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Brevets logiciels : origines d'une folie industrielle

Arnaud de la Grandière

jeudi 28 juillet 2011 à 16:45 • 34

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La chronique judiciaire laisse une place de plus en plus importante aux procédures intentées sur la base de la violation d'un ou plusieurs brevets dits "logiciels". On voit d'un assez mauvais œil ces brevets en Europe, où l'on considère que par essence, une idée ne devrait pas être brevetable : les brevets doivent se limiter à la protection d'une invention, en décrivant un moyen et non une fin, libre à chacun d'arriver au même résultat pour peu qu'il n'utilise pas le procédé physique tel que décrit et protégé par le brevet.

Cette manière de concevoir l'innovation et la protection de la propriété intellectuelle nous a certes épargné nombre de procédures parfois surréalistes, et vu d'ici les États-Unis semblent empêtrés dans un imbroglio inextricable. Cependant, gardons-nous de jeter bébé avec l'eau du bain : ces problèmes ne viennent pas tant de la nature de ces brevets, qui ne manque pas d'intérêt, que du système de la propriété industrielle américain en tant que tel.


Commençons par nous pencher sur la notion même de brevet : un tel document acte d'un procédé innovant et le lie à son inventeur, permettant ainsi d'encourager l'innovation. En effet, en garantissant une période d'exclusivité pour son inventeur, en général 20 ans, le brevet stimule l'innovation et les investissements : si chaque entreprise pouvait bénéficier du fruit du travail d'un tiers sans investir un kopeck, nul ne se donnerait tant de peine et tous se contenteraient d'attendre patiemment qu'un tiers mette au point un nouveau procédé pour en tirer parti sans bourse délier. La protection du brevet est bien la raison qui pousse certaines entreprises à investir des millions dans la recherche et le développement, bénéficiant ainsi à leurs clients, tout en stimulant la concurrence. En contrepartie de cette exclusivité temporaire, le dépositaire divulgue son procédé au monde, de telle manière à ce qu'il puisse être reproduit.

Le brevet logiciel change la donne, en ce qu'il ne protège plus un procédé physique, mais ce qu'on qualifiera en Europe d'œuvre de l'esprit, typiquement protégée par le code de la propriété intellectuelle (les brevets, comme les marques déposées, relèvent de la propriété industrielle). Ainsi, seul l'exact code source d'un logiciel sera protégé en Europe, et non un algorithme, qui lui sera susceptible d'être protégé aux Etats-Unis. En réalité, il est possible de déposer un brevet logiciel en Europe, pour peu que le brevet recouvre une solution "non-évidente" à un problème technique, strictement. Les USA ont une définition plus large et plus vague de ces questions.

Tout vient d'un point de vue assez pragmatique : là où on crée de la valeur, on doit pouvoir prétendre en tirer les fruits. Incontestablement, la création d'un algorithme innovant crée une valeur, parfois incommensurable. De même, si un procédé physique peut être protégé, sa seule représentation virtuelle sur un écran devrait pouvoir bénéficier de la même protection : le concept est identique. La nature ayant horreur du vide, et la culture américaine valorisant traditionnellement la création de valeur économique, c'est donc tout naturellement que les brevets logiciels ont commencé à apparaître dans les années 1970, mais ce sont particulièrement des décisions de justice dans la seconde moitié des années 1990 qui ont infléchi la tendance. Avec eux, est né toute une économie, dont les résultats financiers bénéficient aux États. L'informatique prenant une place de plus en plus importante dans notre quotidien, et la convergence numérique achevant de placer les ordinateurs au cœur du traitement de l'information, ces brevets ont fini par prendre le devant de la scène.

