Nous avons appris tout récemment la mort de Michael Spindler, CEO d’Apple de 1993 à 1996, survenue le 5 septembre 2016 après une courte maladie. Né à Berlin en 1942, il a vécu toutes les transformations du monde de l’informatique, de la naissance des mainframes à l’avènement des ordinateurs personnels, et même le développement des premiers appareils mobiles. Embauché par Mike Markkula en 1980, il a gravi tous les échelons de l’organigramme d’Apple, jusqu’à prendre la succession de John Sculley au poste de CEO.
Michael Spindler a débuté sa carrière chez Siemens, en 1966, après avoir obtenu le titre d’ingénieur en génie électrique à la prestigieuse Rheinische Fachhochschule de Cologne. Lassé de travailler sur des aspects aussi techniques que les contrôleurs de bandes magnétiques pour les mainframes, il veut se rapprocher des clients, et rejoint la filiale britannique de Schlumberger spécialisée dans la télémétrie.
Il revient à Munich en 1970, pour endosser le rôle de commercial chez DEC, qui rivalise alors avec IBM sur le marché des mini-ordinateurs. L’histoire raconte qu’il aurait gagné le surnom de « diesel » à l’époque, à la fois parce qu’il était grand et fort, qu’il grommelait plus qu’il ne parlait, et qu’il travaillait sans faillir de l’aube au crépuscule. Mais il ne s’agit que d’une histoire, inventée sans doute dans les années 1980, et reprise ad nauseam malgré les dénégations de l’intéressé.
Après sept ans chez DEC, il sait désormais gérer des équipes et mettre sur pied des stratégies à long terme, mais sait aussi que le micro-ordinateur va détrôner le mini-ordinateur. Spindler quitte Munich pour Bruxelles, où il prend la direction du marketing européen d’Intel. Il rencontre alors Mike Markkula, qui conseille Steve Jobs et Steve Wozniak de longue date, et s’apprête à prendre lui-même la tête d’Apple.
Nous sommes en 1980, et Spindler prend alors la direction du marketing du petit bureau européen d’Apple. La légende veut qu’il n’ait pas reçu de salaire pendant six bons mois, le temps que la société ouvre un compte européen. Apple Europe déménage à Paris l’année suivante : Spindler se distingue avec des campagnes originales et agressives, qui lui valent d’être remarqué à Cupertino.
Mike Markkula voulait retourner à sa retraite dorée, financée par les stock options qu’il avait reçues chez Fairchild et Intel, mais ne comptait pas confier les rênes au jeune et capricieux Steve Jobs. Apple recrute John Sculley, le CEO de Pepsi que Jobs finit par convaincre d’une formule rentrée dans l’histoire1.
Stratège de talent qui a remis Pepsi sur le devant de la scène, Sculley apprécie le talent de Spindler, et plus encore ce qu’il perçoit comme un manque d’ambition. En 1983, il le promeut au rang de vice-président exécutif en charge du marketing, sous la responsabilité de Del Yocam, qui vient de prendre la direction du groupe Apple II. Spindler montre alors le meilleur, mais aussi le pire, de lui-même.
Le meilleur d’abord : un cœur à Cupertino et l’autre à Louveciennes, pour paraphraser son célèbre aphorisme2, il encourage l’internationalisation de la société. Les filiales locales fonctionnent comme des sociétés indépendantes, qui peuvent créer leurs propres campagnes et même concevoir leurs propres produits, comme KanjiTalk, qui a fait la popularité du Mac au Japon.
Le pire ensuite : assailli de crises de panique, Spindler peine à s’exprimer clairement, quand il ne fuit pas ses responsabilités. L’anecdote est fameuse : fraîchement nommé directeur d’Apple USA, Allan Loren voulait se présenter à Spindler, mais ne le trouve pas à son bureau. Quelques minutes plus tard, Spindler sort pourtant de son bureau et vient serrer la main de Loren — s’était-il caché dans son placard ?
Les complexités de la carrière de Spindler se confondent alors avec la complexité des atermoiements d’Apple. Les prétendants à la succession de John Sculley sont disqualifiés les uns après les autres : Del Yocam parce qu’il était un COO autoritaire et cassant, Jean-Louis Gassée parce qu’il a dépensé des dizaines de millions de dollars dans la recherche d’impasses technologiques, Allan Loren parce qu’il n’a pas su redresser Apple USA.
