Le Macintosh inspiré par la révolution du livre à la Renaissance, une interview de B. Rives
Bruno Rives nous a accordé une interview exclusive pour la sortie de son livre Aldo Manuzio, passions et secrets d'un Vénitien de génie, édité par Librii en édition papier et version électronique enrichie.
Le livre est une docu-fiction sur Aldo Manuzio, le grand imprimeur et éditeur de la Renaissance. C'est à lui que l'on doit l'invention du premier « livre de poche ». Il fut en Europe un des principaux contributeurs à l'essor du livre et à la diffusion du savoir.
Quel rapport avec la Pomme ? Eh bien, les inventeurs du Macintosh ne se cachent pas d'avoir été inspirés par l'illustre figure de la Renaissance italienne qu'est Manuzio. Bruno Rives, qui a travaillé chez Apple de 1981 à 1986 est bien placé pour le savoir.
C'est pourquoi il a fait d'Aldo Manuzzio le héros de son livre. Un héros de la race des Léonard de Vinci, érudit et doué en tout, sachant aussi bien faire progresser les techniques de l'imprimerie que contribuer aux contenus des livres par des préfaces savantes. Ce livre ne cesse de nous renvoyer en sourdine à la saga d'Apple, il donne des clés pour comprendre ce qu'est une révolution technologique qu'elle soit de 1501 ou de 1984.
Bruno Rives, nous allons parler avec vous de l'innovation au sens large, de votre passion pour Aldo Manuzio, de votre travail sur le papier électronique, en passant par votre expérience chez Apple. Pouvez-vous vous présenter ?
Je suis passionné par les formes inédites d’accès à la connaissance qu’offrent les nouvelles technologies. En relation avec les équipes de Cupertino, j'étais en charge du lancement du Macintosh en France, mais je me laissais aller à programmer un peu d’assembleur et de Pascal, ce qui me donna accès au cercle des concepteurs, designeurs et ingénieurs. Steve Jobs me parlait assez facilement, il m'expliquait sa vision de la technologie, mais aussi sa stratégie de marque et les bouleversements qu'une interface instinctive associée à une informatique personnelle allaient provoquer.
J'ai quitté Apple à l'arrivée du Macintosh II. Il ressemblait à un PC, et même si Apple revenait aux sources avec le SE/30, j’avais été trop impressionné par le Mac128k.
Par la suite, j'ai fondé des activités dans le domaine des technologies de l'information, j'ai travaillé aussi dans le secteur de la marque, en créant une filiale de BBDO, agence-conseil en communication, en 1987. J'ai fait un tour par l'Interactive Agency californienne d'Apple, de Nike et de Sony. La France n'avait pas encore pris la mesure de l'Internet : c'était là-bas que tout se passait.
Puis, j'ai créé Tebaldo en 2000, un observatoire des tendances et usages des nouvelles technologies, qui organise des événements autour du papier électronique, d’Apple, et de la robotique apprenante. J'ai cofondé Ganaxa, designer de plateformes e-paper, ainsi que Librii, une maison d’édition.
Concernant mon livre, c'est en recherchant l'origine du nom du logiciel de mise en page Aldus Pagemaker que j'ai rencontré Aldo Manuzio. Alan Kay, personnage clé à Xerox Park dans les années 70, grand visionnaire du livre électronique, en avait fait son héros. On le croisait à l'époque dans les locaux d'Apple, et c’est auprès de lui que Steve Jobs s'est nourri pour réaliser le Macintosh. J'ai commencé à écrire ce livre en constatant à quel point Aldo Manuzio était méconnu. Le parti-pris romanesque me semblait le plus approprié pour toucher le plus grand nombre. J'ai enquêté, consulté ses ouvrages, dont le mythique Hypnerotomachia dont je parle beaucoup dans mon livre. Un grand nombre de mes recherches a été rendu possible par l'Internet ; il m'aurait fallu plus d'une vie pour remonter la piste d'ouvrages anciens éparpillés aux quatre coins du monde.
L'histoire a davantage retenu la figure de Gutenberg que celle d'Aldo Manuzio. Pouvez-vous préciser les apports de chacun ?
L'imprimerie remonte à bien avant J.-C. mais c'est en Chine qu'un certain Pi-Cheng invente l’imprimerie à caractères mobiles au XIe siècle, qui se voit freinée dans son développement à cause de la quantité de sinogrammes à graver.
