante du problème : la deuxième frustration vient du fait qu'elle n'arrive pas à jouer avec les règles actuelles.

John Gruber de Daring Fireball est le plus virulent dans cette logique du « mauvais joueur » :


C'est donc OK pour Google d'enchérir à plus de 3,14 milliards de dollars, mais quand Apple et Microsoft enchérissent 4,5 milliards, c'est "largement [plus que] leur valeur réelle". Et si ces brevets sont "bidon", pourquoi diable Google était-elle prête à payer quoique ce soit pour les acquérir […] ?
[…]
Les arguments de Google ne sont pas dirigés à l'encontre d'une poignée de brevets logiciels qui n'auraient jamais dû être accordés. Ses arguments ne sont pas dirigés à l'encontre de patent-trolls comme [Nathan] Myrhvold et ses sociétés-écrans comme Lodsys — des sociétés qui ne conçoivent aucun produit, mais des brevets pour des idées de produits. Ils finissent par tourner leurs arguments contre le système des brevets lui-même, tout simplement parce qu'Android viole une poignée de brevets appartenant à des concurrents de Google. Ce ne sont pas les brevets qui attaquent Android. Ce sont des sociétés concurrentes dont Google viole les brevets — et dont Android sape le travail — qui attaquent Android.

Les défenseurs de Google prétendent que Google ne veut utiliser ces brevets que de manière défensive. Mais contre quoi Google doit-elle se défendre, si ce n'est les brevets qu'Android lui-même viole ?

En quoi la controverse créée par Google est-elle différente de simplement demander à Apple, Microsoft, Oracle et les autres de simplement se reposer et laisser Google faire ce qu'elle veut avec Android, peu importe les brevets que chacun détient ? Et n'oublions pas, préserver la gratuité d'Android.


Ces questions, bien que formulées agressivement, sont pertinentes : Google se rend en fait coupable de ce qu'elle dénonce, et fait porter la responsabilité sur les autres. Google n'a par exemple toujours pas répondu dans le cadre de l'affaire Lodsys, alors qu'elle menace ce qui fait la force d'un écosystème, les développeurs. Pourtant, en faisant monter les enchères Nortel à un niveau jamais encore atteint, Google a favorisé le développement d'une bulle et éliminé les patent-trolls du jeu : RPX s'est retiré au premier tour du jeu.

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Google est donc en quelque sorte la solution au problème, comme la course à l'armement avait finalement provoqué la fin de la guerre froide… de guerre lasse. En faisant monter les enchères toujours plus haut, ce petit jeu réglerait la question des patent-trolls, et donc la nécessité d'entasser les brevets comme des armes de dissuasion. Las, cette course favorise les plus gros patent-trolls : Intellectual Ventures, 35 000 brevets, a relancé l'intérêt des investisseurs après l'acquisitions des brevets de Nortel — sa valeur a considérablement augmenté. On parle même déjà d'enchères à plus de 5 milliards de dollars pour les 8 000 brevets d'InterDigital !

Non contente de ne pas pousser la logique jusqu'au bout dans cette lettre, Google dénonce en fait des pratiques auxquelles elles contribue largement. Ne reste alors plus, puisqu'elle n'apporte aucune réponse sur le fond, que la forme, destiné à rassurer la galerie. Google est en effet démunie face aux attaques de Microsoft ou Apple contre Motorola, Samsung ou HTC : elle ne peut venir en aide à ces sociétés qui sont paradoxalement mieux armées qu'elle. Le risque est finalement bien simple : que de guerre lasse, ces fabricants abandonnent Android — trop de risques, trop cher. « Préserver la gratuité d'Android », là est l'enjeu, peu importe les moyens (faire s'effondrer le système sous son propre poids ou participer à fond). Il s'agit de permettre au seul produit réellement important de Google, le couple moteur de recherche / publicité ciblée, de continuer à s'afficher sur un écran contrôlé, le meilleur écran pour alimenter l'algorithme en données en temps réel (affichages, localisation, habitudes, etc.).

Un algorithme qui génère des milliards. Et n'est pas breveté.

[MàJ] David Drummond a répondu aux propos de Microsoft dans une mise à jour de sa lettre. Lire : « Tous contre Android » : Google revient à la charge… Microsoft aussi.

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