« Designed by Apple in California », une campagne de 30 ans

Anthony Nelzin-Santos |

« C’est notre signature, et elle veut tout dire » : oui, mais quoi ? De la campagne « Designed by Apple in California », on aurait tout fait de ne retenir que les belles images et les textes pompeux. Ce slogan, pourtant, représente l’essence de la firme de Cupertino depuis maintenant 30 ans.

Some Day My Prince Will Come

Ne serait-ce leur logo commun, on pourrait croire que l’Apple II, le Lisa et le Macintosh ont été conçus par trois sociétés différentes. À vrai dire, c’est en quelque sorte le cas : Jerry Manock a dessiné l’Apple II, Bill Dresselhaus s’est chargé du Lisa et Terry Oyama a traduit les idées de Steve Jobs en maquette du Macintosh. Et il faut encore ajouter Rob Gemmell, Richard Jordan et Jim Stewart pour obtenir la liste complète des six (!) directeurs du design d’Apple de l’époque. Ils sont censés former l’Apple Design Guild, mais ne se rencontrent que très rarement.

Une maquette du projet SnowWhite. Image Hartmut Esslinger.

Apple a besoin de changement, et Manock conseille à Jobs d’aller le chercher le plus loin possible — en Europe, et chez des designers qui ne connaissent rien à l’informatique. Il met en place le projet SnowWhite, inspiré de Blanche-Neige et les Sept Nains, qui doit définir l’identité visuelle commune des sept futurs produits d’Apple (qui seront en fait huit). Manock, Oyama et Gemmell s’envolent pour l’Europe au printemps 1982 avec une enveloppe de 50 000 $ et une liste de grands noms du design industriel.

À Paris, ils sont éconduits par Roger Tallon, « monsieur TGV ». À Milan, Ettore Sottsass et Mario Bellini sont encombrés par leur partenariat avec Olivetti, qui va se lancer dans la micro-informatique. Manock est à deux doigts de retourner aux États-Unis lorsque Gemmell lui rappelle qu’ils doivent d’abord passer par la Forêt-Noire et l’atelier d’Hartmut Esslinger. Ils ne le savent pas, mais l’Allemand a dessiné les téléviseurs Trinitron de Sony que Steve Jobs adore.

Une maquette du projet SnowWhite. Image Hartmut Esslinger.

Fasciné par la Californie, Esslinger refuse de se prêter au jeu du projet SnowWhite : il propose de se déplacer à Cupertino pour concevoir non pas seulement une identité visuelle, mais une image de marque complète. Steve Jobs est convaincu en un face-à-face : « Steve m’a demandé de faire pour Apple ce que j’ai fait pour Sony : […] de faire d’Apple la meilleure marque au monde », raconte Esslinger… mais Jobs le met quand même en concurrence avec un studio local, BIB.

California Dreamin'

Esslinger et BIB soumettent chacun leurs maquettes pour SnowWhite, selon un cahier des charges précis :

  • Doc (Prof) doit être un successeur du Lisa avec un écran portrait 15 pouces, un disque dur 5,25 pouces, un lecteur de disquettes 3,5 pouces, un clavier et une souris intégrés pour une sortie en 1985 ;
  • Sneezy (Atchoum) doit être un successeur de l’Apple II avec un écran, un clavier et une souris séparés pour une sortie en 1985 ;
  • Happy (Joyeux) doit être un successeur à bas coût du Macintosh, 33 % plus petit mais avec un écran 9 pouces pour une sortie fin 1984 ;
  • Bashful (Timide) doit être un ordinateur portable avec un écran LCD tactile de 14 pouces, une technologie de science-fiction censée sortir fin 1986 ;
  • Sleepy (Dormeur) doit être une souris ;
  • Grumpy (Grincheux) doit être une imprimante matricielle ;
  • Dopey (Simplet) doit être un lecteur de disquettes 3,5 pouces externe ;
  • Flower (Fleur, le huitième nain qui est en fait le putois de Bambi), enfin, doit être un disque dur 5,25 pouces externe.
Une maquette du projet SnowWhite. Image Hartmut Esslinger.

