Google a annoncé son intention d'acheter Motorola Mobility pour la bagatelle de 12,5 milliards de dollars (8,7 milliards d'euros). Une fois n'est pas coutume en ce qui concerne Google, les réactions sont très diverses. Cette acquisition surprise s'impose en effet comme une épée à double tranchant : action ou réaction, menée ou subie, réponse ou source de questions, cette décision stratégique de Google est difficile à décrypter.
Motorola : du DynaTAC au Droid
Fondée en 1928 à Chicago (Illinois), Motorola est une société pionnière dans le domaine des télécommunications : elle a développé les premiers talkies-walkies (dont le fameux SRC-536), les dispositifs de communication de la NASA (dont ceux utilisés par Apollo 11), le premier téléphone mobile (1973, l'année de naissance de Larry Page), et a conçu les processeurs qui ont permis le premier essor de la micro-informatique (1974).
Du DynaTAC 8000 (premier téléphone mobile commercialisé, 1983) au fameux StarTAC (premier téléphone à clapet, 1998), Motorola s'est imposé comme le fondateur et numéro 1 mondial de la téléphonie mobile. Dès 1998 cependant, Nokia passe devant Motorola, une avance qui ne fera que croître au long des années 2000 : à la manière d'Apple qui s'est enferrée avec le succès des différentes itérations de l'Apple II, Motorola a dû sa chute au succès mondial du RAZR, sans cesse renouvelé.
Les chemins de Motorola et de Google se croisent en 2009. Android est alors un OS mobile naissant qui a pris quelques parts de marché, mais ne parvient pas à s'imposer : Google cherche son « iPhone », un smartphone emblématique pour amorcer une dynamique positive (lire : Android, d'Apple à Danger). Motorola, elle, cherche une solution logicielle pour revenir au premier plan, notamment dans le domaine du haut de gamme, qui génère plus de marges. L'alliance est toute naturelle et est concrétisée par un partenariat avec Verizon, qui cherche une nouvelle plateforme à opposer à l'iPhone d'AT&T, alors que les ventes de BlackBerry s'essoufflent.
L'opérateur américain va apporter sa connaissance du marché, indiquant qu'il faut concevoir un smartphone masculin, presque viril, conçu comme un anti-iPhone. Motorola développe ce matériel, Google concevant un Android 2.0 taillé sur mesure. Lorsque le Motorola A855 sort en octobre 2009, Verizon le baptise Droid (une marque sous licence Lucasfilm) et lui offre une campagne publicitaire agressive. L'opération est un succès : pour la première fois, l'iPhone perd des parts de marché (lire : Motorola dépasse Apple en image de marque).
Partenaire sur les smartphones, Google et Motorola le sont aussi sur les tablettes : la première tablette Android 3.0, le prototype même de la tablette Honeycomb, est la Motorola Xoom. Entretemps, Motorola s'est séparée en deux : Motorola Solution d'une part (télécommunications), Motorola Mobility (téléphonie mobile) d'autre part. Malgré le succès de sa gamme Android, Motorola Mobility continue à vendre plus de bêtes téléphones que de smartphones (6,6 millions d'unités contre 4,4 millions d'unités au dernier trimestre[1]), et n'est plus que le septième acteur du marché. Pire : elle a déclaré 79 millions de dollars de pertes en 2010[2].
Comment passe-t-on donc d'un partenariat fructueux à une acquisition directe d'une société déficitaire ? Comment passe-t-on d'une situation où l'on loue les partenariats technologiques sans attaches à une situation où 12,5 milliards de dollars sont posés sur la table ? Comment passe-t-on enfin d'un Google qui raille le partenariat entre Microsoft et Nokia à un Google qui achète Motorola sans y regarder à deux fois ? Qu'est-ce qui a changé en seulement quelques mois ?
Les brevets, les brevets, et encore les brevets
Ce qui a changé entretemps, c'est la prise de conscience par Google de la faiblesse d'Android sur le plan de la propriété industrielle. Lors de la présentation de l'iPhone en 2007, Steve Jobs a annoncé la couleur : « Boy have we patented it ». Le premier versant de la guerre des smartphones est l'innovation, incontestable qu'elle provienne d'Apple, de Microsoft ou de Google. Le deuxième versant est la propriété industrielle, où Apple et Microsoft ont vingt ans d'avance sur Google.