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Mais partant de là, tout devient par essence brevetable, de la manière d'optimiser une chaîne de production, jusqu'aux échanges financiers à la bourse, en passant par l'ordre suivant lequel on distribuera le courrier : tout est algorithme. Et de fait, tout est breveté : dans certains domaines, il devient tout bonnement impossible de créer un logiciel qui n'exploite pas un procédé déjà breveté. Avec le temps sont apparus les patent trolls, des sociétés dont la seule vocation n'est que d'encaisser des royalties sur l'exploitation de brevets parfois farfelus, une méthode qui a toutes les apparences du racket. Bien loin de stimuler l'innovation, ceux-ci ne font en définitive que l'inhiber : de vertueux, le cercle est devenu vicieux.

Cependant, si on qualifiait de patent troll toute société qui ne vit que de l'exploitation de ses licences sans jamais rien produire elle-même, on en aurait une définition bien trop vaste. Nombre de sociétés utilisent ce modèle économique en pleine légitimité, de ARM jusqu'au MPEG-LA : ces sociétés investissent en recherche et développement pour mettre au point de nouveaux procédés qui ont une valeur indiscutable, pour au final en accorder le droit d'utilisation commerciale à des sociétés tierces qui elles les mettront en œuvre. La valorisation d'une propriété intellectuelle en tant que telle n'a jamais rien eu de répréhensible ou de contestable, nombre de créateurs n'ont pu vivre du fruit de leur travail que de cette manière depuis bien longtemps, avant même qu'il soit question de brevets logiciels. Et de fait, c'est bien la possibilité de déposer un brevet logiciel qui a pu stimuler l'existence de ces créations ex nihilo, bénéficiant à tous au final. Alors, où mettre la limite, et d'où vient le problème ? La chose se complique d'autant plus qu'un brevet aura pu naître d'une invention légitimement exploitée, avant de tomber dans l'escarcelle d'un patent troll suite à la vente des actifs de son propriétaire original une fois la faillite venue.

Par nature, le brevet logiciel n'est pas mauvais : au même titre que tout autre type de brevet, il est susceptible de stimuler l'innovation, et de protéger les investissement des industriels bien légitimement. Si les mêmes règles que le brevet "classique" lui étaient appliquées, à savoir le caractère innovant et la non-évidence, la donne serait beaucoup plus simple. Car c'est bien le système du dépôt de brevet lui-même qui pose problème : l'US Patents and Trademark Office (l'équivalent américain de notre INPI), ne vit que du dépôt de brevets et de marques. En 2010, l'USPTO a enregistré un nombre record de 219 614 brevets, en hausse de 30 % par rapport à l'année précédente. De fait, l'organisme accepte à peu près tout et n'importe quoi, en dépit de son obligation de rechercher une pré-existence du procédé breveté : aux juges d'en défaire l'écheveau si le brevet s'avère litigieux. S'il fallait une preuve de l'étendue du problème, environ 30 % des brevets enregistrés à l'USPTO sont des doublons, ne variant que sur des formulations, et parfois même utilisant des intitulés strictement identiques.

C'est bien ce zèle qui a fait boule de neige : les grosses entreprises comme Apple ou Microsoft ont dû à leur tour déposer nombre de brevets pour tout simplement se protéger de l'appétit des patent trolls. Fin 2000, la société BT Group a tâché de faire valoir son brevet sur les liens hypertexte, pourtant démontré publiquement pour la première fois en 1968 par Douglas Engelbart (lire Une vieille histoire de rongeur), auprès de diverses sociétés. Fort heureusement le groupe a perdu son procès, mais le coup de semonce fut assez préoccupant pour que Microsoft dépose un brevet sur le double-clic, qu'elle a obtenu en… 2004. Pour autant, la firme de Redmond n'a jamais tâché de faire pression sur ses concurrents avec ce brevet : sa seule vocation étant d'empêcher qu'on puisse l'attaquer. Et de fait, la détention de ces brevets sert d'arme de dissuasion : en cas de litige, il est facile de contre-attaquer lorsqu'on dispose de pareils brevets, et ainsi de tout solder à l'amiable. De fait, les gros poissons sont plus ou moins à l'abri d'une catastrophe, mais ce sont les petites structures qui sont les plus exposées, celles-là même qui sont le plus souvent source d'innovations parfois radicales.

