Apple et le jeu vidéo… C’est une longue histoire ! Parfois, ce couple marche du tonnerre, parfois c’est beaucoup plus compliqué. Côté pile : le Mac qui dans ce domaine reste toujours à la ramasse par rapport au PC. Côté face : iOS qui est devenu en peu de temps une plateforme majeure pour l’industrie du jeu vidéo.
Il y a quelques mois sortait un livre au titre évocateur : L’écosystème, l’arme d’Apple et de Google pour dominer le jeu vidéo ? (Éditions Universitaires Européennes, 32,89 € en papier, 5,99 € sur Apple Books). Dans ce livre, Nicolas Levé explique une notion bien connue par les lecteurs de MacGeneration, celle de l’écosystème, et pointe son importance dans l’industrie des jeux vidéo.
Qu’est-ce qu’il manque à Apple et Google pour dominer ce marché ? Quelles sont les stratégies de Microsoft, Nintendo et Sony dans le milieu du mobile ? Nous avons posé ces questions à Nicolas Levé pour y voir plus clair.
MacGeneration : Les consoles auraient pu être tuées par le PC, le streaming, et par les smartphones qui ont eu la peau des lecteurs MP3 et des PDA, mais rien n’y fait jusqu’à présent. Alors, pourquoi Apple et Google pourraient y arriver finalement ?
Nicolas Levé : Si les consoles ont effectivement remporté de grandes batailles contre des concurrents parfois féroces, c’est parce qu’elles ont eu de bons arguments aux bons moments. Leur simplicité d’utilisation par rapport à celle des PC en est certainement une des illustrations les plus frappantes.
La vraie question est donc : est-ce que les consoles auront toujours des arguments suffisamment forts à faire valoir par rapport aux produits d’Apple et de Google ? Jusqu’à présent cela a été le cas, notamment grâce à une puissance de calcul supérieure et à des contrôles de meilleure qualité via les manettes.
Néanmoins, nous ne pouvons que constater que d’un côté l’écart de puissance, et donc de qualité technique des jeux entre les deux supports, diminue, et d’un autre côté que le problème des contrôles sur écran tactile pourrait être corrigé en utilisant une manette de jeux classique. La mort des consoles au profit des mobiles est une option envisageable.
Admettons que les consoles finissent par ne plus avoir d’arguments forts par rapport aux mobiles, cela ne signifie pas non plus que les mobiles auront des arguments à faire valoir face aux consoles.
Vous avez absolument raison, sauf que la console est le produit outsider, c’est donc à elle de faire ses preuves par rapport aux mobiles. La question de ce que vous devez choisir entre une console et un mobile ne se posera certainement jamais car vous aurez de toute façon besoin d’un mobile quoi qu’il en soit pour d’autres activités. La seule question qui se posera sera : est-ce que cela vaut le coup que j’achète une console sachant que j’ai un smartphone ?
En matière d’écosystème, que pensez-vous justement de la stratégie mobile de Nintendo qui se sert en quelque sorte de ses apps iOS et Android pour recruter des clients consoles ?
Nintendo utilise en effet le mobile pour recruter des clients console. La société japonaise crée des versions diminuées de ses jeux phares qui ne les remplacent pas, mais donnent plutôt envie de jouer aux versions « plus avancées », qui restent évidemment exclusives aux consoles.
Il faut reconnaitre à Nintendo que transposer certaines de leurs licences sur mobile sans que cela ne vienne concurrencer leurs jeux console est un succès en soi, d’autant que cet aspect revêt une importance stratégique capitale.
Sur des aspects plus secondaires, nous pourrions en revanche être plus critiques. En matière d’écosystème à proprement parler, les versions mobiles n’ont pas d’incidences dans le sens où elles n’apportent pas de valeur aux jeux consoles comme le ferait une companion app. Elles sont donc davantage à considérer comme une action marketing.
