Opinion : Apple change de connecteur ? La belle affaire !

Anthony Nelzin-Santos |

« Ce 12 septembre n'est en réalité pour Apple qu'un nouveau chapitre de sa longue saga sur le thème de l'obsolescence programmée » : en quelques lignes et à grands coups de sophismes, le dernier communiqué de presse des Amis de la Terre remplit la grille de bingo officiel de l'association des rédacteurs spécialisés. Explication de texte.



Les Amis de la Terre



Le connecteur diabolique



Apple devrait présenter demain un nouveau connecteur dock à 9 broches, remplaçant son connecteur dock 30 broches.




En commercialisant aujourd'hui l'iPhone 5, Apple met non seulement en vente un gadget dernier cri, mais impose aussi à ses clients, partenaires et aux producteurs de produits dérivés, une nouvelle donne. Car si le design de l'iPhone 5 marque une rupture avec les modèles précédents, la connectique est, elle aussi, différente : le nouveau chargeur de l'iPhone 5 sera donc incompatible avec les 183 millions d'iPhone, 73 millions d'iPad et 275 millions d'iPod vendus dans le monde. Il en sera de même pour les stations d'accueil et autres chaînes hi-fi : de quoi nous inciter à renouveler tous nos équipements ?




Oui, les Amis de la Terre ont préparé un communiqué de presse entièrement basé sur des rumeurs. Ce communiqué a il est vrai été envoyé sous embargo, mais un embargo n'engage que celui qui le formule si le contenu est imposé de manière non sollicitée au journaliste, et est nul et non avenu sans signature de contrat de confidentialité. Mettons néanmoins de côté le flagrant délit de divination, qui donnera demain lieu à un biais rétrospectif (« je vous l'avais bien dit ! ») — il serait fort étonnant certes que les photos aperçues ces dernières semaines soient démenties, mais c'est déjà arrivé.





L'ONG dénonce à juste titre la « nouvelle donne » imposée par Apple : contrairement à d'autres sociétés, la firme de Cupertino ne travaille pas en bonne intelligence avec ses partenaires, leur imposant le fait du prince grâce à sa stature. Les pratiques d'Apple peuvent se défendre : elle monétise sa réputation et sa R&D en prélevant une licence sur l'utilisation de ses technologies. Elles n'en restent pas moins mesquines, comme le petit garçon qui refuse de partager sa part de gâteau au chocolat parce que c'est son anniversaire.



Les Amis de la Terre ont néanmoins fait un mauvais travail documentaire : une simple recherche Google leur aurait permis d'apprendre que ce sont en fait 351 millions d'iPod, 244 millions d'iPhone et 84 millions d'iPad qui sont en circulation. De quoi renforcer leur argument ? Pas vraiment : Apple le fera certes payer, mais elle procurera un adaptateur, qui devrait permettre dans la plupart des cas de conserver le matériel existant. Ce qu'elle fait depuis dix ans : la position du connecteur dock 30 broches et la forme des appareils n'ont jamais cessé d'évoluer depuis 2001. À chaque fois ou presque que vous achetez un appareil conçu pour les appareils Apple, vous recevez des dizaines d'adaptateurs.



Car ce connecteur est utilisé par Apple depuis dix ans — combien de fois Samsung ou Nokia, à peine évoqués dans ce communiqué de presse, ont-ils changé de connecteur depuis dix ans, eux qui vendent aussi par centaines de milliers d'appareils ? On compte par exemple plus de trente formats de prise chez Nokia pendant la décennie 2000 ; le micro-USB se standardise, Samsung choisit pourtant le PDMI sur ses tablettes. Certes, nous tombons ici dans un argument de la double faute ; ce n'est que pour répondre à l'ad crumenam classique qui suit : Apple aurait plus tort que les autres parce qu'elle est plus riche.



L'infantilisation du consommateur



Plus grande société du monde, marque indiscutablement populaire, Apple est une cible facile — qu'importent les contre-sens et les contre-vérités employés. Peut-on ainsi critiquer la conduite d'Apple envers ses partenaires fabricants d'accessoires… et l'accuser quelques lignes plus loin d'un complot visant à faire acheter de nouveaux accessoires ? Comment peut-on confondre prise côté appareil et adaptateur secteur, sachant qu'une réglementation européenne oblige à la standardisation des chargeurs (5 W, sortie USB) ?



Le communiqué des Amis de la Terre crucifie Apple avec l'argument classique de l'« obsolescence programmée ». Ce concept pose un premier problème de définition : les seules sociétés technologiques ayant tenté de limiter artificiellement la vie de leurs produits par un dispositif technique sont certains fabricants de cartouches d'imprimantes. Et on entend aujourd'hui peu de gens se plaindre de la DLUO que certains essayent de faire passer pour la DLC pour en faire la forme la plus parfaite d'obsolescence programmée. Apple est plus que toute autre société informatique passée maîtresse de l'obsolescence — mais de l'obsolescence par la mode ou par incompatibilité.



