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Quand les supports influaient sur les œuvres

Arnaud de la Grandière

lundi 19 mars 2012 à 22:30 • 35

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L'avènement de la dématérialisation des médias a eu des conséquences plus discrètes en apparence que dans leur utilisation et leur distribution : la création même en a été bouleversée.



En effet, le support physique a été une contrainte en tant que telle, qui devait être prise en compte dans le processus créatif, et qui a eu une influence sur la forme.

Certaines contraintes sont évidentes, par exemple pour la musique : la durée totale d'un album n'a désormais virtuellement plus de limites imposées. D'autres sont plus subtiles pour le consommateur, mais pas moins sans conséquence pour les créateurs.

Ad libitum (littéralement)

Puisqu'il est question de musique, revenons deux générations de format en arrière, avec le disque microsillon. La qualité de rendu de ce support analogique était directement associée à la vitesse de rotation, et pour cause, puisque d'elle dépendait la quantité d'informations lue sur une période donnée. Comme le disque ne comporte en réalité qu'un seul sillon en spirale, l'extérieur du disque était donc d'une meilleure définition que l'intérieur. À tel point que certaines œuvres, notamment des œuvres classiques, ont été gravées "à l'envers", c'est-à-dire avec une spirale qui part du centre du disque vers l'extérieur, afin que le crescendo final bénéficie d'une meilleure qualité sonore.

D'autre part, les disques étaient réversibles, chaque face d'un 33 tours durant de 20 à 30 minutes, il fallait donc nécessairement une césure dans la musique à cet instant. La répartition des titres selon leur durée devait tenir compte de cette contrainte, tout comme d'ailleurs les concepts-albums aux titres parfois exceptionnellement longs. Le CD a permis de s'affranchir de cette césure à hauteur de 80 minutes consécutives, avant même que la musique dématérialisée ne permette d'aller au-delà (l'album Soulnessless de Terre Thaemlitz, exclusivement distribué de manière numérique, monte le compteur à plus de 32 heures…)

Le cinéma sur pellicule connaissait une contrainte similaire : le changement de bobine lors de sa projection. Un long métrage tient sur plusieurs bobines de pellicule. Lors de la projection, le projectionniste doit basculer d'une pellicule sur l'autre à l'aide de repères visuels à même l'image du film. Ces petits ronds (ou ovales si le film est anamorphosé), s'affichent dans le coin supérieur droit de l'image à deux reprise : la première pour indiquer le changement imminent de bobine, et la seconde pour que le projectionniste effectue la bascule de bobine.



Les projectionnistes avaient également une astuce pour avoir un signal sonore indiquant le basculement de bobine, une petite cloche dont le mécanisme s'appuyait sur la bobine elle-même, et qui était la cause des rayures verticales de l'image lorsqu'il manquait de lubrifiant.



Le changement de bobine avait une conséquence plus importante encore, cette fois au niveau créatif : lors de la projection, celui-ci était manuel et imprécis et ne pouvait donc se faire à l'image près. Il imposait donc un changement de scène à l'image : impossible de maintenir un plan, un son, ou même un dialogue, d'une bobine à l'autre. Le changement de bobine impose une interruption dans le processus narratif. D'autant que l'image "saute" à l'écran lors du passage d'une bobine à l'autre, et qu'il vaut donc mieux le faire durant un fondu au noir. Non seulement cette contrainte technique du support physique impose un changement de scène à un instant donné, mais il impose même l'effet de transition d'une scène à l'autre (quoique nombre de films ont malgré tout fait l'impasse sur ce dernier).

Toutes ces contraintes disparaissent avec le cinéma numérique, projeté d'une seule traite à partir de disques durs. Les scènes peuvent alors avoir toute la durée requise par l'histoire elle-même. Mais en amont de la projection, la dématérialisation va jusqu'aux techniques de tournage, et là encore elle libère le processus créatif. Les caméras numériques, telles que la RED EPIC, ne stockent plus les images sur pellicules, mais sur des disques SSD, et donc sans le moindre mécanisme. Ainsi, il devient possible de tourner des plans qui n'exigent plus la stabilité absolue de la caméra. Autrefois, de simples tressaillements rendaient le tournage impossible, puisque le fragile mécanisme de la caméra exigeait un alignement précis de la pellicule. Mieux encore, ces caméras sont devenues infiniment plus maniables, puisque débarrassées de leurs encombrants magasins de pellicules. Il devient donc possible de tourner des scènes autrefois impensables uniquement à cause du support physique.



Mais la dématérialisation a touché en premier lieu une autre partie du cinéma avant même le tournage ou la projection, il s'agit bien évidemment de la post-production. Faisons cependant abstraction des outils de traitement numérique de l'image, qui n'ont à proprement parler pas dépendu du support ou de son absence. Le montage, en revanche, s'est trouvé libéré de bien des contraintes dès l'instant où il s'est affranchi du support. Alors qu'il fallait autrefois physiquement couper ou scotcher la pellicule, le montage virtuel a libéré l'expérimentation du monteur sans perte de temps, et même permis de réaliser de virtuoses prouesses autrefois impensables avec le support physique.

Assez paradoxalement, cet affranchissement des contraintes imposées par le support peut avoir un impact négatif sur la création, puisqu'elle se nourrit, entre autres, des contraintes. Mais s'il n'y a plus de support, il reste toujours un format. La technique conserve malgré tout bon nombre de limites : le rapport d'image, le nombre d'images par seconde, la compression vidéo, la focale, l'éclairage, les contraintes de temps et/ou de budget, et bien d'autres, sont autant d'éléments qui continuent d'imposer leur férule aux artistes, et qui exigent des choix de leur part.

La dématérialisation poursuit son évolution, avec le streaming et le cloud, les œuvres ne sont même plus sur nos disques durs. Ces données éthérées, sans incarnation, bien qu'elles soient encore stockées sur des serveurs, perdent un peu plus de leur substance physique pour ne plus vivre que dans le "nuage". L'ironie du sort, c'est que les œuvres ont tellement été indissociables de leurs supports que les termes se sont confondus au-delà de leur utilisation : le "film" n'est plus stocké sur un film, à l'image de ce "papier" de MacGeneration d'ailleurs. De quoi rendre les générations à venir quelque peu perplexes sur cette drôle d'étymologie, même si la pellicule perforée de 35 mm restera longtemps encore le symbole graphique du cinéma.

Mais c'est avec ce retour à l'essentiel de la donnée que la captation elle-même devient plus cruciale. Le cinéma a gagné un peu plus de réalisme avec l'avancée de la technologie, avec le son mono, la couleur, le son stéréo, puis surround, le relief… la pellicule, qui s'est pliée sans broncher à la HD, ne sera plus là demain s'il est question d'augmenter encore la définition des écrans. Et c'est bien l'incomplétude des données qui limitera la restitution du réel à mesure que nos capacités à le rejouer plus finement augmenteront. Déjà Hollywood y travaille avec la performance capture, qui n'enregistre plus la façon dont la lumière se réfléchit sur le réel, mais les moindres mouvements des corps dans l'espace, et permet de repositionner une caméra virtuelle à tout endroit après captation. Seuls quelques films de genre s'y prêtent, au prix d'un harnachement pour les acteurs et d'un décor squelettique. Une poignée de films utilisent ce procédé pour l'heure, mais les libertés qu'il offre pourraient bien en faire la norme demain.



La disparition des supports matériels offre de nouvelles latitudes et permet d'explorer de nouveaux horizons, de réaliser des œuvres qui étaient autrefois techniquement infaisables, et ouvre plus largement l'accès à la création. Le talent, lui, reste toujours aussi inégalement partagé.
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