Comme c’est très bien expliqué dans le livre, le marché des consoles est assez simple à appréhender : d’un côté Nintendo qui joue sur ses points forts (pour aller vite) et de l’autre côté Microsoft et Sony qui sont sur des positionnements assez proches. Lequel selon vous est capable de mieux résister aux écosystèmes d’Apple et de Google ?
Le camp qui sera le plus à même de résister est celui qui sera le moins attaqué. S’ils décident d’investir davantage le marché du jeu vidéo, Apple et Google devront positionner leur offre, c’est-à-dire qu’ils devront avoir au moins un angle d’attaque, un argument de vente, comme de la puissance technologique, des innovations de gameplay ou des licences exclusives.
Dans le cas où ils choisiraient par exemple de mettre en avant une puissance technologique, alors ils attaqueraient directement Sony et Microsoft sur leur terrain. Nintendo resterait alors relativement hors du combat puisque l’entreprise serait sur un terrain différent, et aurait donc moins besoin de résister.
Mais l’inverse est aussi envisageable : Apple et Google pourraient avoir des difficultés à proposer des produits mobiles capables de rivaliser avec des consoles de salon et pourraient donc se concentrer sur les joueurs plus casuals, en proposant des expériences plus proches de celles de Nintendo.
Dans ce dernier cas, Nintendo pourrait toujours faire valoir ses licences exclusives (Mario, Zelda, Pokémon, Animal Crossing…) ultra populaires.
À défaut d’être rayées de la carte, les consoles n’ont-elles pas entamé un long déclin ? Certes, elles continuent d’exister, même à bien se vendre, mais si l’on met Nintendo de côté, est-ce que le champ de l’innovation et de l’expérimentation n’a-t-il pas déjà changé de camp ? L’un des derniers phénomènes dans le monde du jeu vidéo reste Pokemon GO, un titre disponible uniquement sur smartphone.
La problématique de la pérennité des consoles est très complexe parce qu’il est impossible de prédire le futur de ce marché. Nous n’avons par exemple aucune idée de ce à quoi ressembleront les prochaines consoles.
Ce que nous savons pour l’instant, c’est que les consoles continuent à se vendre correctement comme en témoignent le récent succès de la Nintendo Switch, dont les ventes ont déjà dépassé celles de la Wii U, ou les chiffres de la PlayStation 4, relativement proches de ceux de sa prédécesseure, alors que son cycle de vie n’est pas terminé.
Nous pouvons expliquer cela par le fait que ces dernières offrent des expériences plus profondes que les mobiles notamment grâce à des contrôles plus précis et plus complets, et à une puissance de calcul offrant plus de possibilités. À partir de là, on peut émettre l’hypothèse que si les mobiles prennent l’avantage du point de vue de l’innovation, alors ils s’amélioreront jusqu’à ce que la valeur ajoutée des consoles disparaisse.
On pourrait constater le manque de nouveautés du côté des consoles ces dernières années, mais cela serait oublier qu’elles innovent de manière non continue et qu’il est nécessaire de considérer des cycles entiers. Il faut donc attendre les présentations des prochaines PlayStation et Xbox afin de voir si elles seront à la hauteur.
Ne donnons pas les mobiles gagnants trop tôt. Même s’ils sont un champ d’expérimentation, peu d’innovations réelles se créent et moins encore remettent le modèle des consoles en question. Pour reprendre l’exemple de Pokémon GO, le phénomène a été certes mondial, mais il s’est rapidement essoufflé.
Du point de vue de l’innovation, le constat est également en demi-teinte puisque le jeu met en valeur la réalité augmentée et la géolocalisation, deux innovations ayant montré qu’elles pouvaient avoir un intérêt certain, sans pour autant avoir changé la face du jeu vidéo pour l’instant.
Sur le plan de l’innovation, les fabricants de consoles ne sont-ils pas en train de s’adapter ? L’innovation n’est-elle pas un peu plus linéaire dans le domaine des consoles avec par exemple l’arrivée du casque de réalité virtuelle PSVR sur PS4, l’évolution hardware avec la PS4 Pro et la Xbox One X ou encore Nintendo Labo pour Switch ?
