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Livre numérique : monopoles croisés

Arnaud de la Grandière

vendredi 18 mai 2012 à 19:34 • 21

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Quelle inextricable situation pour la justice américaine ! En lançant une procédure pour entente illicite à l'encontre d'Apple et de cinq éditeurs, le Département de la Justice met le doigt sur un véritable imbroglio : à y regarder de plus près, il semble que la justice va devoir choisir son camp entre deux positions dominantes opposées, sur deux niveaux différents du marché.

Entre Charybde…

Avant qu'Apple ne vienne mettre les pieds dans le nœud de vipère, c'est Amazon qui faisait la pluie et le beau temps du monde de l'édition. Ne serait-ce que sur la vente de livres "papier", qui constitue son cœur de métier initial, Amazon bénéficie d'une force de frappe face à laquelle nulle chaîne de libraires, aussi imposante soit-elle, ne peut s'opposer : lorsqu'au mieux les magasins "brick and mortar" distribuent des livres dans une poignée de pays, Amazon dispose de la planète entière comme marché potentiel.

À ce titre, Amazon dispose d'une place de choix pour négocier ses tarifs d'achat auprès des éditeurs : la société fait fonctionner la loi de l'offre et de la demande à plein régime, bénéficiant de conséquentes remises sur ses achats en gros, remises qui permettent à leur tour de proposer des tarifs avantageux aux consommateurs, réamorçant ainsi la pompe du cercle vertueux.

Les éditeurs se sont rapidement retrouvés dans une situation délicate, avec un partenaire encombrant qui dicte leur politique tarifaire, mais contre lequel aucun contre-pouvoir ne semble pouvoir faire face. En l'absence d'un autre interlocuteur de poids équivalent, les éditeurs se sont retrouvés pieds et poings liés, tout en s'attirant l'agacement de leurs autres partenaires qui ne peuvent bénéficier des mêmes conditions, à leur propre détriment.

Lorsqu'Amazon s'est lancée de tout son poids dans le livre numérique, les choses sont devenues plus épineuses encore. Le site internet a souhaité donner toutes ses chances à ce marché naissant, en proposant les tarifs les plus bas possible. La démarche était somme toute logique : avec des livres dématérialisés, plus de coût de fabrication ni de coûts de distribution à amortir, et les consommateurs dépendent d'un appareil intermédiaire pour les lire, nécessitant lui-même un investissement, il était donc tout naturel de proposer les livres numériques à un tarif moindre que leurs équivalents papier. C'est donc ce qu'Amazon a fait, allant jusqu'à vendre les livres numériques à perte au tarif de 9,99 $ pour inciter les consommateurs à passer au Kindle.



Mais en procédant de la sorte, Amazon n'a fait que rendre la situation des éditeurs plus inconfortable encore : si la société de Jeff Bezos était encore loin d'être la seule à vendre des livres physiques, le marché du livre numérique est en revanche beaucoup plus vierge. Mécaniquement, en proposant les livres numériques moins chers que les livres papier, cela induit un déséquilibre qui se fera en faveur d'Amazon, en la rendant plus incontournable encore.

On peut d'ailleurs se demander dans quelle mesure Amazon n'avait pas dans l'idée de pratiquer la politique de la terre brûlée : sachant qu'elle ne dégage pas de bénéfices sur la vente de livres numériques, que ses marges sur le Kindle doivent également être proches du néant eu égard à son prix de vente, et que par ailleurs elle poursuit clairement une logique de plateforme sur le Kindle Store en proposant ses livres numériques sur toutes les autres machines, l'objectif était manifestement d'obtenir la domination de ce marché au plus vite, quitte à trouver un modèle économique par la suite.

Cette approche rappelle furieusement celle des start-ups (notamment pour l’e-commerce) au tournant du millénaire, juste avant l'implosion de la bulle spéculative. Ce modèle demeure toujours jusqu'à nos jours, il suffit pour cela de voir le rachat d'Instagram pour un milliard de dollars par Facebook alors que la société n'avait pas la moindre source de revenus. Mais si Amazon elle-même a commencé sa carrière à fonds perdu, elle n'en a pas moins obtenu ses premiers bénéfices dès 2001.

L'affaire relève de l'anecdotique, mais illustre bien les bouleversements de ce marché : disposant du plus grand nombre de librairies au kilomètre carré sur le territoire américain, le quartier de Harvard Square à Cambridge dans le Massachusetts voit ses librairies fermer les unes après les autres depuis l'avènement du web, de Curious George à Globe Corner. Pour résister, la librairie Harvard Book Store ne propose rien de moins que le prêt-à-imprimer : l'illustre maison, qui fête son quatre-vingtième anniversaire cette année, a investi dans une presse qui fabrique en quatre minutes l'un des cinq millions de titres disponibles sous forme numérique. Elle va même jusqu'à les livrer dans la communauté d'agglomération le jour même par vélo-porteur.