Spindler est nommé à la tête d’Apple Europe. Il met en œuvre sa stratégie « global-local », harmonisant l’offre et les tarifs tout en laissant chaque pays adapter son message, et triple le chiffre d’affaires en deux ans. Sa fortune est renforcée par la disgrâce de ses concurrents : il devient COO en 1990, pousse Jean-Louis Gassée vers la porte, et accède finalement aux plus hautes responsabilités lorsque Sculley est renvoyé en 1993, sur fond d’erreurs stratégiques.
Apple domine toujours le marché des ordinateurs personnels, mais les PC compatibles IBM gagnent des parts de marché, et Windows 95 pointe à l’horizon. Spindler licencie 2 500 salariés, élimine des couches de management, et dynamite les divisions qui ont nourri des querelles internes. Surtout, il prend la décision d’abandonner le marché de l’entreprise pour se concentrer sur le marché du grand public, les petites entreprises, et le monde de l’éducation.
Fervent promoteur de l’architecture PowerPC, il veut occuper les secteurs les plus rentables du marché, comme celui occupé par la gamme PowerBook, et laisser des partenaires concurrencer les tours PC beige. C’est l’ère des « clones », fabriqués comme les processeurs PowerPC par Motorola et IBM3, ainsi que par Power Computing4. Mais c’est déjà trop tard, à la fois sur le plan commercial (Microsoft a verrouillé le marché) et technologique (Apple se perd à la recherche d’un nouveau système d’exploitation).
Les résultats de 1995 ne sont pourtant pas mauvais : il semble que les ventes de Mac repartent à la hausse. À ceci près qu’il ne s’agit pas de ventes aux clients finaux, mais de livraisons aux fournisseurs, à hauteur de 10 % du chiffre d’affaires d’Apple. Les rumeurs d’acquisition, apparues sous Sculley, refont surface. Après avoir refusé une offre d’IBM, Spindler veut faire une proposition très alléchante à Sun, mais le conseil d’administration refuse.
Gil Amelio, membre du conseil d’administration depuis 1994 et par ailleurs CEO de National Semiconductor, est à la manœuvre, et demande le départ de Spindler. Dans une réunion à New York, encore une fois à mi-chemin entre la Californie et la France, Mike Markulla doit lâcher son poulain, seize ans après l’avoir recruté. En même temps qu’elle annonce la nomination de Gil Amelio au poste de CEO, la presse se défoule sur Spindler.
Avant de prendre la tête d’Apple, Spindler avait consulté Regis McKenna. Le publicitaire de génie lui avait conseillé de démissionner, « ou tu mourras à ton bureau et dans deux semaines, plus personne ne se souviendra de toi ». Cette prédiction s’est avérée exacte : malgré son passage par les conseils d’administration de Daimler-Benz et de Bertelsmann, ses investissements dans plusieurs sociétés, et son implication auprès de nombreuses institutions culturelles, Michael Spindler est mort à Mougins dans l’anonymat le plus total.
Nous cherchions à contacter l’ancien CEO d’Apple depuis plusieurs années : la nouvelle de sa mort nous a pris par surprise, d’autant qu’elle intervient de longs mois après. Plusieurs sources et proches nous ont confirmé l’information, dont Jean-Louis Gassée, qui déclare : « Mike était un esprit original, très cultivé, avec des vues géopolitiques d’un niveau élevé sur notre industrie. » Contactée par nos soins, Apple n’a pas souhaité apporter de commentaire. Père de trois enfants, Michael Spindler vivait entre San Francisco et Paris avec sa femme.
« Est-ce que vous comptez passer le reste de votre vie à vendre de l’eau sucrée ? Ou est-ce que voulez me rejoindre et changer le monde ? »↩
À la fin d’un discours pour motiver ses troupes après le départ de Steve Jobs, en 1985, Spindler dit qu’Apple avait deux cœurs : « notre cœur californien, et le cœur de notre filiale locale ».↩
Pour le compte de Radius. IBM était alors tout autant un concurrent qu’un partenaire d’Apple : les deux sociétés travaillaient à une nouvelle architecture de processeurs, qui a donné naissance au PowerPC, qui devait soutenir un nouveau système d’exploitation orienté-objet, Taligent. L’histoire est connue : Taligent s’est révélé être une impasse, Apple s’est tournée vers le développement de Copland, autre impasse qui a précipité l’acquisition de NeXT et la conception de Mac OS X.↩
Finalement achetée par Apple elle-même en 1997.↩