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Reskinning et app flipping : la face cachée de l’App Store

Nicolas Furno

jeudi 06 février 2014 à 15:20 • 37

Logiciels

Soyons honnêtes, cet article explique comment gagner de l’argent le plus vite possible en utilisant des applications.

Certains développeurs prennent des mois à coder et peaufiner leurs applications, à faire des dizaines d’essais, à passer des semaines encore à tester avant de publier fièrement le fruit de leur travail sur l’App Store. Ce n’est pas le cas de Carter Thomas qui explique sur son site, sans honte, comment gagner de l’argent en suivant une méthode bien peu orthodoxe. Pourquoi perdre son temps à tout développer soi-même ? Comme des dizaines, voire centaines d’autres éditeurs sur l’App Store, il achète le code source d’un jeu bon marché pour le modifier et le proposer sur la boutique d’Apple.

Une méthode méconnue du grand public et pourtant répandue : nommée « app flipping » ou « reskinning », elle permet de s’enrichir rapidement grâce aux volumes de l’App Store. Ce n’est pas glorieux, mais si l’on croit ce témoignage, c’est très efficace pour devenir (très) riche. Plongée du côté obscur de l’App Store…

Concevoir l’application la moins chère possible

Pour gagner beaucoup d’argent et surtout en gagner vite, cette méthode nécessite de sortir une application la moins chère possible. Pour cela, Carter Thomas ne s’embarrasse pas à développer ses propres applications, cela prendrait trop de temps et coûterait trop cher. Il préfère acheter une application déjà existante et la sortir sous son nom.

Vous l’ignorez peut-être, mais les applications ne sont pas seulement proposées aux utilisateurs d’appareils iOS, elles sont également échangées entre développeurs. On évoque de temps en temps des acquisitions et des applications qui sont transférées d’un éditeur à l’autre : au début de l’année, Hog Bay Software a arrêté le développement de la majorité de son catalogue qui a été vendu ou qui est à vendre. Ce n’est pas ce type d’échanges qui intéresse tous ceux qui pratiquent l’app flipping, toutefois.

Sur Apptopia, on peut acheter des applications prêtes à l’emploi. Exemple avec ce jeu censé aider les personnes atteintes d’Alzheimer vendu 1000 $ et qui a été téléchargé environ 300 fois au cours des trois derniers mois.

Apptopia est un site qui rassemble les éditeurs acheteurs et vendeurs d’applications. Cette sorte d’App Store des développeurs permet de vendre ou d’acheter des applications iOS ou Android : pour un millier de dollars, on peut s’offrir un petit jeu et le vendre immédiatement sur l’App Store à son nom. On obtient alors les droits exclusifs sur l’application, mais aussi son code source et tous les éléments graphiques et autres composants associés.

À défaut d’acheter un jeu prêt à l’emploi, vous pouvez acquérir un kit prêt à personnaliser avant sa commercialisation. Cette opération, le reskinning, coûte beaucoup moins d’argent encore que l’achat d’une application toute prête et on trouve des codes sources pour à peu près tout et n’importe quoi. Sur son site, Carter Thomas en vend lui-même quelques-uns, comme ce clone de Jetpack Joyride vendu 250 $ seulement (environ 185 €). À ce prix, vous aurez le code source d’un jeu qui peut tourner sur iOS et Android, qui intègre directement tout ce qu’il faut pour afficher de la publicité et bien entendu des achats in-app.

Dans ce cas, vous achetez une licence du code source et vous devrez l’adapter pour créer votre propre jeu. Ce n’est pas une opération compliquée toutefois, puisque le code est souvent écrit pour être réutilisé avec n’importe quelle interface. Et si vous ne savez pas faire, ce n’est pas un problème non plus : ce studio de développement situé en Inde pourra vous faire des graphismes et les appliquer au code pour une petite somme. Quelques développeurs peu scrupuleux profitent même du code libre que l’on trouve parfois, surtout sur Mac, pour vendre leurs propres applications : on a ainsi croisé des clones du lecteur de flux RSS Vienna ou encore de l’outil d’optimisation d’images ImageOptim (lire : RSS Toaster : Vienna en beaucoup plus cher et Un clone d’ImageOptim sur le Mac App Store).

