Chroniques numériques de Chine : le dilemme écologique

Mathieu Fouquet |
Deuxième épisode de la nouvelle saison des Chroniques numériques de Chine ! Entre anecdotes personnelles et analyses de faits de société, Mathieu Fouquet continue son exploration des pratiques technologiques chinoises décidément bien étrangères.

C’est une journée grise d’hiver, alors que je grommelais quelques insultes contre mon appartement glacial, que j’ai réalisé que le plus gros pollueur de la planète pouvait être un modèle d’écologie. Après tout, construire des bâtiments sans chauffage central est un moyen radical de réduire son empreinte énergétique. Prends-en de la graine, Paris !

Un rare hiver neigeux à Changzhou, dans la province du Jiangsu (et un caniche à la pointe de la mode). Les hivers y sont froids, les étés étouffants et les immeubles peu isolés.

J’ai appris plus tard que cette étrange politique remontait aux années cinquante : la Chine, alors pauvre en énergie (les temps ont changé) avait décidé, par économie, d’équiper uniquement en chauffage les villes situées au nord d’une ligne arbitraire divisant le pays en deux. Manque de chance pour les perdants de cette loterie thermique, habiter dans une ville froide en hiver (comme Changzhou ci-dessus) ne garantit en rien l’accès au chauffage central.

Les seuls moyens d’affronter l’hiver dans le « sud » restent donc les climatiseurs (toutes les pièces n’en disposent pas), les radiateurs électriques et les gros pull-overs. Dans la plupart des foyers, on porte même son manteau à l’intérieur plutôt que d’augmenter sa facture d’électricité (tout en laissant les fenêtres ouvertes pour aérer. N’abordons pas les sujets qui fâchent…).

Pendant que le sud gèle écologiquement sur place, donc, le nord brûle du charbon (quoique de moins en moins) pour survivre à l’hiver. Rien de surprenant, en somme, dans ce pays des extrêmes et des contradictions, à la fois premier émetteur mondial de dioxyde de carbone et champion des énergies renouvelables, à cheval entre des impératifs de développement économique et la nécessité vitale d’une transition écologique. Cette transition n’est ni rapide ni indolore, mais comment pourrait-elle l’être ? La Chine, pays le plus peuplé de la planète et son muscle industriel, est un navire massif dont la simple inertie empêche les changements de cap soudains.

Un réveillon riche en smog, le 24 décembre 2016 à Chengdu.

L’un des effets les plus remarquables de mon arrivée en Chine a été l’exacerbation de ma conscience écologique. Je me trouvais soudain au plus près de multiples sources de pollution, celles dont on entend parfois parler dans les médias français et que l’on déplore brièvement, un verre d’eau cristalline à la main. Ce qui est compréhensible : il est extrêmement difficile d’imaginer une réalité autre que la sienne.

La mienne, justement, venait de changer à jamais. Ce que je buvais, ce que je mangeais et ce que je respirais était tout à coup au centre de mon attention. La pollution n’était plus abstraite et le coût de sa délocalisation en Chine, visible au quotidien. Je m’interrogeais souvent sur son origine, je m’agaçais de son inéluctabilité et, pour ne pas être impuissant, je multipliais les gestes écologiques.

Je n’étais pas le seul, bien sûr. Alors que la classe moyenne chinoise s’agrandit chaque année, les gens sont de plus en plus soucieux de leur qualité de vie. Le gouvernement le sait, et c’est l’une des raisons pour laquelle il a récemment accéléré sa « guerre contre la pollution ». Et dans cette guerre, Beijing ne craint pas de s’appuyer notamment sur des initiatives issues du secteur privé… et technologique.

Une forêt de vélos ofo et Mobike à Chengdu. Un brin excessif ?

L’illustration la plus visuellement frappante de ce phénomène est sans aucun doute la véritable explosion des services de vélos en libre service, qui ont désormais conquis l’Empire du Milieu et s’attaquent progressivement au reste du monde, France y compris. Difficile de leur trouver un défaut : ils sont pratiques, ils sont abordables, ils polluent moins qu’une voiture, ils sont omniprésents…

Trop omniprésents ?

Les dizaines d’acteurs sur ce marché extrêmement concurrentiel ont malheureusement prouvé la sagesse de ce vieil adage : tout excès est nuisible. Des sociétés comme ofo et Mobike produisent actuellement des millions de bicyclettes — à perte, bien sûr, en attendant la prochaine injection de capital — dans leur désespoir de capturer des parts de marché. Cette situation, en plus d’être écologiquement douteuse, est intenable : les dépôts de bilan ont commencé et une consolidation du marché est à terme inévitable.