Dans son communiqué annonçant le projet d'acquisition de Motorola, le PDG de Google, Larry Page, est très clair :
Protéger Android sur le plan de la propriété industrielle, tel est le but avoué de Google après l'échec des enchères sur les brevets de Nortel et Novell. Motorola, société plus ancienne encore que Microsoft et Apple, détient en effet plus de 17 000 brevets et 7 500 demandes de brevets. Cette acquisition était donc stratégique — mais il semble que comme aux échecs, Google n'ait avancé ses pions que pour protéger son roi, et pas pour attaquer.
Le prix de l'acquisition, 12,5 milliards de dollars, met la puce à l'oreille : jamais Google n'a autant déboursé pour acquérir une société. 625 millions pour Postini, 750 millions pour AdMob, 1 milliard pour prendre 5 % d'AOL, 1,65 milliard pour s'offrir YouTube, 3,1 milliards de dollars pour éliminer toute concurrence à AdSense en achetant DoubleClick : Google sait mettre la main au porte-monnaie lorsqu'il le faut. Mais 12,5 milliards ? C'est trois fois plus que ce Google comptait mettre dans les brevets de Nortel, un montant jugé trop cher par ses dirigeants.
Selon Om Malik, la décision de prendre une licence sur les brevets de Motorola Mobility, puis de carrément se porter acquéreur de la société a été prise après l'échec de l'acquisition des brevets de Nortel — il y a cinq semaines seulement. Cinq semaines seulement, pour empêcher que Microsoft n'achète Motorola et ne tire encore un peu plus profit d'Android (lire : Microsoft gagne trois fois plus d'argent avec Android qu'avec Windows Phone 7). Un mouvement défensif, contraint même, qui a un prix : à 12,5 milliards de dollars en cash, soit 40 $ par action, Google paye 60 % de plus que la valeur de Motorola.
Et il est fort possible que ce soit Motorola elle-même qui ait fait monter les enchères : ces trois dernières semaines, Sanjay Jha, le PDG de Motorola, a proféré nombre de menaces à l'encontre… d'Android. Il a d'abord agité le bâton de possibles poursuites judiciaires à l'encontre d'autres fabricants d'Androphones, avant d'indiquer qu'il pourrait tout simplement passer à Windows Phone 7 (lire : Motorola pense à passer à Windows Phone 7). Personne n'ose penser qu'il s'agit d'une simple coïncidence : société déficitaire, Motorola Mobility est parvenue à se vendre à un bon prix en jouant sur la nécessité pour Google d'acquérir son portefeuille de brevets.
Acheter Motorola n'était pas la meilleure solution que pouvait s'offrir Google ; c'était la seule solution s'offrant à Google. Microsoft le savait, Google le savait, Motorola le savait. Peu importe que le montant ait été contraint : après l'acquisition de 1 000 brevets d'IBM (lire : Google fait l'acquisition de plus de 1 000 brevets IBM), Google est dans une phase d'achats pour protéger Android. Mais avec Motorola l'a-t-elle vraiment fait ?
Un bref aperçu du portefeuille de brevets de Motorola Mobility révèle des domaines extrêmement intéressants pour Google, notamment dans le secteur des réseaux. Mais rien dans ce portefeuille ne protège réellement Android : d'une part, Microsoft et Apple ne sont pas effrayés par la propriété industrielle de Motorola et sont en procès avec la société ; d'autre part, de nombreuses sociétés ont un accord de licence sur certains blocs de brevets de Motorola.
Une acquisition qui pourrait coûter très cher à Google : si le Ministère américain de la Justice ou les autorités européennes de la concurrence décidaient de ne pas la valider, ou si un concurrent décidait de surenchérir, la firme de Moutain View devrait verser 2,5 milliards de dollars (1,7 milliard d'euros) de frais d'annulation à Motorola[3]. Une garantie exigée par Motorola qui finit de convaincre que rien n'est évident dans cette affaire.
Un coup de génie ou une balle dans le pied ?
Ce qui n'est pas évident non plus, c'est la place des partenaires de Google après ce rabattage des cartes. Motorola fabrique 29 % des Androphones, derrière HTC (35 %) et devant Samsung (25 %)[4]. Bien que Motorola Mobility restera une entité indépendante, Google vient de doubler sa masse salariale et d'entrer de plain-pied dans le cercle très fermé des sociétés maîtrisant logiciel et matériel. Ce faisant, elle entre en concurrence avec ses partenaires de l'Open Handset Alliance — Samsung, HTC, et les autres.
