L’annonce de la prochaine intronisation de Jonathan Ive comme “Chief Design Officer” d’Apple a suscité maintes spéculations sur le sens exact et peut-être caché de cette promotion. Des sentiments nourris par la manière dont elle a été rendue publique. S’agit-il de la première étape avant un départ programmé à moyenne échéance ou la simple affirmation et clarification du rôle de l'homme et celui de ses plus proches collaborateurs chez Apple ?
Pas de rumeur, pas de communiqué de presse, pas de déclaration dans un grand site américain ou dans un quotidien économique. Le nouveau titre donné à Ive et, par ricochet, à deux de ses lieutenants, est apparu sur le site britannique du Telegraph.
Le messager, auteur de cet article qui n’aborde somme toute qu’assez brièvement ce sujet sans en réduire toutefois l’importance, était Stephen Fry. Personnalité touche à tout, écrivain, humoriste, technophile… et fan invétéré et revendiqué d’Apple. Une information comme passée à un ami sympa que l’on autorise à en faire état autour de lui.
Apple étant pointilleuse avec sa communication, le moment et la personne n’ont pas été choisis au hasard. L’information allait être reprise partout mais déchargée du caractère solennel que confère un communiqué de presse. La page de la direction d’Apple ne reflète pas encore ces promotions mais elles ne seront effectives qu’au 1er juillet.
Dans la foulée de la publication de l’article, Tim Cook envoyait un message à ses troupes pour féliciter le trio et réitérer que Jonathan Ive allait être plus que jamais partie prenante d’Apple.
Il y a deux manières d’interpréter cette actualité. Le scénario, disons pessimiste, est que la succession d’Ive est en route, qu’elle vient de franchir une nouvelle étape et qu’elle se dessine à un horizon relativement proche. L’opinion inverse est que Tim Cook ne fait que clarifier le rôle des uns et des autres. Qu’il donne les coudées franches à Jonathan Ive pour s’impliquer, non pas moins, mais plus encore dans tout ce qui a trait au design chez Apple.
Jonathan Ive va partir
Dans son mémo, Tim Cook explique que Jonathan Ive va déléguer à Richard Howarth et Alan Dye la gestion au jour le jour du design industriel et de l’interface utilisateur. Des rôles qui étaient déjà les leurs mais sans que leurs titres le reflètent.
Durant sa discussion avec Stephen Fry, Ive acquiesce à la suggestion qu’il a envie d’être « plus libre pour réfléchir » et laisser à ses subordonnés ce que l’on peut définir comme les tâches plus “ingrates” du suivi des opérations. Ive déclare aussi qu’il va « voyager plus ».
D’aucuns traduiront cette volonté de prendre de la hauteur comme le signe manifeste que Ive veut surtout prendre du recul, dénouer doucement ses liens avec Apple et s’en retourner au pays. Après tout, on lui a prêté en 2011 le désir de retourner vivre en Angleterre avec sa famille dans la maison qu’il y avait achetée.
Fort de son bilan il serait maintenant prêt à passer le relais. Mais confier son témoin à qui ? Il n’y a pas de réponse facile puisqu’aucune personne chez Apple ne s’est élevée dans son ombre comme ce fut le cas entre Steve Jobs et Tim Cook. Jonathan Ive a toujours eu cette élégance de parler de son travail comme du produit d’un effort collectif. Il y a un peu moins de 20 designers dans son cercle proche mais lorsqu’on parle du design d’Apple c’est toujours son nom et son visage qui sont utilisés.
La maladie de Steve Jobs a forcé Tim Cook à entrer sous les projecteurs, mais s’agissant d’Ive, que ce soit d’une manière organisée ou imposée, on n’a pas vu Apple orchestrer la relève. Son ami Marc Newson n’est arrivé que récemment à ses côtés et il garde un pied en dehors de Cupertino. Il a travaillé sur l’Apple Watch, il partage avec Ive son goût pour les voitures — un domaine sujet à rumeurs — mais les contours de son implication chez Apple sont très flous.