En Occident, Gutenberg et Aldo Manuzio sont impliqués dans des métiers très différents. Le premier est imprimeur, le second est un professeur de grec, frustré de voir ses élèves sans livres. Il va perfectionner les ingrédients de imprimerie naissante qui font toujours et encore le livre moderne.
Pour ses propres éditions, riches et commentées, il perfectionne les poinçons, l'encre et le papier, relève le défi des signes difficiles, voire impossibles à imprimer. Il invente des ponctuations, des techniques pour l'espacement proportionnel, le tout dans un format, in-octavo maniable et peu encombrant. Il publie non seulement les grands textes grecs, mais aussi l'italien courant qui n'avait jamais été imprimé.
Gutenberg a beaucoup expérimenté et connu de nombreux échecs jusqu'à revenir au point mort : la xylographie. Il a peut-être initié un grand mouvement en Europe, mais le mérite revient surtout au marchand vénitien Jacob di Salomone d'avoir rapporté de Chine, avant Marco Polo, la description des techniques chinoises.
Dans votre livre, vous montrez qu'inventer est une chose et que le lancement à grande échelle en est une autre. L'histoire informatique ne fourmille-t-elle pas d'exemples de ce type ?
Bien sûr. Prenez le cas de l'électronique : les premiers baladeurs numériques manquaient de fonctionnalités, leurs plateformes de production et de diffusion ne satisfaisaient ni les auteurs, ni les producteurs, et bien peu les consommateurs. Steve Jobs, en analysant tout cela, a compris qu’il fallait mettre au point tout un écosystème pour faire décoller le marché.
Il est cependant des cas où Apple est arrivé trop tôt, avec le Newton ou, par exemple, dans la photographie numérique. Qui se souvient que QuickTake a été le premier appareil photo numérique grand public ?
Même le Macintosh arrive un peu tôt en 1984 ! C'est maintenant que débute pour Apple la période faste car tous les ingrédients sont là : système moderne, marché, et besoin croissant des utilisateurs d'accéder à la connaissance et à l'information, quels que soient les circonstances ou les outils pour y accéder.
Aujourd’hui, on ne peut même plus supporter un temps de réveil et de connexion wifi de plus d'une seconde pour, par exemple, chercher une information dans Wikipedia. Parce qu'il a cette rapidité et qu'il est léger, un MacBook Air s’approche d'un « ouvrage » de référence : on le sort comme on sortait une encyclopédie papier.
Autre troublante similitude avec l'histoire de l'informatique : ceux qui ont copié Aldo Manuzio, même médiocrement, ne sont-ils pas ceux qui ont le mieux su vendre et répandre ses inventions ?
On pourrait, dans une certaine mesure, faire le parallèle avec Mac OS et Windows. À l’époque d’Aldo, les copieurs, pour ne pas se faire prendre, retiraient les préfaces des ouvrages, même lorsqu’elles constituaient l'élément essentiel de la publication. Ou bien ils copiaient mal les procédés de fabrication, ce qui rendait les ouvrages moins lisibles. Je crois que Windows est une erreur dans l'histoire de l'informatique, comme l'a été de la part des dirigeants d'Apple la décision de se passer de Steve Jobs en 1985.
Quand le Mac et sa gestion de la typographie sont arrivés, les métiers du livre ont profondément évolué, parfois violemment. Aldo Manuzio n'a-t-il pas vécu quelque chose de similaire ?
L’avènement de l'imprimerie a fait disparaître les copistes dont le métier était par ailleurs un supplice du fait de l'accroissement considérable des contenus à diffuser : maux de dos, problèmes de vue, cadences infernales… La migration n'a certainement pas été simple, mais elle a produit de belles avancées.
Notez qu'à la charnière du XIXe et du XXe siècle, l'imprimerie moderne (l'offset) a fait de même avec les imprimeurs typographes.
Et il y a 20 ans à peine, le Macintosh se substituait à la photocomposition, aux letrasets et j'en passe.
Qu'aurait pensé Aldo des grandes bibliothèques virtuelles ? Par exemple, d’iTunes qui renferme des millions de fichiers, ou encore des initiatives de Google ?