Larry Page le promet :
L'acquisition de Motorola permet à Google d'envisager de fabriquer des appareils très fortement intégrés à Android, sur lesquels elle a un contrôle total (optimisation), qui sont conçus comme des plateformes de référence à la manière des Nexus (éviter la fragmentation matérielle) et dont elle peut assurer le suivi sur plusieurs générations de logiciel (éviter la fragmentation logicielle). Bref, Google peut utiliser Motorola comme son bras armé, une stratégie qui a réussi à Apple, et qui est adoptée par Microsoft (Windows Phone 7, Nokia) et HP (webOS, Palm).
Andy Rubin, le patron d'Android, assure pourtant que Google continuera à assurer la rotation des fabricants dans le programme Nexus, ces appareils servant de modèle à une nouvelle version majeure d'Android[5].
HTC a conçu le Nexus One (Android 2.2), Samsung le Nexus S (Android 2.3), Motorola la Xoom (Android 3.0), le prochain appareil « Pure Google » sera conçu par un fabricant choisi selon le processus habituel — comme si de rien n'était. N'empêche que les réactions des partenaires de l'Open Handset Alliance, très convenues, éludent totalement la question de la concurrence matérielle[6] :
Joli concert de sourires, des sourires un peu forcés qui ne masquent pas les questions posées par cette acquisition : quoi qu'il en soit et d'une manière ou d'une autre, Google va concurrencer directement ses partenaires, ce qui n'était pas le cas avec le programme Nexus.
Horace Dediu rappelle un cas similaire : celui de Nokia et Symbian. Symbian a été conçu comme un consortium de fabricants, à la manière de l'Open Handset Alliance. Nokia, principal contributeur à Symbian et fabricant de téléphones sous Symbian, était aussi la société détenant le plus de parts dans le consortium. Palm ou Apple avant Nokia l'ont appris de la manière la plus dure qui soit, jusqu'à frôler la faillite : concurrencer les sociétés auxquelles on concède des licences logicielles n'est jamais une bonne idée. Les fabricants se sont retirés un à un du consortium Symbian, jusqu'à laisser Nokia seul, qui a annoncé un peu plus tôt dans l'année son abandon au profit de Windows Phone 7.
Google associe constamment le mot « open » à Android — « open », ouvert, pas « open source » ou « free », libre. Android est constitué de multiples composants libres, mais aussi de nombreux pans propriétaires, et est dans les faits fortement contrôlé par Google : le retard dans la publication par Google des sources d'Honeycomb provoque même la violation de la licence GPL par la plupart des fabricants de tablettes Android[7]. Les opérateurs et les fabricants ajoutent chacun leur couche de complexité, ce qui n'est pas sans rapport avec les nombreuses poursuites judiciaires autour d'Android : l'OS de Google est libre dans le sens où chacun est libre d'en faire ce qu'il en a envie, quitte à le banaliser à l'extrême (lire : Grid 4 et Grid 10 : le retour de Fusion Garage).
Cela ne préjuge en rien de la qualité d'Android, mais cette hésitation sémantique permet à Microsoft de s'engouffrer dans la brèche, brèche élargie depuis l'annonce de l'acquisition de Motorola. Andy Lees, président de Microsoft responsable de la branche Windows Phone, jubile[8] : « investir dans un écosystème mobile d'ampleur et véritablement ouvert est important pour l'industrie et pour les consommateurs, et Windows Phone est désormais la seule plateforme qui le fait avec des chances égales pour tous les partenaires ». Microsoft peut arguer qu'elle ne rentre pas en concurrence avec les autres fabricants Windows Phone 7 : l'avantage de Nokia peut être assimilé à l'avantage du fabricant du modèle de Nexus annuel.
Conçu comme un entre-deux entre l'ouverture d'Android et l'intégration verticale d'Apple, le cahier des charges strict de Windows Phone 7 pourrait être envisagé comme une porte de sortie pour certains fabricants échaudés par l'acquisition de Motorola — Samsung et HTC fabriquent déjà des smartphones utilisant l'OS de Microsoft. Nokia ne s'y trompe pas : « [cette acquisition] renforce notre sentiment que Windows Phone offre de meilleures occasions de croissance à Nokia. Cela pourrait même être un énorme catalyseur pour l'écosystème Windows Phone ».
Le silence de HP sur la situation est lui aussi révélateur : webOS est lui aussi ouvert à la licence, et HTC connaît très bien Palm.
L'occasion de faire bouger — de renverser — les choses
Doit-on alors dire que l'acquisition de Motorola par Google est au mieux un bouclier percé, au pire une catastrophe annoncée ? Non, bien sûr que non : elle peut potentiellement changer la face de la firme de Moutain View et promettre une décennie passionnante en forme de combat de titans.