En effet, et j’ajouterais même que certaines de ces initiatives mettent un terme à la non-continuité de l’écosystème entre deux générations. Avec la PS4 et la PS4 Pro, les jeux PS4 sont 100 % lisibles par la PS4 Pro et ceux optimisés pour la PS4 Pro sont quand même lisibles dans des versions légèrement diminuées sur PS4. En ce sens, il n’y a pas eu de rupture brutale entre les deux modèles.
Ceci étant, il est trop tôt pour dire si ces innovations en cours de génération marquent un réel changement de stratégie en vue de faire disparaitre le principe de générations (qui ne sera d’ailleurs pas facile) ou si elles ne viennent que ponctuer la génération en cours, comme l’ont fait les motions controller ou le Kinect, en attendant l’arrivée d’une nouvelle génération compatible uniquement avec de nouveaux jeux exclusifs. Aujourd’hui, la PS4 Pro reste une PS4 de la même manière qu’une Xbox One X reste une Xbox One, comme les marques l’indiquent.
Quant au Nintendo Labo, il est à considérer différemment dans cette problématique. Si intéressant soit-il, cela n’est « qu’un » accessoire, peut-être comme l’était la Wii Balance Board qui, bien qu’ayant connue de beaux moments, est finalement tombée en désuétude.
On pourrait faire un parallèle avec les tablettes et les smartphones. Les premières ne parviennent pas à tuer le PC, principalement à cause de leur absence de clavier, les seconds souffrent de l’absence de manettes. Malgré toutes les avancées technologiques, on imagine mal, à tort peut-être, les gens se passer totalement de ces objets physiques. On ajoutera au passage que c’est également le gros défaut de l’Apple TV. Alors, que faire ? Et est-ce qu’il y a selon vous une réelle volonté d’Apple et de Google de plier ce marché ?
L’absence de contrôleurs physiques est effectivement l’un des freins les plus importants pour les mobiles. En fait c’est à moitié vrai car des manettes compatibles avec les mobiles existent, néanmoins la liste de jeux compatibles est si limitée et les utilisateurs si peu au courant que l’on ne peut pas réellement considérer que le sujet soit réglé. Pour que ce soit le cas, il faudrait du bon vouloir de la part d’Apple ou de Google ainsi que la volonté d’une grande entreprise de régler ce problème.
Le bon vouloir d’Apple ou Google peut sembler étrange si l’on avance qu’une autre grande entreprise pourrait décider de régler le problème elle-même. Néanmoins, cet élément sera bien indispensable car en tant que leaders des écosystèmes, ce sont eux qui décident des règles s’y appliquant. Aujourd’hui, même si les joueurs se disaient prêts à utiliser largement des manettes, que les créateurs de jeux avaient la volonté d’implémenter ces types de contrôles dans leurs créations et qu’un constructeur de périphériques fabriquait les manettes, les règles mises en place par Apple et par Google seraient défavorables à leur adoption.
Par exemple, une règle de validation d’un jeu iOS est qu’il soit jouable dans de bonnes conditions avec l’écran tactile, or certains types de jeux ne le seront jamais vraiment. Paradoxalement, les types de jeux qui sont donc acceptés et qui pourraient être joués avec une manette sont ceux qui en ont le moins besoin. Cela est encore plus absurde sur l’Apple TV où les jeux publiés doivent pouvoir être jouables avec la très limitée Siri Remote. D’autres éléments contrôlés par Apple et Google devraient également être mis en place comme une signalétique des compatibilités avec les manettes dans les marchés d’applications.