Cela lui aurait beaucoup plu dans son principe. Il aurait sans doute préféré que l'humanité prenne plus de recul quant au choix de ce qui est numérisé. Lui même ne cessait de se demander ce qu'il était bon de publier, faisant le ménage dans des milliers de sources, la plupart du temps fausses ou obsolètes, comparant inlassablement les textes pour ne prendre que les meilleurs… Et surtout, il accompagnait ses ouvrages de préfaces situant l'œuvre et ses éventuelles controverses : c’est rarement le cas sur l'Internet.
Tebaldo, l'observatoire sur les nouvelles technologies que vous avez fondé, se focalise sur l'émergence de l'encre électronique. Pouvez-vous nous parler de votre activité ? Apple a beau s'en défendre, ne soupçonnez-vous pas Steve Jobs de s'intéresser à ce secteur ?
Tebaldo surveille la plupart des technologies de rupture dans les domaines de la connaissance, de la communication et de l'organisation.
Nous travaillons donc sur la robotique apprenante et communicante, l'un des piliers des systèmes informatiques du futur, avec les nanotechnologies et les sciences cognitives. Elle va révolutionner la médecine et la conquête spatiale, mais aussi entrer dans notre quotidien. Une illustration amusante et d'actualité : le dernier caméscope de Sony, même en veille, prend une photo lorsque quelqu'un sourit devant l'objectif.
Depuis quelques années, nous organisons des séminaires et des expérimentations sur les applications de l'encre électronique, une technologie révolutionnaire, en gestation depuis une trentaine d'années dans des laboratoires comme ceux du M.I.T., d'Epson, ou encore de Xerox Park.
Des dispositifs de lecture et d'affichage commencent à apparaître. Ils offrent par opposition à l'écran un parfait confort de consultation et leur autonomie est incomparable.
Du point de vue des besoins d’Apple, l’encre électronique est encore trop limitée en termes de vitesse d'affichage, donc de vidéo, d'animation et surtout d'interface utilisateur. C'est encore aujourd'hui une technologie de niche.
Apple est clairement sur le marché de la lecture. Le récent App Store et ses applications de readers le démontrent, mais l'interactivité et les marchés de masse priment. Je ne pense pas que Steve Jobs aille sur les marchés plus traditionnels de remplacement du papier... pour le moment.
Une vidéo en anglais montrant un large panel de papiers électronique
À l'heure de la numérisation des savoirs se pose la question de la fiabilité de l'information. Le retour sur le passé que permet votre livre révèle des difficultés similaires pour Aldo Manuzio. Quel a été son comportement face à ce défi ?
Aldo a commencé par des grammaires et des dictionnaires, pour établir les références. À l'époque, des noms différents pouvaient désigner une même chose. Il a fait aussi table rase de l'essentiel de la période latine pour revenir aux sources grecques. Il a utilisé la préface, dans l’esprit de logique chère aux Grecs : étudier, comparer les textes, les discuter, avant de les éditer.
Quelles sont les similitudes et les différences entre le livre transportable de la Renaissance et l'interface graphique du Macintosh ou, celle en cours, de la numérisation des savoirs et des textes littéraires ?
Le livre moderne de la Renaissance était une révolution par son perfectionnement technique qui apportait confort et maniabilité, et ce faisant favorisait la diffusion de l'écrit et son évasion des espaces contrôlés par le pouvoir et l'Église.
Le Macintosh par l'usage des caractères noirs sur fond blanc, l'antialiasing (le lissage des caractères imposé par Alan Kay), son traitement des polices, l'apparition des documents dans des fenêtres, la priorité système au programme avec les fenêtres au premier plan, etc. s'est soucié de l'usage qu'en feraient les non spécialistes. En encourageant les développements logiciels créatifs (PageMaker, XPress, HyperCard...), il faisait passer l'informatique d'un outil de calcul et de traitement de texte à un outil de création et de connaissance.
L'avènement de l'Internet avec son accès libre aux banques de données mondiales est l'aboutissement de la démocratisation de toute cette évolution.
Dans votre livre, vous montrez à quel point Aldo Manuzio était sensible au détail : forme des lettres, qualité de l'encre, règles de mises en page... N'y a-t-il pas pour vous, qui l'avez vu de l'intérieur, quelque chose de similaire avec l'arrivée du Macintosh en 1984 ?