Esslinger se plie à l’exercice tout en le transcendant. Alors que BIB s'est contenté de concevoir des appareils noirs et anguleux, que Jobs ne verra d’ailleurs jamais, l’Allemand a mis au point un système complet. Pris à part, les stries qui allègent les volumes tout en servant d’évents d’aération, les surfaces lisses, les coins arrondis ou blanc cassé n’ont rien d’exceptionnel. Ensemble, ils forment une nouvelle façon de penser l’informatique pour la rendre accessible aux masses : le « Digital Design » d’Esslinger n’en impose pas, mais il invite à l’utilisation.

Ses mots sont révélateurs : il dit avoir voulu insuffler à son travail une émotion inspirée par Hollywood et la musique des années 60, « un peu de rébellion et un sex-appeal naturel », ajouter « un gêne américain à l’ADN d’Apple ». Une philosophie plus qu’une simple identité, une façon de penser qu’il résume en quelques mots gravés sur tous les produits de la société depuis l’Apple IIc : « Designed by Apple in California ».

Une maquette du projet SnowWhite. Image Hartmut Esslinger.

Des hippies de Haight-Ashbury aux ingénieurs de Santa Clara, du microcosme de Cupertino à la ville-monde abreuvée par les créations hollywoodiennes, des modes qui passent à la permanence de la vision de la société, de 1984 à aujourd’hui, cette signature veut bien « tout dire ». Elle est le plus parfait résumé des contradictions qui nourrissent Apple.

Born in the USA

La transformer en slogan publicitaire est sans doute opportuniste : le Tim Cook chevalier blanc de la relocalisation était il y a quinze ans le Tim Cook cost-killer fermant les usines américaines d’Apple. Mais ce retour aux sources permet aussi de resserrer les rangs en interne, de rassurer les investisseurs et vendre un peu de rêve aux clients. Tim Cook se place accessoirement en véritable gardien du temple, lui qui a tant été critiqué simplement parce qu’il n’était pas Steve Jobs.

La Macintosh Factory, joyau industriel installé à Fremont, a fermé en 1992.

On aurait tort de croire qu’il s’agit d’un repli d’Apple sur elle-même ou d’un slogan qui ne pourrait pas être compris au-delà des frontières américaines. Certes, « Mavericks » n’évoque sans doute pas grand-chose à ceux qui ne surfent pas et c’est bien le drapeau californien qui flotte devant le 1 Infinite Loop. Mais comme le design d’Esslinger, ce slogan a été conçu pour être « californien et mondial à la fois ».

L’iPhone est conçu en Californie, assemblé en Chine ou au Brésil avec des pièces venues du monde entier, et utilisé sur les cinq continents.

Apple n’a jamais décliné un produit en variantes locales, et en a aujourd’hui d’autant moins besoin que les références culturelles américaines sont comprises aussi bien à Tokyo qu’à Doha, Paris ou Rio. Elle n’a pas non plus besoin d’adapter son message : l’identité californienne n'est rien d'autre qu'une identité cosmopolite. Apple est la firme de Cupertino et une multinationale à l’échelle mondiale : 30 ans après sa création, le système d’Esslinger n’a jamais été aussi pertinent.

