Batailles de brevets : Interview de Florian Mueller
Ces derniers mois, les fabricants de téléphones mobiles se sont lancés dans une guerre sans merci, mais en déplaçant le théâtre des opérations dans les diverses cours de justice. En cause, les brevets, marques déposées, et habillages commerciaux, qui constituent la propriété intellectuelle et industrielle des sociétés (lire Brevets logiciels : origines d'une folie industrielle).
Nous avons interrogé Florian Mueller, qui après avoir milité contre les brevets logiciels en Europe, est devenu un fin observateur de ces remous judiciaires sur son blog FOSS Patents.
Pourriez-vous définir sommairement ce qui vous semble mauvais ou hors d'usage dans le système de brevetage américain ?
Florian Mueller : Certains des problèmes auxquels le système de brevetage américain fait face sont spécifiques aux États-Unis, comme le coût extrêmement élevé des litiges et la difficulté de recouvrir les frais de justice auprès de la partie perdante. D'autre part, l'US Patents & Trademark Office attribue des brevets de qualité particulièrement piètre. Mais le problème sous-jacent tient dans l'inflation des brevets, un problème que nous connaissons également en Europe. Les bureaux d'attribution de brevets autour du globe accordent des brevets en tel nombre qu'il est difficile de s'assurer de leur qualité. Malheureusement, cette tâche est souvent laissée à ceux qui doivent se défendre en justice.
Que pensez-vous qu'il faudrait faire pour améliorer la situation ?
FM : Je pense que le problème devrait être attaqué sous plusieurs angles en parallèle. La qualité des brevets doit être améliorée, aux États-Unis plus qu'ailleurs. Les procédures judiciaires portant sur des brevets sans fondement doivent être découragées, par exemple en faisant en sorte que les parties qui intentent des procédures qui n'aboutissent pas payent les frais de justice de la défenderesse.
Il est également important de faire en sorte qu'un brevet puisse être remis en question de manière effective durant une procédure. La décision récente de la Cour Suprême des États-Unis concernant Microsoft contre i4i a été particulièrement décevante, parce qu'elle a soutenu le principe d'une "forte présomption de validité" des brevets accordés par l'USPTO. Étant donné la faible qualité générale des brevets accordés par l'USPTO, une telle "forte présomption de validité" n'est absolument pas justifiée.
Pensez-vous que les brevets logiciels puissent être en mesure de stimuler l'innovation, ou vous semblent-ils condamnés à la contrecarrer quoiqu'il arrive ?
FM : J'ai mené une campagne contre les brevets logiciels en Europe — NoSoftwarePatents.com — en 2004 et 2005. Je pense que cela dit clairement ma position. Cependant, je ne suis plus actif politiquement. Mon centre d'intérêt a basculé et je me focalise maintenant sur l'analyse des litiges portant sur les brevets du mobile, les accords de licences et les transactions.
Existe-t-il selon vous un système de brevet qui fasse les choses convenablement ?
Non.
Comment pourrait-on se prémunir du patent trolling ? Est-ce que vous faites une distinction entre des sociétés "fabless" (sans usines de fabrication) qui accordent des licences, comme ARM ou le MPEG-LA, et qui créent de la valeur sans pour autant fabriquer de produits, et d'autres comme Intellectual Ventures ou Lodsys ?
FM : Je ne pense pas que la question soit un problème de "trolls". Si un brevet est une invention légitime, il n'y a pas de raison qu'on ne procède pas à une division de la tâche entre une personne A qui crée une invention, une entité B qui prenne en charge le business des accords de licence (ce qui malheureusement mène parfois à des litiges), et une entité C qui fabrique les produits mettant en œuvre les inventions déclarées dans le brevet. Mais le brevet doit être légitime en premier lieu, et c'est là qu'est le problème. J'ai plus de problèmes avec la légitimité de bien des brevets qu'avec leurs détenteurs.
Vous vous êtes fait connaître par votre activisme à l'encontre des brevets logiciels, mais votre blog donne l'impression que vous vous employez à souligner les droits des détenteurs de brevets : est-ce dans l'espoir de voir le système s'effondrer sous sa propre masse et ses contradictions ?