Si la réutilisation commerciale d’un code libre est souvent interdite, acheter une licence pour un code source vendu par son auteur est parfaitement autorisé et on n’a pas besoin d’être un bon développeur pour l’exploiter. Carter Thomas va même plus loin : pour profiter de sa méthode, il n’est même pas nécessaire d’être développeur. Il suffit d’acheter du code, de payer une agence de développement capable de mener l’opération de reskinning et vous pouvez créer votre propre jeu, sans connaissance et même en une poignée de minutes, si l’on en croit certaines publicités.

Publicité pour un kit clé en main qui fera de vous un "développeur". On peut lire : « Je n’ai jamais touché au code. Je n’ai jamais VU le code. Je n’ai jamais configuré un réseau publicitaire, modifié un identifiant ou touché à iTunes Connect. Et maintenant j’ai un jeu dans l’App Store qui génère beaucoup d’argent… pour 19 minutes de mon temps. »

En suivant cette méthode, on peut apparemment créer un jeu "nouveau" pour moins de 1000 $. Un tarif qui défie toute concurrence et qui permet de le rentabiliser au plus vite, car c’est la deuxième étape de cette méthode.

Maximiser ses revenus le plus vite possible

Une fois le jeu créé, Carter Thomas se donne 33 jours pour le rentabiliser et l’abandonner. Ce chiffre n’est pas gravé dans le marbre, mais de son propre aveu, les applications de piètre qualité qu’il conçoit en suivant sa méthode ne méritent pas plus d’attention dans le temps. L’objectif est de doubler la somme nécessaire à la création du titre dans cette période : si le travail de reskinning a coûté 1000 $, il espère ainsi gagner au moins 2000 $ pendant le premier mois d’exploitation.

Les jeux ont beau être mauvais, les volumes sur l’App Store sont tels que cet objectif est apparemment assez facile. Pour y parvenir, c’est évidemment le modèle du freemium qui est adopté : le jeu est gratuit, mais bourré au maximum d’achats in-app qui rapportent un peu et surtout de publicités qui constituent l’essentiel des revenus. Les conseils donnés par le développeur ont de quoi faire frémir tous les amateurs de jeux à l’ancienne : tout doit être fait pour que le "joueur" voit un maximum de publicités.

Carter Thomas recommande ainsi de placer non pas une, mais deux publicités dès le démarrage du jeu. Elles se superposent à chaque lancement, une stratégie très agressive qui rapporte. Mais ce n’est pas tout : des publicités sont placées sur tous les écrans, sur les menus qui apparaissent pendant la pause, sur l’écran de Game Over, etc. Et pour augmenter encore les revenus, on peut aussi ajouter quelques bannières permanentes, y compris pendant la partie.

L’expérience de l’utilisateur se résume à augmenter au maximum le nombre de fois où il voit une publicité. Dans cet univers, la qualité d’un gameplay n’a aucune importance, il n’en est d’ailleurs jamais question.

Là où cela devient encore plus pervers, c’est que le gameplay lui-même est imaginé pour maximiser les revenus publicitaires. Ainsi, un bandeau publicitaire apparaît pendant 40 à 60 secondes avant qu’un nouveau le remplace. Le développeur doit se débrouiller pour qu’une partie dure au moins ce temps-là et afficher deux bandeaux le temps d’une partie. Ou alors, il faut au contraire faire perdre le joueur souvent et lui afficher une publicité à chaque fois qu’il perd.

Et le petit truc qui rapporte énormément et que l’on a tous croisé dans des jeux, même sérieux, c’est de ne pas afficher le score final directement, mais de l’animer pour qu’il progresse à partir de zéro pendant quelques secondes. C’est autant de temps supplémentaire à regarder la publicité et d’après Carter Thomas, cela rapporte beaucoup.

En comparaison, les achats in-app devraient générer beaucoup moins de revenus, puisque le jeu est mauvais. Sans gêne, son conseil est toutefois de favoriser les achats les plus chers et de compter sur le pour cent d’utilisateurs vraiment motivés pour financer le jeu. En guise d’exemple, faire payer 30 $ pour un mode qui empêche de perdre est très rentable d’après lui.

Répéter l’opération le plus souvent possible

Ce n’est pas avec une application qui rapporte 1000 $ que l’on peut devenir riche, mais tout l’intérêt de cette méthode est que l’on peut reskinner un même jeu quasiment à l’infini. Un jeu de course sans fin, dans l’esprit d’un Temple Run, peut se faire avec des animaux, avec un dragon, avec des personnages célèbres… Les décors doivent changer à chaque fois, mais l’essentiel reste strictement identique.