Les créateurs du Macintosh étaient considérés comme des artistes. On disait même que les Roms avaient été « gravées » de leur main. Savez-vous que les signatures des ingénieurs ont été très longtemps inscrites à l'intérieur du capot ? C'est unique dans l'histoire des ordinateurs.
Steve Jobs a imposé pour son produit un niveau de design et d'ergonomie sans précédent. Il a tenu à en maîtriser les divers composants et modèles pour créer un écosystème complet, tout comme Aldo Manuzio, qui adaptait encres, papiers, presses et diffusion au contenu édité. (Aldo avait même une librairie, ça ne vous rappelle rien ?)
Vous prêtez des intentions très humanistes à Aldo. Cet état d'esprit n'a-t-il pas soufflé chez Apple ? Et si oui, est-ce encore le cas aujourd'hui ?
Aldo Manuzio était un humaniste au sens philosophique du terme : il mettait l'homme au centre de ses réflexions. Pour Steve Jobs, l'individu doit se dépasser grâce à la machine, apprendre et communiquer mieux.
Prenons un détail comme l'iSight : sa qualité, l'ergonomie de ses logiciels en font, en définitive, un outil sans équivalent avec les webcams sur PC. On peut vraiment l'utiliser !
Ainsi, dans la mesure où les équipes d’Apple conçoivent des systèmes pour « the rest of us », oui, on peut dire qu'elles s’inscrivent dans une démarche humaniste. Je pourrais citer des personnes dont la vie personnelle ou professionnelle a été transformée par un Macintosh - au contraire de Windows qui en a frustré plus d'un. Le Macintosh renvoie toujours une image positive de l'utilisateur.
Dans votre livre, vous ne cessez de décrire un personnage plus humain que l'entreprise éditoriale quasi industrielle qu'il a bâtie. Avez-vous de telles anecdotes sur votre expérience à Cupertino ?
Aldo Manuzio a une réputation injuste d'homme sérieux, ne faisant que travailler. J'ai trouvé dans une chapelle de Carpi un portrait de lui qui le montre sous un autre jour : on l'imagine discutant de philosophie, d'amour courtois avec ses amies Isabelle d'Este et Lucrèce Borgia (que je réhabilite au passage), des féministes avant l’heure, passionnées d’art et de savoir. Il était entouré d’étudiants, d'artistes, d'écrivains et de femmes qu'il aimait, avec lesquels il a noué des complicités intellectuelles fortes. Et tous lui étaient fidèles car respectueux de son œuvre.
Ainsi en était-il de ceux qui ont fait le Macintosh. Ils n'étaient pas comme ces ingénieurs obnubilés par la technique pure. L'équipe rassemblée autour de Steve Jobs partageait avant tout la vision d'un système, accessible à tous, qui allait changer le monde.
Joanna Hoffman en était un peu l'égérie, c'était la seule femme. C'est elle qui ma fait entrer dans ce groupe très fermé. Un jour de 1982, elle m'a ouvert un rideau derrière lequel se trouvait une espèce d'E.T., avec à l'écran une Alice (l'héroïne de Lewis Carroll) tentant d'éviter des trappes sur un échiquier en trois dimensions. À une époque où les ordinateurs du commerce affichaient des points scintillants en blanc sur noir ou vert !
J'imagine les lecteurs des premiers livres d'Aldo Manuzio, lorsqu'ils ont découvert grâce à lui des trésors comme Les Métamorphoses d'Ovide… Je me souviens aussi de soirées inoubliables, de danses effrénées et j'en ai vu pleurer certains, lorsque Steve Jobs a quitté Apple.
Une communauté comme celle de MacGeneration illustre bien que l'individu est au centre des préoccupations de la marque. C'est ce qui s'est passé autour d'Aldo Manuzio et de ses innovations. Plus de 500 ans après, experts et fidèles s'en réclament.
Pour aller plus loin :
- Un fil a été ouvert sur les forums pour poursuivre la discussion avec l'auteur.
