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Le secret de polichinelle de l'optimisation fiscale d'Apple

Anthony Nelzin-Santos

lundi 30 avril 2012 à 20:00 • 68

AAPL

De tout temps, les grandes sociétés ont cherché à profiter de failles ou de leviers dans les législations pour payer moins d'impôts, notamment les multinationales, qui peuvent profiter de leur structure pour alléger leur charge fiscale. Personne n'ignore tout à fait l'existence de ces montages complexes de filiales et de holdings se transférant des actifs par le biais de pays à la fiscalité particulièrement basse, faisant disparaître autant d'impôts et autres charges. Le New York Times a néanmoins surpris en consacrant un épais dossier à la question par le prisme de la seule Apple, quelques semaines à peine après avoir attaqué la firme de Cupertino sur la question des conditions de travail de ses sous-traitants en Chine.

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Breaburn Capital : une pomme au parfum des billets verts
À quatre heures de Cupertino, le lac Tahoe fait partie des villégiatures favorites des cadres d'Apple : la société n'a aucun bureau dans la région, aucun entrepôt, aucun labo, pas même le moindre sous-traitant, et le cadre est idyllique. À 70 km de là pourtant est situé le centre névralgique de la comptabilité : le bureau de sa filiale Braeburn Capital, au fond d'un couloir d'un immeuble anonyme de Reno. Cupertino, Californie, 8,84 % d'impôt sur les sociétés. Reno, Nevada, 0 % d'impôt sur les sociétés.

L'existence de Braeburn Capital n'est un secret pour aucun observateur d'Apple : cette filiale qui porte le nom d'une pomme acidulée très populaire a été créée en avril 2006, au moment où Apple a commencé sa formidable ascension boursière et financière. Elle est gérée par deux personnes, un cadre junior et un cadre senior, qui répondent directement à Peter Oppenheimer, le directeur financier d'Apple — ce n'est en fait rien d'autre qu'une coquille vide montée à des fins de tax avoidance, un évitement licite de l'impôt qualifié par certains d'optimisation fiscale, par d'autres d'évasion fiscale.

Le principe est simple, connu, et répandu, notamment dans l'industrie informatique : lorsqu'un produit d'une société est acheté sur le sol américain, une partie du produit de la vente est reversé à une filiale domiciliée dans un état à la fiscalité avantageuse, versant ainsi moins d'impôts que prévu. Dans le cas d'Apple, le gain est double : l'argent transféré à Braeburn n'est pas imposé au Nevada (alors qu'il le serait à 8,84 % en Californie), et Apple investit cet argent en actions, bons et produits financiers dont les plus-values ne sont pas non plus imposées à Reno. Il est même triple : par le biais de diverses législations, la présence d'un bureau d'Apple dans le Nevada réduit son imposition dans plusieurs états américains, dont certains de ses plus gros marchés comme la Floride ou le New Jersey.

L'ensemble de ces leviers permet à Apple d'économiser plusieurs milliards de dollars d'impôts par an. De nombreuses sociétés utilisent les mêmes mécanismes : comme des milliers d'entreprises, Facebook est domiciliée dans le Delaware, état à l'imposition réduite, alors que ses bureaux sont en Californie. Microsoft utilise une structure très similaire à celle d'Apple et facture via une société dans le Nevada alors que son campus est dans l'état de Washington. Des dizaines de milliards de dollars échappent ainsi aux états chaque année, et pas uniquement dans le domaine des hautes technologies.

iTunes S.à.r.l. : une coquille vide qui rapporte
À cette « optimisation » à l'échelle nationale en répond une autre à l'échelle internationale : Apple maintient des bureaux au Luxembourg ou à Singapour pour procéder de la même manière en Europe et en Asie. Les Européens sont ainsi sans doute plus familiers d'iTunes S.à.r.l., la filiale d'Apple qui leur facture depuis 2004 tous leurs achats sur l'iTunes Store, qu'ils soient effectués depuis un ordinateur localisé en France, en Belgique, en Espagne où ailleurs dans l'espace communautaire.

On parle là encore d'une coquille vide : les bureaux du 8 rue Heinrich Heine accueillent moins de cinquante employés et ne se signalent au monde que par le biais d'une boîte à lettres discrète. Apple profite ici du caractère dématérialisé d'iTunes pour appliquer strictement le droit européen : tant que les transactions transitent par le Luxembourg, elles sont imposées dans le Grand Duché, peu importe leur origine. Or le Luxembourg propose un des taux de TVA parmi les plus faibles du continent, 15 %.

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La boîte à lettres d'iTunes S.à.r.l. (source : Owni)


Vendeur en ligne, Amazon utilise aussi le Luxembourg comme plaque tournante de sa facturation européenne, notamment pour les livres électroniques. Dans ce domaine d'ailleurs, on touche à l'hypocrisie du système : alors qu'on aurait tôt fait de faire des états les victimes de cette grande évasion, ils en sont bien partie prenante. De la même manière que les états américains font les yeux doux aux entreprises en leur accordant des cadeaux fiscaux, les gouvernements européens se sont lancés dans une course à l'échalote pour accueillir les géants de la Silicon Valley.

La France veut baisser la TVA sur le livre numérique à 7 %, moins que le Luxembourg ? Le Grand Duché répond en baissant la sienne à 3 % — mieux vaut toucher moins que rien. On peut sans aucun doute critiquer l'éthique très refoulée des multinationales, mais on ne peut le faire sans remarquer le cynisme absolu des états qui les accueillent. Un aspect totalement oublié par le dossier du New York Times, voire renversé.