Tous les brevets de Motorola Mobility ne sont pas d'égale importance pour Android, mais il était vital que Google s'en empare : même si Microsoft et Apple ont attaqué Motorola, même si nombre de ses brevets sont licenciés, la firme de Mountain View contrôle désormais leur destinée et les neutralise de facto. Tant pis si au passage, les belles intentions de David Drummond, le directeur juridique de Google, sont égratignées (lire : Android et les brevets : une lettre ouverte de Google en forme d'écran de fumée). Les investisseurs ne s'y trompent pas : 20 % de la capitalisation du patent-troll Intellectual Ventures, une menace pour Google, est partie en fumée après l'annonce de cette acquisition.
Google a de grandes — et souvent belles – idées pour Android, du téléphone à la tablette, de la télévision à la domotique. La firme de Mountain View n'a peut-être pas besoin de concurrencer agressivement HTC et Samsung : elle peut se contenter de produire quelques plateformes de référence s'intégrant à une stratégie matérielle plus globale, en privilégiant la marge à la quantité brute — le modèle Apple à la lettre.
Motorola offre précisément à Google les pièces manquantes pour fermer l'écosystème Android. Motorola Mobility se divise en effet en deux branches : la première regroupe les téléphones et les tablettes, la deuxième concerne les « solutions vidéo ».
En amont, Google acquiert des technologies d'infrastructure : haut débit fibre optique, infrastructure de distribution des contenus multimédia, solutions de vidéo à la demande, publicité ciblée pour télécommunications à haut débit. Google s'offre ainsi de quoi encore accélérer Internet (pour assurer l'affichage des publicités ciblées côté client), du serveur jusqu'au modem du client (Motorola Mobility fabrique toujours des modems).
En aval, Google acquiert aussi des technologies d'affichage et d'interaction avec les contenus : set-top-boxes, TV HD, VoIP, services. Le tout forme une chaîne complète dans laquelle Google essaye de s'immiscer depuis au moins cinq ans, de l'acquisition de YouTube à l'échec de Google TV. L'écran de télévision est la dernière frontière pour la publicité ciblée, cœur financier des activités de Google, mais aussi la clef de voûte d'un écosystème verrouillé. Les smartphones et tablettes qui s'y ajouteront pourront être fabriqués par Google-Motorola ou par d'autres, peu importe : seul Android, dans ce cas, importe.
Par certains aspects, l'acquisition de Motorola, qui devrait être finalisée d'ici la fin 2011-début 2012, était la pire décision que pouvait prendre Google. Cette acquisition est en effet contrainte, défensive, trop chère, et pose plus de questions qu'elle n'en répond. Pourtant, par bien d'autres aspects, elle est peut-être la meilleure décision que Google pouvait prendre, car elle lui offre la possibilité de boucler la boucle avant ses concurrents et d'assurer définitivement la pérennité de son modèle économique.
Ce qui fera la différence ? La vision de Larry Page, sans doute, qui doit maintenant prouver qu'il a l'étoffe d'un Steve Jobs ou d'un Bill Gates. Il lui faudra non seulement sortir du cercle vicieux où Microsoft, Oracle, Apple et d'autres ont dicté le calendrier de Google, mais encore les prendre à leur propre piège pour s'imposer. Un superbe challenge pour celui qui vient de reprendre les rênes de la société qu'il a fondée en 1998.
Motorola : du DynaTAC au Droid
Fondée en 1928 à Chicago (Illinois), Motorola est une société pionnière dans le domaine des télécommunications : elle a développé les premiers talkies-walkies (dont le fameux SRC-536), les dispositifs de communication de la NASA (dont ceux utilisés par Apollo 11), le premier téléphone mobile (1973, l'année de naissance de Larry Page), et a conçu les processeurs qui ont permis le premier essor de la micro-informatique (1974).
Motorola StarTAC
Du DynaTAC 8000 (premier téléphone mobile commercialisé, 1983) au fameux StarTAC (premier téléphone à clapet, 1998), Motorola s'est imposé comme le fondateur et numéro 1 mondial de la téléphonie mobile. Dès 1998 cependant, Nokia passe devant Motorola, une avance qui ne fera que croître au long des années 2000 : à la manière d'Apple qui s'est enferrée avec le succès des différentes itérations de l'Apple II, Motorola a dû sa chute au succès mondial du RAZR, sans cesse renouvelé.