- Acheter Aldo Manuzio, passions et secrets d'un Vénitien de génie sur Amazon
- Le blog de Bruno Rives
- Le blog sur le papier électronique de Bruno Rives
- Le blog sur Aldo Manuzio
- Le site de l'éditeur Librii
- Tebaldo : observatoire stratégique des tendances et usages des nouvelles technologies
- Ganaxa designer de plate-forme ePaper
- Hypnerotomachia édité par Aldo Manuzio sur le site du MIT
Le livre est une docu-fiction sur Aldo Manuzio, le grand imprimeur et éditeur de la Renaissance. C'est à lui que l'on doit l'invention du premier « livre de poche ». Il fut en Europe un des principaux contributeurs à l'essor du livre et à la diffusion du savoir.
Quel rapport avec la Pomme ? Eh bien, les inventeurs du Macintosh ne se cachent pas d'avoir été inspirés par l'illustre figure de la Renaissance italienne qu'est Manuzio. Bruno Rives, qui a travaillé chez Apple de 1981 à 1986 est bien placé pour le savoir.
C'est pourquoi il a fait d'Aldo Manuzzio le héros de son livre. Un héros de la race des Léonard de Vinci, érudit et doué en tout, sachant aussi bien faire progresser les techniques de l'imprimerie que contribuer aux contenus des livres par des préfaces savantes. Ce livre ne cesse de nous renvoyer en sourdine à la saga d'Apple, il donne des clés pour comprendre ce qu'est une révolution technologique qu'elle soit de 1501 ou de 1984.
Bruno Rives, nous allons parler avec vous de l'innovation au sens large, de votre passion pour Aldo Manuzio, de votre travail sur le papier électronique, en passant par votre expérience chez Apple. Pouvez-vous vous présenter ?
Je suis passionné par les formes inédites d’accès à la connaissance qu’offrent les nouvelles technologies. En relation avec les équipes de Cupertino, j'étais en charge du lancement du Macintosh en France, mais je me laissais aller à programmer un peu d’assembleur et de Pascal, ce qui me donna accès au cercle des concepteurs, designeurs et ingénieurs. Steve Jobs me parlait assez facilement, il m'expliquait sa vision de la technologie, mais aussi sa stratégie de marque et les bouleversements qu'une interface instinctive associée à une informatique personnelle allaient provoquer.
J'ai quitté Apple à l'arrivée du Macintosh II. Il ressemblait à un PC, et même si Apple revenait aux sources avec le SE/30, j’avais été trop impressionné par le Mac128k.
Par la suite, j'ai fondé des activités dans le domaine des technologies de l'information, j'ai travaillé aussi dans le secteur de la marque, en créant une filiale de BBDO, agence-conseil en communication, en 1987. J'ai fait un tour par l'Interactive Agency californienne d'Apple, de Nike et de Sony. La France n'avait pas encore pris la mesure de l'Internet : c'était là-bas que tout se passait.
Puis, j'ai créé Tebaldo en 2000, un observatoire des tendances et usages des nouvelles technologies, qui organise des événements autour du papier électronique, d’Apple, et de la robotique apprenante. J'ai cofondé Ganaxa, designer de plateformes e-paper, ainsi que Librii, une maison d’édition.
Concernant mon livre, c'est en recherchant l'origine du nom du logiciel de mise en page Aldus Pagemaker que j'ai rencontré Aldo Manuzio. Alan Kay, personnage clé à Xerox Park dans les années 70, grand visionnaire du livre électronique, en avait fait son héros. On le croisait à l'époque dans les locaux d'Apple, et c’est auprès de lui que Steve Jobs s'est nourri pour réaliser le Macintosh. J'ai commencé à écrire ce livre en constatant à quel point Aldo Manuzio était méconnu. Le parti-pris romanesque me semblait le plus approprié pour toucher le plus grand nombre. J'ai enquêté, consulté ses ouvrages, dont le mythique Hypnerotomachia dont je parle beaucoup dans mon livre. Un grand nombre de mes recherches a été rendu possible par l'Internet ; il m'aurait fallu plus d'une vie pour remonter la piste d'ouvrages anciens éparpillés aux quatre coins du monde.
L'histoire a davantage retenu la figure de Gutenberg que celle d'Aldo Manuzio. Pouvez-vous préciser les apports de chacun ?
L'imprimerie remonte à bien avant J.-C. mais c'est en Chine qu'un certain Pi-Cheng invente l’imprimerie à caractères mobiles au XIe siècle, qui se voit freinée dans son développement à cause de la quantité de sinogrammes à graver.