Un sandwich hollandais et un double irish : le menu des comptables
Ces systèmes restent cependant bien simplistes face aux véritables montages que sont le « double irish » et le « sandwich hollandais », des recettes de comptables pour perdre quelques points d'imposition. Comme l'expliquait Écrans fin 2010, Google est le spécialiste de ces pratiques, aussi utilisées par Microsoft, Facebook, et donc Apple.

Le premier volet est le montage d'un « double irish », une structure de deux sociétés domiciliées en Irlande qui vont se transférer des actifs tangibles et intangibles. La première est une filiale d'une holding domiciliée dans un paradis fiscal comme les Bermudes : la maison-mère lui reverse l'intégralité de ses actifs intangibles, comme ses brevets et ses marques. La deuxième est une filiale géographique aux frontières étendues qui concentre ainsi l'essentiel des revenus de la maison-mère hors des États-Unis : elle reverse une grande partie de ces revenus à la holding des Bermudes sous forme de royalties au titre de l'exploitation des brevets. Le deuxième volet est le montage d'un « sandwich hollandais » : si ce paiement passe d'abord par une société intermédiaire dans un pays comme les Pays-Bas, la transaction est exemptée de prélèvements, en vertu de la législation irlandaise.

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Double irish et sandwich hollandais chez Google (source : Écrans).


Apple procède d'une manière similaire, quoique moins sophistiquée : elle accueille deux sociétés sur son campus de Cork, Apple Operations International et Apple Sales International. Elles servent d'abord à transférer des brevets depuis la Californie, et ce afin que leurs royalties soient imposées à 12,5 %, le taux irlandais, plutôt qu'à 35 %. Elles servent aussi à collecter les revenus de la zone Europe-Moyen-Orient-Afrique de la société, là encore pour les soumettre à une imposition plus faible que dans les différents pays de cette zone (lire : Les Anglais aimeraient qu'Apple paie plus d'impôts). Elles sont enfin contrôlées en partie par une filiale domiciliée comme on s'y attend dans un paradis fiscal, ici les Îles Vierges britanniques, Baldwin Holdings. Une autre filiale au nom de pomme — et une qui supporte bien le transport, les avocats d'Apple ont le sens de l'humour — qui n'est soumise à aucune imposition et travaille en dollars.

On aurait néanmoins tort de considérer que l'implantation d'Apple en Irlande n'est motivée que par des intérêts fiscaux. Il faut là encore mettre les états dans la balance : comme le rappelle Owni, la structure du marché de l'emploi favorisait l'implantation des géants de la Silicon Valley. Installée à Cork depuis septembre 1980, Apple a converti son usine en centre logistique (la plateforme d'appels d'AppleCare pour l'Europe y est hébergée), et elle devrait recruter 500 employés supplémentaires pour un total de 3 300, après 350 embauches en 2011. La firme de Cupertino fait donc d'une pierre deux coups.

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Le site d'Apple à Cork.


Un lobbying intense pour favoriser le statu quo
Grâce à cette toile de près de 400 sociétés imbriquées, Apple est au final imposée à moins de 5 % à l'échelle mondiale — c'est très peu, mais des sociétés entièrement dématérialisées comme Google parviennent à faire encore mieux. Comme le précise le New York Times, les entreprises informatiques ont là un véritable avantage par rapport aux sociétés d'autres secteurs : les 71 entreprises du monde technologique comprises dans l'indice S&P sont soumises à des taux d'imposition un tiers inférieur à ceux des autres entreprises du même indice. Il n'est donc pas étonnant qu'Apple, Google, Microsoft et leurs camarades soient en pointe d'un lobbying visant à préserver le statu quo.

Ces trois sociétés sont ainsi à la tête d'une coalition visant à obtenir du Sénat américain une vacance fiscale leur permettant de rapatrier leurs réserves de cash de l'étranger vers les États-Unis. On touche là à toute l'ironie de la chose : si 75 des 110 milliards de dollars de liquidités d'Apple sont en dehors du sol américain, c'est précisément parce que la stratégie d'« optimisation fiscale » de la société marche à fond ! Plus de 40 % des bénéfices d'Apple devraient être hébergés aux États-Unis. Le législateur américain ne s'est pas encore prononcé définitivement sur la question — mais est pour le moment plutôt opposé, et pour cause : cette mesure permettrait certes de faire rentrer de l'argent dans le pays et de favoriser des investissements, mais 8 milliards de dollars annuels échapperaient au gouvernement fédéral.

À l'article du New York Times, Apple a répondu comme toutes les sociétés répondent sur le sujet, en mentionnant leur contribution à l'économie de manière directe et indirecte. La firme de Cupertino a ainsi rappelé qu'elle payait cinq milliards de dollars d'impôts à l'échelle fédérale et des états — un montant qui inclut les impôts… des employés ! Elle s'est aussi fendue d'une nouvelle leçon sur sa contribution à l'« app economy », 500 000 emplois qui n'existaient pas avant 2007 et la présentation de l'iPhone — là encore avec un raccourci énorme, puisque ce demi-million de personnes n'est pas employé par Apple. De mauvaises réponses donc, mais la question elle-même n'était peut-être pas la bonne.

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« Et si je mettais "Apple" à la place de "multinationales" ? Stoppez les rotatives ! » (source : Joy of tech)


L'« optimisation » fiscale n'est pas un secret, et Apple ne serait jamais devenue la première société du monde en termes financiers sans une solide connaissance de tous les leviers du système capitaliste. Illégal ? Absolument pas, les états eux-mêmes en profitent. Immoral ? Sans doute, et d'un cynisme absolu. Reste qu'en traitant le sujet par le seul prisme d'Apple, le New York Times fait preuve d'un excès de facilité, comme il l'avait fait en abordant les conditions de travail chez les sous-traitants chinois des sociétés informatiques : Apple est aujourd'hui le fil conducteur d'une narration journalistique extrêmement et grossièrement simplifiée.

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