Trop de vélo tue le vélo ? Peut-être pas : gageons que le gouvernement est prêt à tolérer certains excès initiaux si cela peut réduire les émissions atmosphériques locales (sachant que Beijing subventionne aussi lourdement les bus et les voitures électriques).

Un magasin Tesla à Chengdu.

D’autres services « écologiques » sont plus subtils. L’exemple le plus intrigant en est sans aucun doute Ant Forest, une mini-app d’Alibaba (qui d’autre ?) intégrée à la constellation de services Alipay.

Le principe d’Ant Forest (Ant Financial est une filiale d’Alibaba) est aussi simple que poétique : au premier lancement de l’application, vous obtenez un petit arbrisseau que vous devez faire pousser en éclatant des bulles vertes remplies de dioxyde de carbone. Chaque bulle affiche une quantité de CO2 exprimée en grammes, ou g dans l’application. Plus la bulle que vous crevez est lourde et plus votre arbre pousse : le jeu consiste donc à récolter autant de g que possible grâce à diverses méthodes.

À gauche, l’arbrisseau chétif d’une utilisatrice inactive. Notez la bulle en attente de récolte. À droite, cet arbre-ci est très bien entretenu : sa propriétaire utilise régulièrement l’application.

La méthode principale consiste à réaliser de bonnes actions écologiques, ou du moins celles que l’application peut quantifier. Vous marchez au lieu de prendre la voiture ? Ant Forest utilise le podomètre de l’iPhone pour vérifier votre activité physique et vous offre quelques g. Même chose si vous utilisez un service de vélo en libre service, le train ou d’autres transports en commun (il est trivial pour Alipay de vérifier la nature de vos paiements, pour le meilleur et pour le pire). Autrement dit, les grammes virtuels de CO2 que vous récupérez sont en quelque sorte les grammes que vous n’avez réellement pas émis.

Rappelons qu’il est possible de limiter l’accès des applications aux données de mouvement…

Mais là où Ant Forest prend une tout autre dimension, c’est que ce gaz virtuel peut être transformé… en un arbre réel, qui sera planté dans l’une des régions désertiques du nord de la Chine grâce à des subventions de la société. L’application propose même différentes espèces d’arbres et différentes régions où les planter, et contient une pseudo-carte répertoriant les arbres déjà plantés par l’utilisateur.

À gauche, le catalogue des arbres disponibles. La barre de progression verte montre les grammes déjà collectés. À droite, il faut une imagination fertile pour voir la Chine dans cette carte.

Réussir à économiser suffisamment de grammes pour planter un arbre n’est pas aisé : le plus modeste coûte tout de même presque 18 kg de CO2, et le plus grand dans les 215 kg. Cette collecte est toutefois facilitée par une fonctionnalité sociale un peu surprenante : la possibilité de voler des g à vos ami(e)s en visitant leur page et en crevant leurs bulles (ce qui ne dérobe — heureusement — qu’une petite fraction de leurs grammes). Les utilisateurs plus généreux peuvent aussi arroser les arbres des autres, autrement dit leur faire don de quelques g. Voilà tout de même un meilleur symbole de l’effort collectif nécessaire pour reboiser la planète.

La page d’accueil d’Ant Forest. En bas, des messages m’informent de tout ce qui m’a été dérobé. En haut, je vois dans combien de temps les prochaines bulles seront disponibles. Addictif ? Un peu.

Bilan carbone négatif pour Ant Forest ? On peut l’espérer : selon certaines sources, des millions d’arbres auraient déjà été plantés. Et même si ce n’était pas le cas, promouvoir auprès des clients Alipay des comportements plus verts est déjà en soi une excellente initiative.

On peut toutefois déplorer que le service ne propose pas un bilan carbone (même approximatif) de sa propre opération — faire tourner des serveurs et des téléphones, cela consomme de l’énergie — et que ses critères d’activités vertes soient souvent approximatifs. Pourquoi suis-je récompensé lorsque j’utilise Alipay pour payer au supermarché, alors que donner quelques billets au caissier serait plus écologique (la seule énergie dépensée serait celle de la caisse enregistreuse) ? Le simple fait de formuler la question révèle la réponse : Ant Forest, au delà de son objectif écologique annoncé, est aussi un outil puissant pour promouvoir les autres services Alipay.

Ces derniers sont hélas à écologie variable : Taobao, que nous évoquions dans notre chronique précédente, est aussi bien une merveille consumériste qu’un désastre écologique (expédier des centaines de millions de paquets en quelques jours, cela a forcément un coût). La bonne nouvelle, c’est que la direction du groupe semble au moins en avoir conscience et a appelé à des procédures plus optimisées, et donc moins polluantes.