Motorola RAZR
Les chemins de Motorola et de Google se croisent en 2009. Android est alors un OS mobile naissant qui a pris quelques parts de marché, mais ne parvient pas à s'imposer : Google cherche son « iPhone », un smartphone emblématique pour amorcer une dynamique positive (lire : Android, d'Apple à Danger). Motorola, elle, cherche une solution logicielle pour revenir au premier plan, notamment dans le domaine du haut de gamme, qui génère plus de marges. L'alliance est toute naturelle et est concrétisée par un partenariat avec Verizon, qui cherche une nouvelle plateforme à opposer à l'iPhone d'AT&T, alors que les ventes de BlackBerry s'essoufflent.
Motorola Droid
L'opérateur américain va apporter sa connaissance du marché, indiquant qu'il faut concevoir un smartphone masculin, presque viril, conçu comme un anti-iPhone. Motorola développe ce matériel, Google concevant un Android 2.0 taillé sur mesure. Lorsque le Motorola A855 sort en octobre 2009, Verizon le baptise Droid (une marque sous licence Lucasfilm) et lui offre une campagne publicitaire agressive. L'opération est un succès : pour la première fois, l'iPhone perd des parts de marché (lire : Motorola dépasse Apple en image de marque).
Motorola XOOM
Partenaire sur les smartphones, Google et Motorola le sont aussi sur les tablettes : la première tablette Android 3.0, le prototype même de la tablette Honeycomb, est la Motorola Xoom. Entretemps, Motorola s'est séparée en deux : Motorola Solution d'une part (télécommunications), Motorola Mobility (téléphonie mobile) d'autre part. Malgré le succès de sa gamme Android, Motorola Mobility continue à vendre plus de bêtes téléphones que de smartphones (6,6 millions d'unités contre 4,4 millions d'unités au dernier trimestre[1]), et n'est plus que le septième acteur du marché. Pire : elle a déclaré 79 millions de dollars de pertes en 2010[2].
Vic Gundotra se moquait de l'alliance Nokia-Microsoft, se moque-t-il aujourd'hui de l'acquisition de Motorola par sa société, Google ?
Comment passe-t-on donc d'un partenariat fructueux à une acquisition directe d'une société déficitaire ? Comment passe-t-on d'une situation où l'on loue les partenariats technologiques sans attaches à une situation où 12,5 milliards de dollars sont posés sur la table ? Comment passe-t-on enfin d'un Google qui raille le partenariat entre Microsoft et Nokia à un Google qui achète Motorola sans y regarder à deux fois ? Qu'est-ce qui a changé en seulement quelques mois ?
Les brevets, les brevets, et encore les brevets
Ce qui a changé entretemps, c'est la prise de conscience par Google de la faiblesse d'Android sur le plan de la propriété industrielle. Lors de la présentation de l'iPhone en 2007, Steve Jobs a annoncé la couleur : « Boy have we patented it ». Le premier versant de la guerre des smartphones est l'innovation, incontestable qu'elle provienne d'Apple, de Microsoft ou de Google. Le deuxième versant est la propriété industrielle, où Apple et Microsoft ont vingt ans d'avance sur Google.
Dans son communiqué annonçant le projet d'acquisition de Motorola, le PDG de Google, Larry Page, est très clair :
Notre acquisition de Motorola va favoriser la concurrence en renforçant le portefeuille de brevets de Google, ce qui nous permettra de mieux protéger Android des menaces anti-concurrentielles de Microsoft, Apple, et d'autres sociétés.
Protéger Android sur le plan de la propriété industrielle, tel est le but avoué de Google après l'échec des enchères sur les brevets de Nortel et Novell. Motorola, société plus ancienne encore que Microsoft et Apple, détient en effet plus de 17 000 brevets et 7 500 demandes de brevets. Cette acquisition était donc stratégique — mais il semble que comme aux échecs, Google n'ait avancé ses pions que pour protéger son roi, et pas pour attaquer.
Le prix de l'acquisition, 12,5 milliards de dollars, met la puce à l'oreille : jamais Google n'a autant déboursé pour acquérir une société. 625 millions pour Postini, 750 millions pour AdMob, 1 milliard pour prendre 5 % d'AOL, 1,65 milliard pour s'offrir YouTube, 3,1 milliards de dollars pour éliminer toute concurrence à AdSense en achetant DoubleClick : Google sait mettre la main au porte-monnaie lorsqu'il le faut. Mais 12,5 milliards ? C'est trois fois plus que ce Google comptait mettre dans les brevets de Nortel, un montant jugé trop cher par ses dirigeants.
