Apple est-elle devenue dure de l'oreille ? Il y a onze ans, la Pomme lançait l'iTunes Music Store et révolutionnait la distribution numérique de musique. Mais recroquevillée sur son modèle de paiement à la pièce, l'entreprise n'a pas su renouveler son offre face au secteur du streaming musical qui a complètement bousculé les habitudes des auditeurs. Et les quelques aménagements récents -qui ressemblent à des concessions- n'y changent rien.
Il est loin le temps où l'iTunes Store se limitait à la vente de musique. Depuis son lancement en 2003, la boutique a enrichi son catalogue de films, de séries TV, de livres, de podcasts, d'applications… Cette diversification (qui a transformé l'échoppe en supermarché du contenu, au risque de frôler l'usine à gaz) s'appuie sur la première activité d'iTunes, à savoir la musique - le jukebox reste encore aujourd'hui le premier disquaire au monde.
Aux États-Unis, l'iTunes Store jouit d'une part de marché de près de 90% dans le secteur du téléchargement de musique. Et Apple s'arroge une part des revenus de plus en plus importante puisque les ventes sur iTunes ont augmenté de 25% sur l'année fiscale 2013, représentant 16,1 milliards de dollars de chiffre d'affaires (11,6 milliards d'euros) ou encore 9,4% des revenus totaux du constructeur. Des chiffres flatteurs, qu'il convient de nuancer immédiatement : au premier trimestre de l'année, les ventes de morceaux ont baissé de 12,5%, et celles des albums de 14,2%. Pour donner un ordre d'idée de l'ampleur de ces décrues, elles sont l'équivalent du rythme annuel auquel les consommateurs ont abandonné le CD depuis 2007.
Les gens achètent leur musique depuis aussi longtemps que l’on peut acheter de la musique (Steve Jobs, 2003)
Pour le moment, la boutique donne l'impression d'être dans la peau de celui qui tombe d'un immeuble : en attendant de se fracasser sur le trottoir, elle peut se dire que jusqu'à présent, tout va bien. Surtout que l'iTunes Store réussit encore de belles opérations de prestige, comme le streaming gratuit de l'album de Daft Punk au printemps dernier, ou encore le lancement en exclusivité de la dernière galette de Beyoncé qui a fracassé tous les records - et provoqué la jalousie de quelques barons de la distribution de CD. Apple ne s'est pas cachée de vouloir multiplier ce genre de bons coups, mais malgré l'insistance des négociateurs en chef de Cupertino, ces opérations restent rares.
Les apps plutôt que la musique
La perte de vitesse de l'iTunes Store est d'autant plus remarquée et inquiétante qu'elle intervient alors que les autres boutiques d'Apple, et en particulier l'App Store, ne connaissent pas la crise. Le seuil des 50 milliards de téléchargements d'applications a été atteint en mai dernier, soit deux fois plus que sur l'iTunes Store : le cap des 25 milliards de chansons téléchargées date du 6 février 2013, alors que la boutique allait fêter ses dix ans - l'App Store a été lancé en juillet 2008, mais pour être juste, il faut souligner que les applications gratuites ont largement participé du succès de la boutique.
D'ailleurs, Apple ne s'y trompe pas : l'entreprise sait pertinemment où se trouve son intérêt, et il n'est plus nécessairement dans la musique où les marges sont très faibles et les négociations pénibles avec les maisons de disques. La communication autour des terminaux mobiles iOS tourne massivement autour des applications et de la polyvalence qu'elles offrent aux iPhone et iPad - la campagne « Quelle est votre rime ? » est symptomatique de cette poussée marketing qui permet à l'écosystème d'Apple de se distinguer du monde Android (même si dans les faits, le catalogue de Google Play est presque aussi riche que celui de l'App Store). La dernière publicité télévisée qui met clairement en avant l'aspect musical d'iTunes date du lancement des dernières générations d'iPod… en 2012.