En Occident, Gutenberg et Aldo Manuzio sont impliqués dans des métiers très différents. Le premier est imprimeur, le second est un professeur de grec, frustré de voir ses élèves sans livres. Il va perfectionner les ingrédients de imprimerie naissante qui font toujours et encore le livre moderne.
Pour ses propres éditions, riches et commentées, il perfectionne les poinçons, l'encre et le papier, relève le défi des signes difficiles, voire impossibles à imprimer. Il invente des ponctuations, des techniques pour l'espacement proportionnel, le tout dans un format, in-octavo maniable et peu encombrant. Il publie non seulement les grands textes grecs, mais aussi l'italien courant qui n'avait jamais été imprimé.
Gutenberg a beaucoup expérimenté et connu de nombreux échecs jusqu'à revenir au point mort : la xylographie. Il a peut-être initié un grand mouvement en Europe, mais le mérite revient surtout au marchand vénitien Jacob di Salomone d'avoir rapporté de Chine, avant Marco Polo, la description des techniques chinoises.
Dans votre livre, vous montrez qu'inventer est une chose et que le lancement à grande échelle en est une autre. L'histoire informatique ne fourmille-t-elle pas d'exemples de ce type ?
Bien sûr. Prenez le cas de l'électronique : les premiers baladeurs numériques manquaient de fonctionnalités, leurs plateformes de production et de diffusion ne satisfaisaient ni les auteurs, ni les producteurs, et bien peu les consommateurs. Steve Jobs, en analysant tout cela, a compris qu’il fallait mettre au point tout un écosystème pour faire décoller le marché.
Il est cependant des cas où Apple est arrivé trop tôt, avec le Newton ou, par exemple, dans la photographie numérique. Qui se souvient que QuickTake a été le premier appareil photo numérique grand public ?
Même le Macintosh arrive un peu tôt en 1984 ! C'est maintenant que débute pour Apple la période faste car tous les ingrédients sont là : système moderne, marché, et besoin croissant des utilisateurs d'accéder à la connaissance et à l'information, quels que soient les circonstances ou les outils pour y accéder.
Aujourd’hui, on ne peut même plus supporter un temps de réveil et de connexion wifi de plus d'une seconde pour, par exemple, chercher une information dans Wikipedia. Parce qu'il a cette rapidité et qu'il est léger, un MacBook Air s’approche d'un « ouvrage » de référence : on le sort comme on sortait une encyclopédie papier.
Autre troublante similitude avec l'histoire de l'informatique : ceux qui ont copié Aldo Manuzio, même médiocrement, ne sont-ils pas ceux qui ont le mieux su vendre et répandre ses inventions ?
On pourrait, dans une certaine mesure, faire le parallèle avec Mac OS et Windows. À l’époque d’Aldo, les copieurs, pour ne pas se faire prendre, retiraient les préfaces des ouvrages, même lorsqu’elles constituaient l'élément essentiel de la publication. Ou bien ils copiaient mal les procédés de fabrication, ce qui rendait les ouvrages moins lisibles. Je crois que Windows est une erreur dans l'histoire de l'informatique, comme l'a été de la part des dirigeants d'Apple la décision de se passer de Steve Jobs en 1985.
Quand le Mac et sa gestion de la typographie sont arrivés, les métiers du livre ont profondément évolué, parfois violemment. Aldo Manuzio n'a-t-il pas vécu quelque chose de similaire ?
L’avènement de l'imprimerie a fait disparaître les copistes dont le métier était par ailleurs un supplice du fait de l'accroissement considérable des contenus à diffuser : maux de dos, problèmes de vue, cadences infernales… La migration n'a certainement pas été simple, mais elle a produit de belles avancées.
Notez qu'à la charnière du XIXe et du XXe siècle, l'imprimerie moderne (l'offset) a fait de même avec les imprimeurs typographes.
Et il y a 20 ans à peine, le Macintosh se substituait à la photocomposition, aux letrasets et j'en passe.
Qu'aurait pensé Aldo des grandes bibliothèques virtuelles ? Par exemple, d’iTunes qui renferme des millions de fichiers, ou encore des initiatives de Google ?
