La longue liste à puces d'Apple

Anthony Nelzin-Santos |

Kalamata, charmante ville du Péloponnèse, réputée pour ses olives et ses figues. Kalamata, épicentre du tremblement de terre du 13 septembre 1986, magnitude 6,2 sur l’échelle de Richter. Kalamata, ambitieux projet d’Apple, qui vise à abandonner l’architecture x86 des processeurs Intel. C’est bien un séisme qui attend le Mac : dès 2020, assure Bloomberg, certaines machines portables utiliseront des processeurs frappés d’une pomme. Apple fêtera alors le dixième anniversaire de la présentation de l’iPad et du processeur A4, premier d’une longue série qui a placé la firme de Cupertino au rang des tout meilleurs concepteurs de semi-conducteurs.

Steve Jobs dévoile l’iPad, et son processeur Apple A4, en 2010.

« L’iPad est motorisé par notre propre processeur » : trente secondes plus tard, Steve Jobs passait à un autre sujet, comme si le premier processeur frappé d’une pomme n’était qu’un détail. Le fondateur d’Apple ne voulait sans doute pas passer — horreur suprême — pour un vulgaire concepteur de semi-conducteurs. Il ne fait pourtant aucun doute qu’il avait su reconnaître l’importance de la maîtrise du développement des composants pour gagner la course au mobile, comme il avait été capable de reconnaître l’importance du rapport puissance/consommation pour le futur des ordinateurs portables, et d’abandonner les processeurs PowerPC d’IBM au profit des puces d’Intel.

Apple avait acheté PA Semi, une start-up entièrement dévolue à l’amélioration du rapport puissance/consommation, dès 2008. Ses équipes ont planché pendant deux ans sur la conception de l’A4, avec l’aide d’Intrinsity, spécialiste de l’implémentation des architectures ARM qui a fini par intégrer Apple en 20101. C’est aussi à cette époque que Johny Srouji a rejoint Cupertino : il dirige aujourd’hui l’ingénierie matérielle de la société, dont ses équipes israéliennes, qui comptent parmi les meilleurs spécialistes des semi-conducteurs dans le monde. Des talents qui s’accumulent à mesure qu’Apple multiplie les acquisitions dans le domaine : Anobit, Passif Semiconductor, PrimeSense, LegbaCore

Des acquisitions ciblées, qui ont permis d’améliorer les processeurs maison, mais surtout de concevoir d’autres types de puces. Coprocesseurs, encodeurs vidéo, contrôleurs, systèmes de gestion de l’énergie, puces réseau, cartes graphiques, bientôt un modem… Apple conçoit et contrôle un nombre croissant de composants. Il ne s’agit pas seulement de garder la main sur des puces de plus en plus perfectionnées et de plus en plus importantes, même si c’est un argument de poids, d’un point de vue concurrentiel comme d’un point de vue sécuritaire. Il s’agit plutôt de reprendre la main : Apple n’est plus soumise aux desiderata de ses fournisseurs, ni victime de leurs échecs.

Les puces d’Apple depuis 2010. Certaines sont identifiées par une lettre : A pour les SoC des appareils iOS, M pour le coprocesseur de mouvement, S pour le SIP de l’Apple Watch, H pour (la première génération de) l’ISP de l’iPhone, T pour le contrôleur des Mac, W pour le sans-fil. D’autres ne le sont pas, mais ne sont pas moins importantes, comme la puce graphique (GPU) et le Neural Engine (NE) intégrées à l’A11, le contrôleur du stockage (NAND), ou encore le contrôleur énergétique (PWR). Cette infographie permet de saisir comme cette activité s’est étendue et densifiée avec le temps.

Ses puces sont devenues des vecteurs de différenciation, au même titre que ses codes esthétiques, ses logiciels, et ses services. L’écosystème Wear OS est exsangue ? Qualcomm est incapable de fournir une puce qui assure plus d’une journée d’autonomie dans de bonnes conditions. Apple, elle, a revu et re-revu le moteur de l’Apple Watch. Plus qu’un simple processeur, c’est un « système dans un boîtier », une carte-mère miniaturisée et noyée dans la résine pour former une grosse puce. Une puce qui intègre aujourd’hui un GPS et un modem cellulaire, des années avant les rêves les plus fous des analystes les plus optimistes.