Étant donné ses pratiques, Amazon tire tout le parti possible de sa position conséquente dans le monde de l'édition. À tel point que certaines voix s'élèvent face à l'initiative du DoJ, l'accusant de s'attaquer à une position dominante de façade pour favoriser une position dominante de fait.

Dans ce contexte, nulle surprise donc à ce que les éditeurs aient accueilli Apple comme le Messie.

…et Scylla

Si Apple s'était conformée au modèle de l'achat en gros, ses volumes ne lui auraient pas permis de s'ajuster sur les tarifs d'Amazon, d'autant moins que le Kindle Store était d'ores et déjà disponible sur iOS alors que l'iBookStore a vocation à lui rester exclusif. La seule manière pour Apple d'être compétitive sur les tarifs de vente, c'était bien de casser tout le modèle.

Elle a donc non seulement proposé le modèle d'agence aux éditeurs, mais également exigé d'obtenir un tarif au moins équivalent à ce qui est proposé à ses concurrents. Ce qui a eu pour effet de passer tout le marché au modèle d'agence, malgré une résistance acharnée d'Amazon, qui a fini par céder sous la pression des éditeurs.

En somme, au lieu que ce soit aux revendeurs de fixer leurs tarifs de vente et d'ajuster leurs marges comme bon leur semble, ils bénéficient d'un prix d'achat et d'une marge fixe, permettant ainsi aux éditeurs de fixer eux-mêmes le prix de vente final des livres numériques. S'en est suivi une majoration du prix de vente de tous les livres numériques, allant même jusqu'à coûter plus cher que leur équivalent papier…

Et c'est là où la justice s'en mêle : de toute évidence, si la concurrence d'Apple face à Amazon a permis aux éditeurs de reprendre l'avantage, ça n'aura pas été au bénéfice des lecteurs qui voient le prix des livres augmenter. La concurrence étant vouée à proposer mieux pour moins cher, le dispositif anti-trust s'est mis en branle, accusant Apple et les éditeurs d'entente illicite sur les prix, ce dont Apple se défend farouchement.

La firme à la pomme présente la légitimité de son modèle en soulignant que c'est déjà celui mis en place pour les applications sur l'App Store. Elle omet toutefois d'indiquer qu'il en est tout autrement pour l'iTunes Store, où Apple est à la musique ce qu'Amazon a été au livre, en fixant elle-même les prix et en étant à son tour un partenaire de premier plan très encombrant pour l'édition phonographique.



Les maisons de disque ont en effet dû se lancer dans un éprouvant bras de fer avec iTunes pour enfin obtenir de proposer différentes options tarifaires en lieu et place des 99 centimes appliqués auparavant à l'intégralité du catalogue. À cet égard, Apple aura fini par se montrer plus souple qu'Amazon, mais elle n'en est pas moins une partenaire aussi gênante qu'indispensable : passée premier disquaire au monde, toutes catégories confondues, les maisons de disque ne peuvent plus depuis longtemps se permettre le luxe de se passer d'Apple, ce qui lui donne un puissant levier pour infléchir toutes les négociations à son avantage. Seul élément qui rachète quelque peu sa position : Apple ne gagne directement que quelques miettes avec iTunes, son propos étant d'offrir un écosystème à ses appareils pour leur donner d'autant plus d'intérêt pour les consommateurs.

La libre concurrence est en tout état de cause un problème épineux en matière d'œuvres de l'esprit. Hormis les œuvres du domaine public, elles sont exclusives aux éditeurs qui en disposent dans leurs catalogues, et ne connaissent, par nature et de par leur caractère unique, aucun équivalent comparable ailleurs. Difficile en l'état de faire jouer la concurrence sur ce qui n'en a pas, en dehors de la seule compétition pour des budgets culturels limités. Mais si l'Europe se penche également sur le cas de l'iBookStore, ce débat ne concerne pas la France, qui l'a tranché en 1981 avec la loi Lang sur le livre : de par la loi, ce sont les éditeurs qui fixent le prix des livres dans l'Hexagone, les revendeurs n'ayant comme unique marge de manœuvre qu'une réduction de 5% à titre de promotion exceptionnelle. À ce titre, le modèle d'agence de l'iBookStore est en droite ligne avec la législation française.
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