Rien à ce jour ne laisse à penser que Newson est venu pour endosser les habits du sucesseur. Ni qu’il est prêt à se mettre entièrement au service d’une seule entreprise — si portée soit-elle sur le design — et renoncer à sa liberté de courir de projets en projets chez des clients tous différents.
Jonathan Ive va rester
L’autre interprétation, celle à laquelle on souscrit davantage, c’est qu’Apple repositionne le rôle de son designer en chef et définit plus clairement et publiquement qui est en charge de quoi. On a vu apparaître le nom d’Alan Dye ces tout derniers mois lors de la communication autour de l’Apple Watch. Le temps de l’exposer plus avant avec Richard Howarth est arrivé.
Avec la commercialisation de l’Apple Watch une séquence importante de création d’un tout nouveau produit s’achève en attendant de voir dans quelle direction la Pomme va porter son regard pour ces prochaines années.
Ce titre de Chief of Designer est inédit chez Apple, on le croise dans quelques entreprises mais plus souvent dans les petites que dans les énormes. Il y a des exceptions comme Mauro Porcini chez Pepsi, Peter Schreyer chez Kia/Hyundai, Philips en a deux pour ses produits grand public d’un côté et santé de l’autre, Burberry en a nommé un récemment avec Luc Goidadin et l'on peut citer aussi Alastair Curtis pour Logitech.
Le design chez Apple est devenu une vaste affaire dont le périmètre déborde le simple cadre des produits. Il va de l’infiniment petit à l’immensément grand. Il ne s’applique plus seulement à ce qui sort des usines des sous-traitants mais aussi à ce qui constitue Apple, aux lieux dans lesquels évoluent les employés. À ce que ne verront même pas les clients. C’est une appréciation globale, de la forme d’un ordinateur à la conception de son emballage jusqu’aux tables sur lesquelles ils seront présentés dans les Apple Store en passant par les bureaux où tout cela a été imaginé.
Stephen Fry s’amusait de voir que même des tables de la terrasse où il discutait avec Tim Cook avaient été dessinées par Ive. Ce dernier a été à nouveau présenté dans cet article comme très impliqué dans l’élaboration de Campus 2. On n’en est même pas surpris. On ne saurait imaginer ces gens créer des produits empreints d’une attention extrême sans que leur futur lieu de travail n’ait été élaboré avec la même rigueur et la même passion.
Il y a quelques temps, John Gruber évoquait une refonte en cours dans l’aménagement des Apple Store, une opération conduite par Ive et Arhendts et dont on n’a pas encore vu le résultat. Ces efforts vont certainement impliquer une mobilité importante pour Ive, surtout alors qu’Apple veut accroître de façon significative sa présence en Chine.
Quant à l’idée qu’il désire voyager pour retourner dans son pays d’origine, il l’a balayée dans un portrait du New Yorker publié en février. Le journaliste écrivait…
Ive m’a dit qu’il n’a jamais prévu de déménager : lui et sa femme ont acheté la maison pour leurs vacances en famille, et il l’a vendue quand il a constaté qu’elle était sous-utilisée. Mais il a également lié la vente à ce qu’il a décrit comme une information inexacte du Times de Londres. Au début de 2011 il été affirmé que le conseil d’administration d’Apple avait contrarié son espoir d’un déménagement ; il ne voulait pas être dérangé par des commérages [en gardant cette maison, ndlr]
En lui attribuant ce nouveau titre — qui permettra peut-être de connaître enfin sa rémunération au travers des futures déclarations fiscales — Tim Cook réinstaure d’une certaine manière l’un des rôles qu’avait Steve Jobs. Celui de donner des objectifs, de confier leur réalisation à des hommes de confiance et de s’assurer que le cap est maintenu.
Tim Cook le fait dans le domaine qui est le sien à la tête d’Apple. Jonathan Ive semble parti pour le faire avec plus de liberté dans son domaine de prédilection. Ce que Cook résumait dans son mémo « En tant que Chief Design Officer, Jony restera responsable de l’ensemble de notre design, en se concentrant entièrement aux projets en cours, à de nouvelles idées et initiatives ». On peut essayer de lire des choses entre les lignes ou, plus prosaïquement, les comprendre telles qu’elles sont formulées.