Sanjay Jha, PDG de Motorola Mobility.
Selon Om Malik, la décision de prendre une licence sur les brevets de Motorola Mobility, puis de carrément se porter acquéreur de la société a été prise après l'échec de l'acquisition des brevets de Nortel — il y a cinq semaines seulement. Cinq semaines seulement, pour empêcher que Microsoft n'achète Motorola et ne tire encore un peu plus profit d'Android (lire : Microsoft gagne trois fois plus d'argent avec Android qu'avec Windows Phone 7). Un mouvement défensif, contraint même, qui a un prix : à 12,5 milliards de dollars en cash, soit 40 $ par action, Google paye 60 % de plus que la valeur de Motorola.
Et il est fort possible que ce soit Motorola elle-même qui ait fait monter les enchères : ces trois dernières semaines, Sanjay Jha, le PDG de Motorola, a proféré nombre de menaces à l'encontre… d'Android. Il a d'abord agité le bâton de possibles poursuites judiciaires à l'encontre d'autres fabricants d'Androphones, avant d'indiquer qu'il pourrait tout simplement passer à Windows Phone 7 (lire : Motorola pense à passer à Windows Phone 7). Personne n'ose penser qu'il s'agit d'une simple coïncidence : société déficitaire, Motorola Mobility est parvenue à se vendre à un bon prix en jouant sur la nécessité pour Google d'acquérir son portefeuille de brevets.
Un brevet de Motorola sur… l'Étoile noire ? (en fait un système d'organisation de l'information — Merci Pierre)
Acheter Motorola n'était pas la meilleure solution que pouvait s'offrir Google ; c'était la seule solution s'offrant à Google. Microsoft le savait, Google le savait, Motorola le savait. Peu importe que le montant ait été contraint : après l'acquisition de 1 000 brevets d'IBM (lire : Google fait l'acquisition de plus de 1 000 brevets IBM), Google est dans une phase d'achats pour protéger Android. Mais avec Motorola l'a-t-elle vraiment fait ?
Un bref aperçu du portefeuille de brevets de Motorola Mobility révèle des domaines extrêmement intéressants pour Google, notamment dans le secteur des réseaux. Mais rien dans ce portefeuille ne protège réellement Android : d'une part, Microsoft et Apple ne sont pas effrayés par la propriété industrielle de Motorola et sont en procès avec la société ; d'autre part, de nombreuses sociétés ont un accord de licence sur certains blocs de brevets de Motorola.
Une acquisition qui pourrait coûter très cher à Google : si le Ministère américain de la Justice ou les autorités européennes de la concurrence décidaient de ne pas la valider, ou si un concurrent décidait de surenchérir, la firme de Moutain View devrait verser 2,5 milliards de dollars (1,7 milliard d'euros) de frais d'annulation à Motorola[3]. Une garantie exigée par Motorola qui finit de convaincre que rien n'est évident dans cette affaire.
Un coup de génie ou une balle dans le pied ?
Ce qui n'est pas évident non plus, c'est la place des partenaires de Google après ce rabattage des cartes. Motorola fabrique 29 % des Androphones, derrière HTC (35 %) et devant Samsung (25 %)[4]. Bien que Motorola Mobility restera une entité indépendante, Google vient de doubler sa masse salariale et d'entrer de plain-pied dans le cercle très fermé des sociétés maîtrisant logiciel et matériel. Ce faisant, elle entre en concurrence avec ses partenaires de l'Open Handset Alliance — Samsung, HTC, et les autres.
Larry Page le promet :
Cette acquisition ne change en rien l'engagement [de Google] à ce qu'Android soit une plateforme ouverte. Motorola conservera une licence d'Android et Android restera ouvert. Motorola sera administré comme une entité indépendante. De nombreux fabricants partenaires ont contribué au succès d'Android et nous sommes impatients de continuer à travailler avec eux […].
L'acquisition de Motorola permet à Google d'envisager de fabriquer des appareils très fortement intégrés à Android, sur lesquels elle a un contrôle total (optimisation), qui sont conçus comme des plateformes de référence à la manière des Nexus (éviter la fragmentation matérielle) et dont elle peut assurer le suivi sur plusieurs générations de logiciel (éviter la fragmentation logicielle). Bref, Google peut utiliser Motorola comme son bras armé, une stratégie qui a réussi à Apple, et qui est adoptée par Microsoft (Windows Phone 7, Nokia) et HP (webOS, Palm).
Le Samsung Nexus S a été conçu en parallèle d'Android 2.3.