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La société Lodsys a poussé cette logique du racket jusqu'à son extrême, en prenant pour victimes des sociétés trop petites pour espérer gagner un procès : les seuls frais de justice suffiraient à couler ces petites structures, quand bien même seraient-elles dans leur plein droit. Un bon accord valant mieux qu'un mauvais procès, le calcul est vite fait pour ces petites sociétés, qui n'ont en réalité que deux options devant elles : arrêter l'utilisation du brevet litigieux (et dans certains cas renoncer à leur modèle économique), ou verser 0,575 % de leurs bénéfices… Lodsys s'est malgré tout attaqué à de plus gros poissons comme Electronic Arts, qui n'hésiteront pas à tout faire pour annuler les brevets en question (dont certains arrivent à échéance en 2012 — c'est d'ailleurs bien ce qui a permis à Lodsys d'en faire l'acquisition à peu de frais). Mais rien ne dit que demain, un autre patent troll fera surface avec des exigences autrement plus difficiles à accepter, au delà même de la seule question de principe. Dans d'autres cas, certains patent troll vont jusqu'à menacer de procès sans même indiquer les brevets dont ils se prévalent ou les technologies litigieuses : les sociétés n'ont d'autre choix que de coopérer.

Cette folie du dépôt de brevet bénéficie à l'USPTO qui s'en montre d'autant plus volontiers flexible. C'est bien là que le ver est dans le fruit. Mais si cette indulgence est un moyen, c'est un autre aspect des institutions américaines qui en est la motivation. Contrairement au système judiciaire français qui ne vise qu'à la réparation d'un tort, le système judiciaire américain impose des dommages et intérêts punitifs : des sommes parfois faramineuses qui ont justifié non seulement la création de toute une économie judiciaire outre-Atlantique, mais également inspiré une culture particulièrement procédurière. Ainsi, on peut espérer décrocher le jackpot en intentant la bonne procédure à l'encontre de la bonne victime (il s'en suit des manuels d'utilisation dont les recommandations dépassent l'absurde). Cet aspect va bien au delà de la seule question des brevets logiciels, mais n'en est pas moins un aspect prépondérant : c'est un levier puissant pour les détenteurs de brevets, qui intimide d'autant plus facilement les contrefacteurs. Ces deux éléments cumulés sont les ingrédients explosifs qui ont créé la situation parfois ubuesque à laquelle on assiste aux États-Unis. De 2004 à 2009, les procédures pour violation de brevet ont bondi de 70 %, et les demandes spontanées de royalties de 650 %. De fait, nombre de ces brevets n'ont pas tant de valeur pour l'exclusivité des inventions qu'ils représentent, mais bien pour les retombées économiques qu'ils induisent auprès des cours de justice. Le record historique pour l'acquisition des 6 000 brevets de Nortel, obtenus pour la bagatelle de 4,5 milliards de dollars (soit cinq fois la mise à prix, et le double des estimations) en est une preuve. Il semble fort peu probable que l'exploitation commerciale de ces brevet dans de quelconques produits soit susceptible de rapporter autant à leurs acheteurs. En revanche, ils représentent une arme de destruction massive en justice.