Aller plus loin :
  • Paul Kunkel, AppleDesign: The work of the Apple Industrial Design Group, New York, Graphis, 1997.
  • Sabine Schulze, Ina Grätz, Apple Design, Ostfildern, Hatje Cantz, 2011.
  • Hartmut Esslinger, Design Forward: Creative Strategies for Sustainable Change, Stuttgart, Arnoldsche Art Publishers, 2012.
avatar cdag91 | 
Très bel article Très intéressant Merci !
avatar Hari-seldon | 
Très bon. Pourriez vous faire un article sur ive son parcours son embauche etc
avatar lewax | 
Merci, très bon article.
avatar Switcher | 
Le "Maverick", c'est aussi, en anglais, le non-conformiste - celui qui ne se plie pas à la norme. Si ça ne vous rappelle pas - un peu - la campagne "Think Different" de 1997, c'est à désespérer. OK, c'est juste le nom de code de l'OS (avec un "s" supplémentaire, je sais). Mais tout autant un message (subliminal) aux fans à mes yeux. Merci pour l'article - sourcé - qui lit entre les lignes (tellement rare dans le journalisme de nos jours).
avatar damiendu83600 | 
@Switcher : Exactement :-)
avatar f3nr1l | 
Fleur n'est pas un putois mais une moufette.
avatar edmini | 
Très bon article. Merci!
avatar iCal | 
Encore une fois bravo pour l'article! Du gratuit au niveau d'un magasine a 4€. A des années lumière du jdg, frandroid etc. Si vous améliorez votre site (cf the verge) vous serez au top!!!
avatar Almux | 
...Perso: m'en fout de la Californie. En fait, la clientèle américaine est le fond de caisse d'Apple et cette pub ne s'adresse qu'à cette clientèle-là.
avatar cham | 
@f3nr1l : Quand même pas sympa pour notre ministre numérique... :-/
avatar damiendu83600 | 
@Almux : Tu étais pas pro apple toi ?
avatar cham | 
Et oui, bravo MacG, vous faites du top boulot, continuez !
avatar mansour | 
@ical : Complètement d'accord bravo à vous
avatar Lemmings | 
Bel article. Le seul problème de ce slogan c'est que finalement il n'intéresse que bien peu de monde. Globalement savoir qu'Apple est une entreprise californienne ne fera clairement pas acheter un russe, un chinois ou un français... C'est le produit en lui même qui est vendeur. Le slogan n'est même pas traduit en France (contrairement au Québec !), un comble... Si pour les investisseurs et les américains c'est parlant, au niveau mondial cela n'aura aucun impact, voire même un mauvais impact. Car la campagne peut aussi jouer contre elle. Si les produits sont bien "conçus" en Californie, ils n'y sont clairement pas fabriqués, et il ne faudra pas attendre longtemps avant que d'autres s'empressent d'appuyer sur cet état de fait même si tout de monde fait ainsi.
avatar Biking Dutch Man | 
Merci de cet intéressant article, dont on retrouve l'histoire plus complète dans la bio de Steve Jobs. Je suis quand même nostalgique du temps ou à côté du designed by... Il était écrit: Made in USA comme mon fabuleux PowerBook Duo 2300c, que seul mon MacBook Air 11" a pu faire oublier, sauf qu'il est fait en Chine.
avatar Jean-Jacques Cortes | 
Je possède un Apple IIc dans ma collection, et c'est vraiment un superbe ordinateur.
avatar Philactere | 
@Lemmings : Je ne suis pas tout à fait d'accord avec l'idée que "designed in California" n'aurait pas de sens autre que patriotique. La Silicon Valley est le berceau de la micro-informatique. Rappeler que les produits sont conçus en Californie c'est en substance dire "conçu là où on trouve les meilleurs ingénieurs dans le domaine et le terreau créatif en matière d'informatique", même si ce n'est pas complètement vrais c'est l'image de la Silicon Valley. Un peu comme un horloger suisse insisterait sur le savoir faire suisse dans son domaine ou un viticulteur français dans le sien. On trouve de très bon contres-exemple mais chacun de ceux-ci font référence.
avatar Philactere | 
@Lemmings : Évidemment la question que tu soulève "fabriqué en Chine" est pertinente et peut aussi se retourner contre Apple. C'est probablement pour ça qu'Apple met en avant son "Designed in California", pour souligner que tout le travail d'ingénierie en amont du produit vient de la Mecque de l'informatique, ce sont les aspects innovant et perfectionniste du produits. La Chine c'est l'exécutant, le volet économique du produit, même si la qualité de fabrication y joue aussi un rôle. Alors certes, c'est schématique mais on parle là d'une campagne de pub.
avatar Jack Pot | 
@cham : Pas mal ! Lol
avatar f3nr1l | 
@cham Chut, c'est aussi le prénom de madame f3nr1l :-D
avatar Pse | 
Merci MacGé pour cet article. Un vrai plaisir!
avatar Almux | 
@damiendu83600 Si, "normalement", mais il y a juste que je n'arrive absolument pas à me sentir concerné par cette campagne de pub... Qu'Apple fasse ses trucs aux States ou ailleurs me laisse parfaitement indifférent. Le made in USA ne m'inspire pas plus qu'un made in China, en fait.
avatar Hideyasu | 
Super article, on en apprend beaucoup ! Merci.
avatar rikki finefleur | 
Tim pense encore que les US font rever ! ben non, c'est fini.
avatar Almux | 
@rikki finefleur "US forever", aussi... Mais, c'est un peu le "gott mit uns", "god on our side", etc. de sombre mémoire! Hélas, ce n'est pas encore "fini"... Mais, espérons que cette mentalité-là soit en voie de disparition. Il y a des "traditions" qu'il ferait mieux d'oublier au plus vite!

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