Andy Rubin, le patron d'Android, assure pourtant que Google continuera à assurer la rotation des fabricants dans le programme Nexus, ces appareils servant de modèle à une nouvelle version majeure d'Android[5].
Nous avons ce système du programme Nexus et de l'appareil étendard. Cette approche a plutôt bien fonctionné et a aidé l'équipe à se concentrer. Chaque année, vers Noël, nous sélectionnons un fabricant avec lequel nous travaillons de manière rapprochée [pour concevoir un appareil]. […] Pour résumer les équipes [logicielles de Google et matérielles du fabricant] se regroupent dans un bâtiment, travaillent ensemble au développement pendant 9 à 12 mois, et au final, à Noël ou juste avant, apparaissent les appareils nés de cet effort. Nous ne comptons pas du tout modifier ce mode de fonctionnement. [Motorola] va être administré comme une entité indépendante et prendra part au processus d'appel d'offres et au cycle de développement. Et bien sûr, Android reste ouvert à l'utilisation par nos autres partenaires comme il l'est aujourd'hui.
HTC a conçu le Nexus One (Android 2.2), Samsung le Nexus S (Android 2.3), Motorola la Xoom (Android 3.0), le prochain appareil « Pure Google » sera conçu par un fabricant choisi selon le processus habituel — comme si de rien n'était. N'empêche que les réactions des partenaires de l'Open Handset Alliance, très convenues, éludent totalement la question de la concurrence matérielle[6] :
Nous accueillons avec joie cette nouvelle, qui démontre l'engagement profond de Google à défendre Android, ses partenaires, et l'écosystème. (JK Shin, Samsung)
Nous accueillons avec joie la nouvelle de cette acquisition, qui démontre l'engagement profond de Google à défendre Android, ses partenaires, et l'écosystème tout entier. (Peter Chou, HTC)
J'accueille avec joie l'engagement de Google à défendre Android et ses partenaires. (Bert Nordberg, Sony Ericsson)
Nous accueillons avec joie l'engagement de Google à défendre Android et ses partenaires. (Jong-Seok Park, LG)
Joli concert de sourires, des sourires un peu forcés qui ne masquent pas les questions posées par cette acquisition : quoi qu'il en soit et d'une manière ou d'une autre, Google va concurrencer directement ses partenaires, ce qui n'était pas le cas avec le programme Nexus.
Horace Dediu rappelle un cas similaire : celui de Nokia et Symbian. Symbian a été conçu comme un consortium de fabricants, à la manière de l'Open Handset Alliance. Nokia, principal contributeur à Symbian et fabricant de téléphones sous Symbian, était aussi la société détenant le plus de parts dans le consortium. Palm ou Apple avant Nokia l'ont appris de la manière la plus dure qui soit, jusqu'à frôler la faillite : concurrencer les sociétés auxquelles on concède des licences logicielles n'est jamais une bonne idée. Les fabricants se sont retirés un à un du consortium Symbian, jusqu'à laisser Nokia seul, qui a annoncé un peu plus tôt dans l'année son abandon au profit de Windows Phone 7.
Le logo de l'Open Handset Alliance.
Google associe constamment le mot « open » à Android — « open », ouvert, pas « open source » ou « free », libre. Android est constitué de multiples composants libres, mais aussi de nombreux pans propriétaires, et est dans les faits fortement contrôlé par Google : le retard dans la publication par Google des sources d'Honeycomb provoque même la violation de la licence GPL par la plupart des fabricants de tablettes Android[7]. Les opérateurs et les fabricants ajoutent chacun leur couche de complexité, ce qui n'est pas sans rapport avec les nombreuses poursuites judiciaires autour d'Android : l'OS de Google est libre dans le sens où chacun est libre d'en faire ce qu'il en a envie, quitte à le banaliser à l'extrême (lire : Grid 4 et Grid 10 : le retour de Fusion Garage).
Cela ne préjuge en rien de la qualité d'Android, mais cette hésitation sémantique permet à Microsoft de s'engouffrer dans la brèche, brèche élargie depuis l'annonce de l'acquisition de Motorola. Andy Lees, président de Microsoft responsable de la branche Windows Phone, jubile[8] : « investir dans un écosystème mobile d'ampleur et véritablement ouvert est important pour l'industrie et pour les consommateurs, et Windows Phone est désormais la seule plateforme qui le fait avec des chances égales pour tous les partenaires ». Microsoft peut arguer qu'elle ne rentre pas en concurrence avec les autres fabricants Windows Phone 7 : l'avantage de Nokia peut être assimilé à l'avantage du fabricant du modèle de Nexus annuel.