Dans une enquête remarquable qui a duré plusieurs mois, NPR a ainsi dressé le portrait de toute cette économie malsaine. Intellectual Ventures est une société qui possède 35 000 brevets. Elle se défend d'être un patent troll, en soulignant que son objectif est au contraire de stimuler l'innovation en offrant aux inventeurs un moyen d'être rétribué sur leurs créations. Mieux encore, Intellectual Ventures propose ses services aux petites structures, leur permettant d'exploiter son énorme catalogue de brevet pour contre-attaquer en cas de litige, comme les plus grosses sociétés peuvent se le permettre. Mais à ce petit jeu, on peut facilement reconnaître les méthodes de "protection" que la mafia propose aux estaminets de quartier… De fait, l'enquête a dévoilé qu'Intellectual Ventures ne rechignait pas à passer par des sociétés écran, ou à signer des accords croisés avec des sociétés domiciliées dans des boîtes aux lettes, comme par exemple Oasis Research, sise au 104 East Houston Street, Suite 190, dans la petite ville de Marshall au Texas (incidemment l'épicentre judiciaire de nombre de procédures pour violation de brevets, la riante cité n'étant pas encombrée par les querelles judiciaires d'autre ordre, et le Texas étant également très favorable aux plaignants dans ce type de procédures). Précisément, c'est la même adresse, jusqu'au bureau lui-même, que Lodsys… Et en se rendant sur place, les journalistes ont pu s'apercevoir que les bureaux étaient vacants, situés dans un couloir bondé de sociétés du même type. La boucle est bouclée, et le système s'entretient lui-même. Pour lancer son activité, Intellectual Ventures a bénéficié de 5 milliards de dollars d'investissements en capital-risque, afin d'obtenir les quelques 35 000 brevets de son portefeuille. Elle a déjà obtenu 2 milliards de dollars grâce à des accords de licence. Cependant, pour être à la hauteur des attentes de ses investisseurs, elle doit gagner 35 milliards de dollars dans les 10 ans à venir. Les procédures vont donc se multiplier.

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C'est bien là l'argument massue à l'encontre des brevets logiciels : à l'inverse d'un procédé mécanique qui suit une nomenclature stricte et peut prendre des années à mettre au point, les nouvelles idées peuvent venir sans le moindre investissement, et seule leur formulation pourra les différencier d'une autre. Un jeu de langage qui rend d'autant plus ardue la tâche de leur identification par les organismes de dépôt. « En moyenne, un examinateur de brevet met 15 à 20 heures par brevet pour voir s'il est valide. Cela peut prendre des années pour faire machine arrière et corriger des erreurs », déclare Kent Walker, vice-président de Google, dans une interview accordée à TechCrunch. Le prix de ces erreurs n'est peut-être pas à la hauteur des apports des brevets logiciels, sans compter qu'il n'existe pas de moyen simple de vérifier la pré-existence d'une technologie dans le corpus de logiciels existants : l'USPTO se contente de faire un appel à contestation lors d'un dépôt de brevet.

De son côté, le professeur Randall Davis du MIT (lire MIT : à la croisée de l'intelligence artificielle et des nouvelles interfaces) est intervenu en tant qu'expert judiciaire sur la question des brevets logiciels. Lors de notre entretien, nous avons pu l'interroger sur ces questions. Pour lui, c'est un processus humain, et donc par essence faillible : il y a de toute évidence de nombreux problèmes. Cependant, il considère que l'établissement de règles claires et cohérentes pourrait grandement améliorer la situation, comme par exemple une nomenclature rigoureuse. Quant aux patent trolls, ils ne constituent pour lui qu'un problème d'ordre économique, et non d'innovation : les inventeurs inventent, quoi qu'il arrive, au marché et à la justice de s'en débrouiller.

De fait, il est particulièrement difficile dans certains cas de trancher dans le vif, entre ce qui est innovant et ce qui ne l'est pas : nombre de brevets sont des améliorations de procédés existants, et à ce titre dépendent d'un autre brevet. En somme, seul un juge peut réellement faire autorité dans bien des cas, et les organismes ont d'autant moins de facilité à faire le tri qu'ils croulent littéralement sous le poids des demandes de dépôt. En somme, c'est la jurisprudence qui vient à corriger le tir pour déterminer ce qui est brevetable ou non, achevant de faire du système américain un exemple de pragmatisme de bout en bout, avec comme victime collatérale les principes moraux comme souvent dans pareil cas.

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