L’existence même des AirPods dépend de la conception de la puce W1, qui facilite considérablement l’usage du Bluetooth, en plus d’améliorer sensiblement son efficacité énergétique. La qualité des photos de l’iPhone dépend de moins en moins du capteur lui-même, fourni par Sony à de nombreux fabricants, mais de plus en plus du processeur de traitement de l’image, conçu par Apple depuis l’iPhone 5, et désormais d’« accélérateurs de traitement d’intelligence artificielle », comme le Neural Engine de l’A11 Bionic. Apple rivalise avec Intel, Qualcomm, Samsung, MediaTek, ou encore Imagination, parce qu’elle pense pouvoir concevoir de meilleurs produits en concevant ses propres puces selon ses propres objectifs.

Ce faisant, elle précède et accompagne un grand mouvement de redécentralisation, qui décharge le processeur central de nombreuses tâches, au profit de puces hautement spécialisées. Les vieux de la vieille se souviennent des coprocesseurs de calcul en virgule flottante et autres accélérateurs, que le processeur central a progressivement absorbé. Les processeurs modernes seraient suffisamment puissants pour réaliser toutes sortes de calculs, mais l’efficacité vaut mieux que la puissance ; les algorithmes modernes peuvent réaliser des tâches extraordinairement pointues, mais les branches logicielles sont moins rapides que les gravures dans le silicium.

La conception des appareils mobiles a largement motivé l’effort d’Apple : aujourd’hui, aucun autre appareil que l’iPhone ne possède autant de puces conçues par la firme de Cupertino, qui lui confèrent un avantage décisif sur la concurrence. Ces développements essaiment progressivement sur le reste de la gamme : le HomePod serait infiniment moins perfectionné sans son processeur A8, qui lui offre la puissance nécessaire au traitement en temps réel du signal audio. Comparativement à l’iPhone et l’iPad, le Mac a encore peu bénéficié des puces d’Apple, mais les derniers MacBook Pro et maintenant l’iMac Pro montrent la voie.

On l’oublie souvent : Apple a participé à la fondation d’ARM, avec Acorn et VLSI, à l’époque pour les besoins de son PDA. Chaque acquisition a été l’occasion de rappeler à quel point la firme de Cupertino a influencé l’industrie des semi-conducteurs : le fondateur de PA Semi a travaillé sur les processeurs StrongARM (utilisé dans le MessagePad 2000) et PWRficient (compatibles avec l’architecture Power conçue par IBM et Apple avec Motorola), Intrinsity a été conçue sur les ruines d’Exponential (qui avait travaillé sur un « plan de secours » pour Apple, déjà à l’époque, au cas où Motorola et IBM n’arriveraient pas à concevoir une puce PowerPC plus rapide). La conception de l’Apple A4 était, en quelque sorte, un retour aux sources.

La présence des processeurs ARM est aussi évidente dans les appareils mobiles qu’elle est curieuse dans les appareils fixes. Et pourtant, elle est bien réelle, ne serait-ce que sous la forme de contrôleurs et d’autres petites puces. Mais Apple a des plans autrement plus ambitieux : ce n’est pas que la puce T2 de l’iMac Pro annonce un changement majeur dans l’architecture des Mac, c’est qu’elle en constitue d’ores et déjà un. Le processeur Intel est pratiquement relégué au rang de coprocesseur de calcul, la machine démarre sur le processeur ARM, qui contrôle les composants et assure la sécurité du matériel.

L’hypothèse d’un abandon des processeurs x86 n’a jamais été moins farfelue, même s’il reste d’énormes obstacles. Apple va-t-elle porter macOS sur l’architecture ARM, adapter iOS aux ordinateurs de bureau, ou bien repartir de CoreOS pour introduire un nouveau système, voie que les rumeurs autour du projet Marzipan semblent esquisser ? Quid de la compatibilité avec Windows ? Au-delà des machines portables, Apple aura-t-elle le culot de réinventer une machine comme le Mac mini, qui pourrait se transformer en « Compute Stick » avec un processeur ARM, voire le Mac Pro, qui pourrait posséder des dizaines de cœurs ARM ?

Ce futur promettant d’être bientôt présent, de nouvelles questions se posent, comme celle des capteurs et de la capacité des appareils électroniques à « sentir » leur environnement. Apple a déjà largement défriché le terrain avec Touch ID et Face ID, mais surtout avec 3D Touch et le Taptic Engine. Ira-t-elle jusqu’à concevoir ses propres puces NFC, ses propres capteurs photo, voire des matériels spécifiques pour l’automobile autonome ou la réalité augmentée ? Pour le savoir, il faudra sans doute observer la teneur de ses prochaines acquisitions.


  1. Après avoir aidé… Samsung à concevoir ses propres puces mobiles.

Accédez aux commentaires de l'article