Une boutique de Santa Fe utilise trois Mac Classic IIs (1991) et un Power Mac 7500/100 (1995) tous les jours (Image Natalie Guillén). Beaucoup de professionnels utilisent toujours des matériels vieux de dix ou quinze ans car ils forment une chaîne complète et fiable (on pense par exemple à l'imprimerie). L'obsolescence n'est donc pas une fatalité.


Utiliser l'expression « obsolescence programmée », c'est rejeter l'intégralité de la faute sur le fabricant… alors même que le rouage le plus important des cycles d'obsolescence est le consommateur. Oui, les problèmes de fiabilité des batteries et des condensateurs, qui touchent Apple comme la plupart des fabricants, sont une véritable plaie, des économies de bout de chandelle destinées à augmenter les économies d'échelles en faisant fi de la fiabilité. Obsolescence programmée ? À défaut de preuves que l'utilisation de composants de moindre qualité a été motivée par le désir de faire tomber en panne les appareils, non. Problème majeur ? Oui, et un qu'il ne faudra jamais cesser de critiquer.



Dire « de quoi nous inciter à renouveler tous nos équipements ? » ou « les produits Apple sont très rapidement obsolètes », c'est néanmoins faire bien peu de cas de la volonté du consommateur et de son rôle crucial dans la modification des politiques des entreprises. Ce pauvre hère est relégué au rang de simple victime, « dépendant[e] » à la drogue que serait la société de consommation. Le connecteur de l'iPhone 5 change ? La belle affaire ! Personne n'est soudainement obligé d'acheter ce nouveau modèle et de racheter toute la chaîne d'accessoires (dans le cas où il n'y aurait pas d'adaptateur). L'iPhone 3GS ne passe pas à iOS 7 ? Avoir la dernière version d'Angry Birds est-il plus important que sauver la planète ? Il faut savoir ici aligner les besoins et les envies.



Arguments faciles pour problèmes cruciaux



Le vrai problème est en fait à peine évoqué par les Amis de la Terre, qui reproduit ici les mêmes erreurs que Greenpeace. Critiquer Apple pour un nouveau connecteur au bout de dix ans et en manipulant des théories plus ou moins avancées du complot est un jeu dangereux, de matière à décrédibiliser les causes par ailleurs nobles de ceux qui manipulent ces arguments. Il faut critiquer Apple, car elle est critiquable. Mais il ne faut critiquer Apple, que si elle est critiquable.



La plupart des sociétés informatiques ont des cycles d'obsolescence plus rapides que ceux d'Apple (six à neuf mois au lieu d'un an), et toutes respectent les mêmes obligations légales en matière de garantie (quoi qu'Apple fasse de la résistance) et de fourniture de pièces détachées. Mais là où Samsung ou HP conçoivent des appareils assez faciles à maintenir, Apple ferme de plus en plus ses machines, obligeant de passer par des centres de services et des réparations plus chères qu'ailleurs. Ceci peut être critiqué, sans arguments faciles ou sophismes, et difficile à contredire au-delà des arguments philosophiques sur l'évolution de l'informatique.





Apple se veut aujourd'hui une société à la pointe du débat sur l'environnement, ce qu'elle peut prouver : elle est exemplaire en matière de recyclage ou d'extraction des minerais. Deux points qui tiennent pourtant à coeur aux Amis de la Terre. Ses actions sont néanmoins toujours en décalage avec son discours : elle n'est pas suffisamment précise en matière de développement durable ; ses revirements sur la norme EPEAT sont inquiétants ; et si ses efforts en Chine sont remarquables, sa conduite envers certains de ses salariés est exécrable — n'oublions en effet pas que l'humain est partie prenante de l'environnement, et que la responsabilité sociale est partie prenante de la responsabilité environnementale. Là encore, pas besoin de manier le sentiment pour enfoncer le clou.



Ces sujets sont certes plus difficiles à manier, et sans doute à résumer en quelques mots percutants. Mais si l'objectif est de faire changer les pratiques d'Apple et de toute l'industrie qu'elle mène, la précision et la rigueur sont de mise. Nul doute que les esprits enflammés trouveront comment placer les bons mots au bon endroit pour n'endormir personne et frapper les esprits les moins versés dans le jargon technique. En se livrant au contraire à l'exercice du brûlot, les Amis de la Terre ne font non seulement pas avancer le débat, mais risquent même de le décrédibiliser.

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