Prenez par exemple Drunken Master et Gangnam Fly Surfers : même éditeur, même gameplay, même dragon qui vole le long d’une route, mais on a d’un côté Gangnam Fly sur le dragon, de l’autre un maitre kung-fu. Les deux jeux sont si proches qu’ils ont les mêmes bonus totalement incongrus, à l’image ce vaisseau spatial que l’on peut débloquer dans les deux cas. Le premier est sorti en octobre 2012 et n’a jamais été mis à jour depuis novembre 2012, le second est sorti en en décembre 2012 et a eu plus d’attention puisqu’il a été mis à jour en mai 2013.

Ne croyez pas que ce cas de reskinning soit rare, il suffit de se balader sur les sites qui vendent des codes sources ou des applications pour comprendre qu’il y a des centaines de développeurs qui suivent cette méthode. Carter Thomas est un pionnier du genre qui se vante d’avoir publié plus de 400 applications iOS en deux ans seulement et on imagine que d’autres après lui sont allés beaucoup plus loin. Le secret pour gagner beaucoup, c’est de jouer sur le volume et donc d’inonder l’App Store de clones bon marché.

Pour publier autant, inutile d’avoir une imagination débordante, on l’a bien vu avec l’exemple précédent. L’idée est de trouver ce que les publicitaires et ce que les utilisateurs d’appareils iOS veulent en priorité. On peut ainsi surfer sur des tendances et proposer des clones quand un vrai jeu devient populaire. On peut aussi jouer sur la popularité d’une star et faire un jeu avec Gangnam Psy par exemple. On peut aussi, plus simplement encore, tout miser sur l’icône et les captures d’écran et obtenir quelques téléchargements grâce à cela.

Que faire contre ces pratiques ?

Cette pratique de l’app flipping ou du reskinning n’est pas nouvelle, mais elle est encore largement méconnue. Elle est pourtant manifestement très répandue et elle participe sans doute assez largement au million d’applications disponibles à ce jour dans l’App Store. On ne peut pas savoir toutefois la part exacte de titres qui ne sont que des clones médiocres d’autres jeux ou applications.

À l’heure où bon nombre de développeurs sérieux peinent à vivre de l’App Store, que pourrait-on faire contre ces développeurs sans scrupule qui dupliquent de mauvaises applications ? Après tout, ils ne font rien d’illégal et même si plusieurs règles de l'App Store (en particulier la 2.11 contre les apps qui dupliquent une fonction courante, la 2.12 contre les apps sans intérêt, la 2.20 contre les développeurs qui publient trop ou encore la 7.1 qui condamne les apps conçues uniquement pour la publicité), Apple semble ne prendre aucune mesure contre ces clones. La situation pourrait changer, mais ces développeurs gagnent leur vie, ce qui prouve bien que, sur l’énorme masse d’utilisateurs d’iPhone et iPad, une part suffisante ne s’intéresse pas tant que ça à la qualité et se contente de ces titres médiocres. Carter Thomas le dit sans gêne : oui, certains utilisateurs remarquent le reskinning, mais cela n’empêche pas les téléchargements et parfois, cela n’empêche même pas ces utilisateurs d’essayer le clone quand même.

Le phénomène est d’ailleurs si courant qu’on le retrouve même en tête de l’App Store et même chez un éditeur réputé. Tout le monde connaît Candy Crush Saga, un jeu Facebook à l’origine qui a été adapté aux iPhone et iPad et qui rapporte des millions de dollars chaque jour à son concepteur. Le titre est numéro un de l’App Store américain, mais il n’est pas le seul à être aussi bien placé. Connaissiez-vous Farm Heroes Saga ou Pet Rescue Saga ? Ces deux jeux sont signés de King.com, l’éditeur de Candy Crush, ils reposent sur le même gameplay et le même modèle économique, mais ils adoptent un univers graphique différent : on est bien en présence d’un travail de reskinning.

De gauche à droite, Candy Crush Saga, Pet Rescue Saga et Farm Heroes Saga. Un air de ressemblance ? C’est normal, c’est le même éditeur et le même jeu, mais trois variantes.

Ces trois jeux sont parmi les dix applications les plus rentables en ce moment sur l’App Store américain. S’il fallait bien une preuve que cette méthode qui nous a laissés bouche bée et qui choquera sans doute certains lecteurs ne gêne pas la majorité des utilisateurs, en voilà une belle…

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