FM : Je ne défends pas les droits des détenteurs de brevets — je me contente d'expliquer ce qu'il se passe dans les litiges principaux et je m'efforce de faire des prédictions raisonnablement exactes quant à leurs conséquences. Je suis comme un pacifiste qui serait devenu reporter de guerre. Je sépare mon point de vue personnel de mes observations et analyses. Lorsque je donne un compte-rendu des problèmes, je ne veux pas substituer mon point de vue sur le monde dans lequel j'aimerais vivre à ma compréhension du monde dans lequel nous vivons de manière effective.
J'aimerais voir tous les brevets logiciels abolis, et par conséquent ils ne seraient plus la cause d'aucun litige. Mais si litige il y a, alors je focalise mes comptes-rendus et analyses sur les droits que ces sociétés détiennent, non seulement en termes d'étendue de leurs brevets, mais également sur des questions d'ordre procédural, telles que le nombre de brevets qu'elles peuvent présenter devant un jury, ou les dommages et intérêts auxquels elles peuvent prétendre.
La situation actuelle n'est pas de nature à faire en sorte que le système s'effondre. Mais il y a un taux de croissance préoccupant des litiges et de la collecte de royalties, et si la défense des brevets continue de croitre à ce rythme, il y aura une implosion qui forcera les politiciens à intervenir. Pour l'heure les politiques, dans les grandes largeurs, n'entendent rien à ces problèmes, parce que les brevets sont un savant mélange de considérations techniques, légales et économiques. Mais si la situation devenait intenable, ils pourraient suivre une perspective draconienne et prendre des mesures qui seraient impensables actuellement.
Certains considèrent qu'une personne créant de la valeur devrait pouvoir en tirer profit, et les brevets pour les appareils physiques semblent avoir démontré leurs vertus pour l'innovation. Puisqu'il est possible de breveter un objet physique, ne pensez-vous pas qu'il devrait pouvoir être possible de protéger le même objet pour peu qu'il fonctionne virtuellement sur l'écran d'un ordinateur?
FM : Je suis d'accord pour dire que la présence d'un logiciel informatique ne devrait pas rendre d'autres innovations impossibles à breveter. Mais c'est là que c'est compliqué : où est-ce qu'on place la limite ? Dans l'Union européenne, on n'a trouvé aucune solution à cela, et il y a actuellement un processus en Nouvelle-Zélande qui démontre également qu'il est impossible de séparer les brevets logiciels des autres brevets, sauf peut-être pour les brevets chimiques et pharmaceutiques.
Qu'en est-il des algorithmes innovants et qui apportent de la valeur ? Est-ce que le fait que les brevets logiciels reposent sur de subtiles tournures de langage les condamne à surcharger les administrations de doublons ?
FM : Un des problèmes auxquels les bureaux d'attribution de brevets font face, c'est que nombre de précédents ou "prior art" (des technologies existantes qui ne devraient pas être brevetées parce qu'elles existent déjà au moment du dépôt de brevet) n'existent pas sous la forme de brevets, mais simplement sous forme de logiciel. Les examinateurs des brevets ne peuvent décemment pas faire ces recherches, particulièrement dans ces contraintes de temps.
Bien que l'examen d'un dépôt de brevet prenne en général des années, le temps effectivement passé sur chacun d'entre eux est en général d'une quinzaine d'heures. Cela ne suffit pas pour identifier les précédents qui n'ont pas été indexés dans une base de données facilement consultable. Et même dans les bases de données, il y a un problème de terminologie puisqu'il n'y a pas de nomenclature cohérente pour les termes liés aux logiciels.
Il semble que le système, à travers ses jurisprudences, se dirige lentement vers la constitution d'un banc de "gros poissons" qui disposent d'un portefeuille conséquent de brevets et qui peuvent contre-attaquer, mais qui ne laissera que peu de place, voire plus du tout, aux petites structures innovantes. Bien que cela constituerait en soi un équilibre des forces, que pensez-vous qu'il faille faire pour permettre aux petites entreprises d'avoir leurs chances dans les technologies de l'information ?
FM : Les petits acteurs peuvent bien s'en sortir dans le système actuel s'ils ne fabriquent pas de produit du tout, auquel cas ils peuvent tâcher de faire fructifier leurs brevets, ou s'ils fabriquent des produits qui sont très spécialisés afin qu'ils aient peu de chances de violer un brevet existant — par exemple les bibliothèques logicielles qui ne servent qu'un seul type de tâche, comme le chiffrement.