Reste que la procédure la moins polluante reste toujours de ne pas consommer.

Un beau ciel bleu à Wuxi, et une merveille architecturale sino-américaine.

C’est un beau jour de printemps, peu après les festivités du Nouvel An, que je réalise qu’il est temps de remplacer mon filtre à air, blanc à l’origine et désormais d’un splendide noir charbon. Après un achat éclair sur Taobao et une attente de quelques jours, je reçois mon nouveau filtre et m’empresse de l’attacher à mon ventilateur. J’allume mon purificateur artisanal pendant quelques heures avant de réaliser que je peux cette fois-ci m’en passer : pas de nuages ni de smog à l’horizon, seulement l’azur à perte de vue. Je savoure cette trêve printanière comme un verre d’eau au Sahara. La Chine, pays de tous les extrêmes, m’a appris la valeur de la banalité et des combats nécessaires pour l’obtenir.

Le ciel, bleu et insolent, semble soudain chargé de promesses.

Les précédentes chroniques

Première saison

La première saison est aussi disponible sous la forme d'un livre numérique en vente à 4,99 € qui comprend un chapitre exclusif.

Deuxième saison

avatar Rattlehead | 

Le smog j’ai connu cela en y allant plusieurs fois pour le travail près de Shanghai. Certains jours le nuage étaient tellement gris qu’il en devenait jaune en plein hiver faute de vent pour le chasser vers la mer... il suffit que les usines autour de cette mégalopole arrêtent de produire pendant 2 jours pour retrouver un ciel bleu...
Le problème est toujours le même, la surconsommation de charbon qui est le principal mode de chauffage. Reste que la plupart de chinois sont visés sur des applications pour vérifier le taux de pollution tous les jours...

avatar Average Joe | 

Dommage que les applications de l'article ne s'intéressent qu'à l'inoffensif CO2, rien à voir avec le smog et ses multiples oxydes qui commencent à tuer dès la première bouffée d'air polluée aspirée.

avatar ziggyspider | 

Bien d'accord pour souligner l'importances des autres particules polluantes, mais de là à annoncer l'inoffensivité du CO2 …

avatar Rattlehead | 

Et merci pour ces articles toujours aussi intéressants !?

avatar socotran77 | 

Je n’ai peut être pas tout compris mais comment peut on dire que l’écologie du vélo est douteuse par rapport aux voitures ? Je pige pas là ?!

avatar iPop | 

@socotran77

Parce que voir des choses qui ne sont pas courantes (de son point de vue) choquent.

avatar Memnock | 

@socotran77

Il faut les fabriquer les velo. Et une surproduction de velo (non utilisée) veut dire de la pollution. Pleins de ressources et énergies dépensées pour rien.

avatar IPICH | 

@Memnock

Ah donc vaut mieux consommer en construisant des voitures et consommer en les utilisant ensuite, que consommer en construisant des vélos et ne pas tous les utiliser???

avatar pommedor | 

C'est quoi l'intérêt de construire 2 millions de vélos si t'as que 300 000 usagers ?

Chiffres lancés au hasard mais c'est de ce problème dont il est question.

avatar gela | 

Merci pour ces chroniques. J'aime.
Et bon séjour. J'espère que tu ne fumes pas, en plus.

avatar Kost91 (non vérifié) | 

Merci pour cet article ??

avatar MrMeteo | 

Superbe ! J’adore la dernière phrase !

avatar Armand07 | 

Excellent et bien écrit comme d'habitude. A quand ces nouvelles chroniques sous forme de mises jour du livre sur iBook ?

avatar zoubi2 | 

Grazie mille !

avatar umrk | 

Bravo pour cet article et ce témoignage !

avatar CorbeilleNews | 

Très bon article

"Reste que la procédure la moins polluante reste toujours de ne pas consommer."

J'ai déjà pu sur les forums dire ce genre de phrase, ... en me faisant taxer de communiste

C'est super ?? Dans ce cas bravo l'ouverture d'esprit et d'évolution des mentalités ?

avatar Tijudpom | 

Super intéressant !!!!

avatar umrk | 

on peut penser ce que l'on veut du régime chinois, mais il faut reconnaître que le contrôle des naissances en Chine a peut-être sauvé la planète (pour un temps ...) et en tout cas évité un nouveau conflit mondial ....

avatar iPop | 

@umrk

Oui et non. Avec l’accroissement des mâles, en parallèle l’accroissement de l’agressivité.

avatar umrk | 

Tu as personnellement souffert de ce phénomène ?

avatar iPop | 

@umrk

Non mais c’est un constat. Je dirai même une vérité. L’homme est et ne peut être que violent de par sa nature à pénétrer, donc posséder.
Mathématiquement l’accroissement de celui ci peut facilement conduire à une guerre.