Cela lui aurait beaucoup plu dans son principe. Il aurait sans doute préféré que l'humanité prenne plus de recul quant au choix de ce qui est numérisé. Lui même ne cessait de se demander ce qu'il était bon de publier, faisant le ménage dans des milliers de sources, la plupart du temps fausses ou obsolètes, comparant inlassablement les textes pour ne prendre que les meilleurs… Et surtout, il accompagnait ses ouvrages de préfaces situant l'œuvre et ses éventuelles controverses : c’est rarement le cas sur l'Internet.
Tebaldo, l'observatoire sur les nouvelles technologies que vous avez fondé, se focalise sur l'émergence de l'encre électronique. Pouvez-vous nous parler de votre activité ? Apple a beau s'en défendre, ne soupçonnez-vous pas Steve Jobs de s'intéresser à ce secteur ?
Tebaldo surveille la plupart des technologies de rupture dans les domaines de la connaissance, de la communication et de l'organisation.
Nous travaillons donc sur la robotique apprenante et communicante, l'un des piliers des systèmes informatiques du futur, avec les nanotechnologies et les sciences cognitives. Elle va révolutionner la médecine et la conquête spatiale, mais aussi entrer dans notre quotidien. Une illustration amusante et d'actualité : le dernier caméscope de Sony, même en veille, prend une photo lorsque quelqu'un sourit devant l'objectif.
Depuis quelques années, nous organisons des séminaires et des expérimentations sur les applications de l'encre électronique, une technologie révolutionnaire, en gestation depuis une trentaine d'années dans des laboratoires comme ceux du M.I.T., d'Epson, ou encore de Xerox Park.
Des dispositifs de lecture et d'affichage commencent à apparaître. Ils offrent par opposition à l'écran un parfait confort de consultation et leur autonomie est incomparable.
Du point de vue des besoins d’Apple, l’encre électronique est encore trop limitée en termes de vitesse d'affichage, donc de vidéo, d'animation et surtout d'interface utilisateur. C'est encore aujourd'hui une technologie de niche.
Apple est clairement sur le marché de la lecture. Le récent App Store et ses applications de readers le démontrent, mais l'interactivité et les marchés de masse priment. Je ne pense pas que Steve Jobs aille sur les marchés plus traditionnels de remplacement du papier... pour le moment.
À l'heure de la numérisation des savoirs se pose la question de la fiabilité de l'information. Le retour sur le passé que permet votre livre révèle des difficultés similaires pour Aldo Manuzio. Quel a été son comportement face à ce défi ?
Aldo a commencé par des grammaires et des dictionnaires, pour établir les références. À l'époque, des noms différents pouvaient désigner une même chose. Il a fait aussi table rase de l'essentiel de la période latine pour revenir aux sources grecques. Il a utilisé la préface, dans l’esprit de logique chère aux Grecs : étudier, comparer les textes, les discuter, avant de les éditer.
Quelles sont les similitudes et les différences entre le livre transportable de la Renaissance et l'interface graphique du Macintosh ou, celle en cours, de la numérisation des savoirs et des textes littéraires ?
Le livre moderne de la Renaissance était une révolution par son perfectionnement technique qui apportait confort et maniabilité, et ce faisant favorisait la diffusion de l'écrit et son évasion des espaces contrôlés par le pouvoir et l'Église.
Le Macintosh par l'usage des caractères noirs sur fond blanc, l'antialiasing (le lissage des caractères imposé par Alan Kay), son traitement des polices, l'apparition des documents dans des fenêtres, la priorité système au programme avec les fenêtres au premier plan, etc. s'est soucié de l'usage qu'en feraient les non spécialistes. En encourageant les développements logiciels créatifs (PageMaker, XPress, HyperCard...), il faisait passer l'informatique d'un outil de calcul et de traitement de texte à un outil de création et de connaissance.
L'avènement de l'Internet avec son accès libre aux banques de données mondiales est l'aboutissement de la démocratisation de toute cette évolution.
Dans votre livre, vous montrez à quel point Aldo Manuzio était sensible au détail : forme des lettres, qualité de l'encre, règles de mises en page... N'y a-t-il pas pour vous, qui l'avez vu de l'intérieur, quelque chose de similaire avec l'arrivée du Macintosh en 1984 ?
Les créateurs du Macintosh étaient considérés comme des artistes. On disait même que les Roms avaient été « gravées » de leur main. Savez-vous que les signatures des ingénieurs ont été très longtemps inscrites à l'intérieur du capot ? C'est unique dans l'histoire des ordinateurs.