Le second élément indispensable au développement des manettes sur mobiles serait une entreprise déjà installée et désireuse de régler le problème. Différents scénarios sont imaginables. L’un d’eux est qu’Apple et Google pourraient décider de produire leur propre périphérique afin de renforcer leur écosystème et prendre l’avantage l’un sur l’autre. Une autre solution serait qu’une autre entreprise voit une opportunité à créer une manette. Microsoft ou Sony par exemple pourraient accélérer leur virage vers les services et créer une application permettant d’accéder aux jeux de leur catalogue et d’y jouer avec une manette. Cela pourrait ainsi ressembler à un Netflix du jeu vidéo.
De manière plus terre à terre, il pourrait y avoir la volonté d’Apple et de Google à investir davantage ce marché, parce que c’est assez évident. Passons rapidement sur le fait que le jeu vidéo représente bien une opportunité tant sur le plan financier que sur le plan concurrentiel. Ceci étant dit, et malgré son importance, le marché du jeu vidéo gamer, celui pour qui l’utilisation d’une manette a de l’importance, n’est pas aussi mainstream que d’autres marchés comme celui de la musique par exemple.
Ainsi, bien que ce soit un marché intéressant, il n’est peut-être pas prioritaire stratégiquement. Malgré tout, certains indices peuvent nous laisser penser qu’Apple et Google ont un intérêt pour ce marché. De la part d’Apple, je pense notamment à la mise en avant prononcée des jeux dans le nouvel App Store [ndlr : depuis cet entretien, une rumeur de service de cloud gaming en préparation par Google est apparue].
Quelles sont les technologies selon vous qui sont les plus à même de redistribuer les cartes ? Le streaming combiné à la 5G ? L’avènement de la réalité augmentée et/ou de la VR ?
Toutes les technologies que vous citez ont effectivement le potentiel de bousculer le statu quo. Le streaming pourrait jouer aussi bien en faveur des mobiles que des constructeurs traditionnels de consoles. Le streaming fait disparaitre un argument très important des consoles : la puissance de calcul. Ainsi, les mobiles auraient les ressources pour proposer des expériences similaires du point de vue de la puissance.
D’un autre côté, Sony et Microsoft sont bien placés pour profiter de cette technologie : ils se tournent déjà de plus en plus vers les services et le dématérialisé, cela est compatible avec leurs compétences fondamentales et ils pourraient profiter de la puissance de leur marque, de leur catalogue, etc.
L’AR et la VR ont aussi le potentiel pour changer les choses, et cela pour tous les acteurs également. Ces technologies peuvent bénéficier aux consoles dans le sens où elles sont extrêmement gourmandes en puissance. Ainsi l’écart avec les mobiles pourrait être re-creusé temporairement.
D’un autre côté, la puissance a bien entendu un coût et cela pourrait jouer en faveur des mobiles : acheter une console et un casque de VR pourrait être un investissement trop important pour beaucoup, d’autant plus si les mobiles proposent une alternative dans laquelle le smartphone sert d’écran, et réduit ainsi les coûts.
Autour de 2010, John Carmack, le créateur de Doom, a beaucoup disserté sur la capacité des smartphones et des tablettes à remplacer la console de jeu. A l’époque, il était question de puissance, de moyens d’interaction, mais également de budget. Il disait qu’il ne serait pas surpris si un jeu pour iPhone avec un budget de 1 million de dollars était en cours d’élaboration. Cela peut faire sourire aujourd’hui, mais justement question budget et titre, est-ce que ce n’est pas encore cela qui manque aux smartphones ?
Est-ce que cela manque ? Oui. Est-ce que cela bloque ? Je ne crois pas. Bien entendu les mobiles n’ont pas de blockbusters aussi importants et réguliers que les consoles avec Call of Duty, FIFA ou GTA, entre autres.
Néanmoins, la question ne se pose pas en ces termes puisque justement les mobiles n’ont pas résolu leurs problèmes. Ainsi, la création de titres plus ambitieux reste compliquée au-delà des budgets car certaines autres conditions ne sont pas réunies. Mon avis personnel est que les budgets ne sont pas limitants : si les conditions étaient réunies, les budgets pourraient augmenter.