Les petites sociétés peuvent également espérer "passer entre les mailles du filet" des détenteurs de brevets durant un certain temps, en espérant que pendant ce temps elles pourront atteindre une taille qui leur permettra de mieux se défendre.
Nous avons interrogé Florian Mueller, qui après avoir milité contre les brevets logiciels en Europe, est devenu un fin observateur de ces remous judiciaires sur son blog FOSS Patents.
Pourriez-vous définir sommairement ce qui vous semble mauvais ou hors d'usage dans le système de brevetage américain ?
Florian Mueller : Certains des problèmes auxquels le système de brevetage américain fait face sont spécifiques aux États-Unis, comme le coût extrêmement élevé des litiges et la difficulté de recouvrir les frais de justice auprès de la partie perdante. D'autre part, l'US Patents & Trademark Office attribue des brevets de qualité particulièrement piètre. Mais le problème sous-jacent tient dans l'inflation des brevets, un problème que nous connaissons également en Europe. Les bureaux d'attribution de brevets autour du globe accordent des brevets en tel nombre qu'il est difficile de s'assurer de leur qualité. Malheureusement, cette tâche est souvent laissée à ceux qui doivent se défendre en justice.
Que pensez-vous qu'il faudrait faire pour améliorer la situation ?
FM : Je pense que le problème devrait être attaqué sous plusieurs angles en parallèle. La qualité des brevets doit être améliorée, aux États-Unis plus qu'ailleurs. Les procédures judiciaires portant sur des brevets sans fondement doivent être découragées, par exemple en faisant en sorte que les parties qui intentent des procédures qui n'aboutissent pas payent les frais de justice de la défenderesse.
Il est également important de faire en sorte qu'un brevet puisse être remis en question de manière effective durant une procédure. La décision récente de la Cour Suprême des États-Unis concernant Microsoft contre i4i a été particulièrement décevante, parce qu'elle a soutenu le principe d'une "forte présomption de validité" des brevets accordés par l'USPTO. Étant donné la faible qualité générale des brevets accordés par l'USPTO, une telle "forte présomption de validité" n'est absolument pas justifiée.
Pensez-vous que les brevets logiciels puissent être en mesure de stimuler l'innovation, ou vous semblent-ils condamnés à la contrecarrer quoiqu'il arrive ?
FM : J'ai mené une campagne contre les brevets logiciels en Europe — NoSoftwarePatents.com — en 2004 et 2005. Je pense que cela dit clairement ma position. Cependant, je ne suis plus actif politiquement. Mon centre d'intérêt a basculé et je me focalise maintenant sur l'analyse des litiges portant sur les brevets du mobile, les accords de licences et les transactions.
Existe-t-il selon vous un système de brevet qui fasse les choses convenablement ?
Non.
Comment pourrait-on se prémunir du patent trolling ? Est-ce que vous faites une distinction entre des sociétés "fabless" (sans usines de fabrication) qui accordent des licences, comme ARM ou le MPEG-LA, et qui créent de la valeur sans pour autant fabriquer de produits, et d'autres comme Intellectual Ventures ou Lodsys ?
FM : Je ne pense pas que la question soit un problème de "trolls". Si un brevet est une invention légitime, il n'y a pas de raison qu'on ne procède pas à une division de la tâche entre une personne A qui crée une invention, une entité B qui prenne en charge le business des accords de licence (ce qui malheureusement mène parfois à des litiges), et une entité C qui fabrique les produits mettant en œuvre les inventions déclarées dans le brevet. Mais le brevet doit être légitime en premier lieu, et c'est là qu'est le problème. J'ai plus de problèmes avec la légitimité de bien des brevets qu'avec leurs détenteurs.
Vous vous êtes fait connaître par votre activisme à l'encontre des brevets logiciels, mais votre blog donne l'impression que vous vous employez à souligner les droits des détenteurs de brevets : est-ce dans l'espoir de voir le système s'effondrer sous sa propre masse et ses contradictions ?
FM : Je ne défends pas les droits des détenteurs de brevets — je me contente d'expliquer ce qu'il se passe dans les litiges principaux et je m'efforce de faire des prédictions raisonnablement exactes quant à leurs conséquences. Je suis comme un pacifiste qui serait devenu reporter de guerre. Je sépare mon point de vue personnel de mes observations et analyses. Lorsque je donne un compte-rendu des problèmes, je ne veux pas substituer mon point de vue sur le monde dans lequel j'aimerais vivre à ma compréhension du monde dans lequel nous vivons de manière effective.