Steve Jobs a imposé pour son produit un niveau de design et d'ergonomie sans précédent. Il a tenu à en maîtriser les divers composants et modèles pour créer un écosystème complet, tout comme Aldo Manuzio, qui adaptait encres, papiers, presses et diffusion au contenu édité. (Aldo avait même une librairie, ça ne vous rappelle rien ?)
Vous prêtez des intentions très humanistes à Aldo. Cet état d'esprit n'a-t-il pas soufflé chez Apple ? Et si oui, est-ce encore le cas aujourd'hui ?
Aldo Manuzio était un humaniste au sens philosophique du terme : il mettait l'homme au centre de ses réflexions. Pour Steve Jobs, l'individu doit se dépasser grâce à la machine, apprendre et communiquer mieux.
Prenons un détail comme l'iSight : sa qualité, l'ergonomie de ses logiciels en font, en définitive, un outil sans équivalent avec les webcams sur PC. On peut vraiment l'utiliser !
Ainsi, dans la mesure où les équipes d’Apple conçoivent des systèmes pour « the rest of us », oui, on peut dire qu'elles s’inscrivent dans une démarche humaniste. Je pourrais citer des personnes dont la vie personnelle ou professionnelle a été transformée par un Macintosh - au contraire de Windows qui en a frustré plus d'un. Le Macintosh renvoie toujours une image positive de l'utilisateur.
Dans votre livre, vous ne cessez de décrire un personnage plus humain que l'entreprise éditoriale quasi industrielle qu'il a bâtie. Avez-vous de telles anecdotes sur votre expérience à Cupertino ?
Aldo Manuzio a une réputation injuste d'homme sérieux, ne faisant que travailler. J'ai trouvé dans une chapelle de Carpi un portrait de lui qui le montre sous un autre jour : on l'imagine discutant de philosophie, d'amour courtois avec ses amies Isabelle d'Este et Lucrèce Borgia (que je réhabilite au passage), des féministes avant l’heure, passionnées d’art et de savoir. Il était entouré d’étudiants, d'artistes, d'écrivains et de femmes qu'il aimait, avec lesquels il a noué des complicités intellectuelles fortes. Et tous lui étaient fidèles car respectueux de son œuvre.
Ainsi en était-il de ceux qui ont fait le Macintosh. Ils n'étaient pas comme ces ingénieurs obnubilés par la technique pure. L'équipe rassemblée autour de Steve Jobs partageait avant tout la vision d'un système, accessible à tous, qui allait changer le monde.
Joanna Hoffman en était un peu l'égérie, c'était la seule femme. C'est elle qui ma fait entrer dans ce groupe très fermé. Un jour de 1982, elle m'a ouvert un rideau derrière lequel se trouvait une espèce d'E.T., avec à l'écran une Alice (l'héroïne de Lewis Carroll) tentant d'éviter des trappes sur un échiquier en trois dimensions. À une époque où les ordinateurs du commerce affichaient des points scintillants en blanc sur noir ou vert !
J'imagine les lecteurs des premiers livres d'Aldo Manuzio, lorsqu'ils ont découvert grâce à lui des trésors comme Les Métamorphoses d'Ovide… Je me souviens aussi de soirées inoubliables, de danses effrénées et j'en ai vu pleurer certains, lorsque Steve Jobs a quitté Apple.
Une communauté comme celle de MacGeneration illustre bien que l'individu est au centre des préoccupations de la marque. C'est ce qui s'est passé autour d'Aldo Manuzio et de ses innovations. Plus de 500 ans après, experts et fidèles s'en réclament.
Pour aller plus loin :
- Un fil a été ouvert sur les forums pour poursuivre la discussion avec l'auteur.
- Acheter Aldo Manuzio, passions et secrets d'un Vénitien de génie sur Amazon
- Le blog de Bruno Rives
- Le blog sur le papier électronique de Bruno Rives
- Le blog sur Aldo Manuzio
- Le site de l'éditeur Librii
- Tebaldo : observatoire stratégique des tendances et usages des nouvelles technologies
- Ganaxa designer de plate-forme ePaper
- Hypnerotomachia édité par Aldo Manuzio sur le site du MIT