Conçu comme un entre-deux entre l'ouverture d'Android et l'intégration verticale d'Apple, le cahier des charges strict de Windows Phone 7 pourrait être envisagé comme une porte de sortie pour certains fabricants échaudés par l'acquisition de Motorola — Samsung et HTC fabriquent déjà des smartphones utilisant l'OS de Microsoft. Nokia ne s'y trompe pas : « [cette acquisition] renforce notre sentiment que Windows Phone offre de meilleures occasions de croissance à Nokia. Cela pourrait même être un énorme catalyseur pour l'écosystème Windows Phone ».
Le silence de HP sur la situation est lui aussi révélateur : webOS est lui aussi ouvert à la licence, et HTC connaît très bien Palm.
L'occasion de faire bouger — de renverser — les choses
Doit-on alors dire que l'acquisition de Motorola par Google est au mieux un bouclier percé, au pire une catastrophe annoncée ? Non, bien sûr que non : elle peut potentiellement changer la face de la firme de Moutain View et promettre une décennie passionnante en forme de combat de titans.
Tous les brevets de Motorola Mobility ne sont pas d'égale importance pour Android, mais il était vital que Google s'en empare : même si Microsoft et Apple ont attaqué Motorola, même si nombre de ses brevets sont licenciés, la firme de Mountain View contrôle désormais leur destinée et les neutralise de facto. Tant pis si au passage, les belles intentions de David Drummond, le directeur juridique de Google, sont égratignées (lire : Android et les brevets : une lettre ouverte de Google en forme d'écran de fumée). Les investisseurs ne s'y trompent pas : 20 % de la capitalisation du patent-troll Intellectual Ventures, une menace pour Google, est partie en fumée après l'annonce de cette acquisition.
Google a de grandes — et souvent belles – idées pour Android, du téléphone à la tablette, de la télévision à la domotique. La firme de Mountain View n'a peut-être pas besoin de concurrencer agressivement HTC et Samsung : elle peut se contenter de produire quelques plateformes de référence s'intégrant à une stratégie matérielle plus globale, en privilégiant la marge à la quantité brute — le modèle Apple à la lettre.
Motorola offre précisément à Google les pièces manquantes pour fermer l'écosystème Android. Motorola Mobility se divise en effet en deux branches : la première regroupe les téléphones et les tablettes, la deuxième concerne les « solutions vidéo ».
En amont, Google acquiert des technologies d'infrastructure : haut débit fibre optique, infrastructure de distribution des contenus multimédia, solutions de vidéo à la demande, publicité ciblée pour télécommunications à haut débit. Google s'offre ainsi de quoi encore accélérer Internet (pour assurer l'affichage des publicités ciblées côté client), du serveur jusqu'au modem du client (Motorola Mobility fabrique toujours des modems).
Une set-top-box Motorola de 2008.
En aval, Google acquiert aussi des technologies d'affichage et d'interaction avec les contenus : set-top-boxes, TV HD, VoIP, services. Le tout forme une chaîne complète dans laquelle Google essaye de s'immiscer depuis au moins cinq ans, de l'acquisition de YouTube à l'échec de Google TV. L'écran de télévision est la dernière frontière pour la publicité ciblée, cœur financier des activités de Google, mais aussi la clef de voûte d'un écosystème verrouillé. Les smartphones et tablettes qui s'y ajouteront pourront être fabriqués par Google-Motorola ou par d'autres, peu importe : seul Android, dans ce cas, importe.
Par certains aspects, l'acquisition de Motorola, qui devrait être finalisée d'ici la fin 2011-début 2012, était la pire décision que pouvait prendre Google. Cette acquisition est en effet contrainte, défensive, trop chère, et pose plus de questions qu'elle n'en répond. Pourtant, par bien d'autres aspects, elle est peut-être la meilleure décision que Google pouvait prendre, car elle lui offre la possibilité de boucler la boucle avant ses concurrents et d'assurer définitivement la pérennité de son modèle économique.
Ce qui fera la différence ? La vision de Larry Page, sans doute, qui doit maintenant prouver qu'il a l'étoffe d'un Steve Jobs ou d'un Bill Gates. Il lui faudra non seulement sortir du cercle vicieux où Microsoft, Oracle, Apple et d'autres ont dicté le calendrier de Google, mais encore les prendre à leur propre piège pour s'imposer. Un superbe challenge pour celui qui vient de reprendre les rênes de la société qu'il a fondée en 1998.