J'aimerais voir tous les brevets logiciels abolis, et par conséquent ils ne seraient plus la cause d'aucun litige. Mais si litige il y a, alors je focalise mes comptes-rendus et analyses sur les droits que ces sociétés détiennent, non seulement en termes d'étendue de leurs brevets, mais également sur des questions d'ordre procédural, telles que le nombre de brevets qu'elles peuvent présenter devant un jury, ou les dommages et intérêts auxquels elles peuvent prétendre.
La situation actuelle n'est pas de nature à faire en sorte que le système s'effondre. Mais il y a un taux de croissance préoccupant des litiges et de la collecte de royalties, et si la défense des brevets continue de croitre à ce rythme, il y aura une implosion qui forcera les politiciens à intervenir. Pour l'heure les politiques, dans les grandes largeurs, n'entendent rien à ces problèmes, parce que les brevets sont un savant mélange de considérations techniques, légales et économiques. Mais si la situation devenait intenable, ils pourraient suivre une perspective draconienne et prendre des mesures qui seraient impensables actuellement.
Certains considèrent qu'une personne créant de la valeur devrait pouvoir en tirer profit, et les brevets pour les appareils physiques semblent avoir démontré leurs vertus pour l'innovation. Puisqu'il est possible de breveter un objet physique, ne pensez-vous pas qu'il devrait pouvoir être possible de protéger le même objet pour peu qu'il fonctionne virtuellement sur l'écran d'un ordinateur?
FM : Je suis d'accord pour dire que la présence d'un logiciel informatique ne devrait pas rendre d'autres innovations impossibles à breveter. Mais c'est là que c'est compliqué : où est-ce qu'on place la limite ? Dans l'Union européenne, on n'a trouvé aucune solution à cela, et il y a actuellement un processus en Nouvelle-Zélande qui démontre également qu'il est impossible de séparer les brevets logiciels des autres brevets, sauf peut-être pour les brevets chimiques et pharmaceutiques.
Qu'en est-il des algorithmes innovants et qui apportent de la valeur ? Est-ce que le fait que les brevets logiciels reposent sur de subtiles tournures de langage les condamne à surcharger les administrations de doublons ?
FM : Un des problèmes auxquels les bureaux d'attribution de brevets font face, c'est que nombre de précédents ou "prior art" (des technologies existantes qui ne devraient pas être brevetées parce qu'elles existent déjà au moment du dépôt de brevet) n'existent pas sous la forme de brevets, mais simplement sous forme de logiciel. Les examinateurs des brevets ne peuvent décemment pas faire ces recherches, particulièrement dans ces contraintes de temps.
Bien que l'examen d'un dépôt de brevet prenne en général des années, le temps effectivement passé sur chacun d'entre eux est en général d'une quinzaine d'heures. Cela ne suffit pas pour identifier les précédents qui n'ont pas été indexés dans une base de données facilement consultable. Et même dans les bases de données, il y a un problème de terminologie puisqu'il n'y a pas de nomenclature cohérente pour les termes liés aux logiciels.
Il semble que le système, à travers ses jurisprudences, se dirige lentement vers la constitution d'un banc de "gros poissons" qui disposent d'un portefeuille conséquent de brevets et qui peuvent contre-attaquer, mais qui ne laissera que peu de place, voire plus du tout, aux petites structures innovantes. Bien que cela constituerait en soi un équilibre des forces, que pensez-vous qu'il faille faire pour permettre aux petites entreprises d'avoir leurs chances dans les technologies de l'information ?
FM : Les petits acteurs peuvent bien s'en sortir dans le système actuel s'ils ne fabriquent pas de produit du tout, auquel cas ils peuvent tâcher de faire fructifier leurs brevets, ou s'ils fabriquent des produits qui sont très spécialisés afin qu'ils aient peu de chances de violer un brevet existant — par exemple les bibliothèques logicielles qui ne servent qu'un seul type de tâche, comme le chiffrement.
Les petites sociétés peuvent également espérer "passer entre les mailles du filet" des détenteurs de brevets durant un certain temps, en espérant que pendant ce temps elles pourront atteindre une taille qui leur permettra de mieux se défendre.