avatar occam | 

@iPop

"Mathématiquement" ???

avatar IPICH | 

@iPop

Les femelles ne sont pas violentes?
S'il vous plaît ne placez pas la violence sur le mâle sans nuances,précisez que ce ne sont pas les mâles à proprement parler mais les idiots, tout sexe confondu, qui sont violents

avatar iPop | 

@IPICH

Pas besoin de chercher des nuances. L’humain est violent, un prédateur, quelques soit le degré de violence.

avatar Bigdidou | 

@iPop

T'as une adolescence difficile.
Un peu de lecture et ça passera.
Mais faut penser à s'y mettre.

avatar iPop | 

@Bigdidou

Ça te fais marrer on dirait.
Pour ouvrir une bouteille tu fais comment ? Une prière ?
Et bien avec une femme vierge c’est pareil. C’est naturel.

avatar pumk1n | 

Moi je me pose la question suivante : est-il réellement plus écologique de payer avec des billets qu’avec une CB ou une appli ? Les billets coûtent cher à produire et il faut les remplacer souvent. Sur des pièces de monnaies je comprendrai plus car elles sont remplacées beaucoup moins souvent.

avatar TravisMcQ | 

Super intéressant tes articles! Ça agrémente toujours bien mes petits dejs du samedi matin! Je pars ailleurs pour quelques instants...

avatar expertpack | 

tous cela fait pitier.
apres avoir pillé nos industries, devant les consommateurs prets à acheter tous et n’importe quoi, pour peu que ce ne soit pas cher, made in CN , il faudrait desormais accepter et plaindre ce regime dictateur , demain plus grosse puissance mondiale devant Trump et ses bouffons , et qui en 20 ans est passé de l’age de la poudre au rachat des oeuvres , monuments et cultes du monde?

quand on voyait en 2017 les containers plein de ‘handspinner’ traverser la planete , a quelques $ pour inonder le monde, on se demande ce que l’homme est, était et sera bientot.

avatar occam | 

La Chine vient de diminuer massivement ses besoins énergétiques :
❄️ En hiver, nul besoin de chauffage central, puisque la pensée de Xi Jinping réchauffe les coeurs.
? En été, nul besoin de climatiseurs, puisqu'une chape glaciaire étouffe les ardeurs et prévient l'embrasement.

https://www.theguardian.com/world/2018/mar/10/chill-looks-set-linger-reporting-from-xis-china

avatar Soheil | 

Merci pour cet article et pour tous les autres, toujours très intéressants.

J'ajouterai une petite observation hors sujet — quoique pas tout à fait —, au sujet de la société ofo dont il a est question dans l'article.

Les Chinois n'ont jamais été très à l'aise avec l'alphabet, et, aujourd'hui encore, la typographie latine reste bien souvent le point faible du graphisme en Chine.

Ce qui est intéressant avec la marque ofo c'est qu'on a ici un exemple de sinisation de l'alphabet occidental.

Le nom de la société “ofo” n'a aucun sens dans aucune langue. Ce n'est pas un acronyme non plus. À l'inverse de ce qui se fait d'habitude, le nom de la société a été créé POUR son logo, et non le contraire. Dès le départ ce nom a été pensé comme un pictogramme et ces trois lettres ont été choisies pour dessiner un vélo avec ses deux roues.

Comme quoi, derrière les concepts les plus jeunes, c'est encore la culture ancestrale qui s'exprime.

avatar debione | 

Et pourtant, ofo veut dire offert en samoan....

avatar Lecompas | 

Merci pour cette chronique !
Ant Forest me fait penser, en plus simple, à ce moteur de recherche alternatif : Lilo
https://search.lilo.org

avatar marenostrum | 

une question j'ai pour ma part, pourquoi ils sont des milliards. qui les fait grandir en nombre, le climat, ou autre chose ?

avatar expertpack | 

@marenostrum

non c’est toi qui achete les produits qui les font grandir.

avatar ipaforalcus | 

@marenostrum

Tu n’es jamais allé à l’école ?

avatar marc_os | 

« à cheval entre des impératifs de développement économique et la nécessité vitale d’une transition écologique »
Ça me fait furieusement penser à ces discours comme quoi la bourse et la presse sont déçues des performances de telle ou telle entreprise dont les résultats sont en dessous des prévisions fates par les analystes.
Le problème, ce ne sont pas dans ce cas les résultats en soi (qui peuvent être positifs), mais le fait qu'il soient en dessous de prévisions arbitraires.
Qui fixe donc ces « impératifs de développement économique » et selon quels critères ? Là est le vrai frein au développement écologique, et pas qu'en Chine !

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