Du streaming à petite dose
Malgré tout, la boutique musicale d'Apple n'en reste pas moins incontournable. Mais jusqu'à quand ? Comme on l'a vu, elle est la première destination, et de loin, pour les consommateurs qui souhaitent posséder leur musique… sauf que ces derniers sont de moins en moins nombreux alors que les offres d'écoute en streaming sont de plus en plus intéressantes. Spotify, pour ne citer qu'un exemple, propose depuis le début de l'année d'écouter gratuitement en streaming depuis son application mobile; jusqu'à présent, il fallait avoir souscrit à un abonnement premium. Une initiative embrassée depuis par Deezer qui s'apprête en outre à sortir son client Mac/PC. Difficile de faire moins cher que gratuit…
Apple a pourtant décidé de réagir. Après des mois de rumeurs et de négociations avec l'industrie de la musique, le constructeur annonce iTunes Radio en juin dernier, avec un lancement en septembre dans la foulée d'iOS 7. Le service de streaming se compare à Pandora plutôt qu'à Spotify, avec un système d'écoute de radios au contenu personnalisé selon la chanson ou l'artiste choisi par l'utilisateur. D'autres stations, créées par des partenaires, sont également proposées. iTunes Radio a plusieurs avantages : le service est gratuit (contre l'écoute de courtes publicités), il pioche dans le catalogue le plus complet au monde, il se révèle assez souple (on peut passer les morceaux qui ne plaisent pas, dans la limite de six par heure), et il est largement disponible au sein de l'écosystème Apple, de l'iPhone au Mac et au PC via iTunes, en passant par l'Apple TV.
Après un premier démarrage en fanfare (11 millions d'auditeurs après le week-end de lancement des nouveaux iPhone), iTunes Radio semble avoir doucement disparu des radars. Certes, les stations personnalisées d'Apple se placent à la troisième place des services de streaming musicaux, devant Spotify et Google Play Accès Illimité, mais bien loin derrière Pandora qui caracole en tête (lire : iTunes Radio troisième aux États-Unis devant Spotify). Pire encore : les utilisateurs ne sont qu'1 à 2% à acheter un morceau entendu sur iTunes Radio, alors que l'industrie de la musique espérait beaucoup mieux - et que cette bascule entre streaming gratuit et téléchargement était un des arguments-choc d'Apple pour obtenir les licences des labels (lire : Apple envisagerait une refonte de l'offre musicale de l'iTunes Store).
iTunes Radio, iTunes Match, un combat perdu d'avance ?
iTunes Radio va t-il rejoindre les services web mis au point par Apple voués à une lente disparition ? C'est certainement trop tôt pour le dire. Cupertino n'a pas dit son dernier mot : le service devrait hériter de sa propre application dans iOS 8, lui conférant ainsi une meilleure visibilité. Surtout, il faut encore qu'Apple déploie le service à l'international - il n'est actuellement disponible qu'aux États-Unis et en Australie. L'Angleterre semble être l'un des prochains pays sur la liste (on entend parler de la France pour la fin de l'été).
Mais si l'histoire nous apprend quelque chose, c'est qu'Apple a toujours joué d'une grande prudence pour ses services web (en dehors de ses boutiques de contenus), au risque d'une disparition prématurée face à une concurrence beaucoup plus active et aventureuse. Pas la peine de remonter à MobileMe ou Ping, mais l'exemple d'iTunes Match, lancé en fanfare en novembre 2011, est éloquent.
Cette fonction devait elle aussi redonner un peu de lustre au concept de la musique téléchargé, et d'allant aux finances des maisons de disques en proposant une sorte d'amnistie qui ne dit pas son nom : contre un abonnement annuel, le service « blanchit » les fichiers musicaux téléchargés ou récupérés ici et là, en les troquant contre des morceaux puisés dans le catalogue de l'iTunes Store. Il offre en plus une fonction de téléchargement des titres sur tous les terminaux enregistrés avec un même compte iTunes, ainsi qu'un vrai-faux streaming qui permet d'écouter les morceaux stockés dans sa bibliothèque dans le nuage (dans les faits, iTunes télécharge le morceau dans un cache local afin d'en démarrer une lecture immédiate sans attendre une mise en mémoire tampon, lire : iTunes Match : le faux débat du streaming).
Malheureusement, iTunes Match n'a jamais vraiment résolu ses bugs occasionnels de synchronisation même si le service a fini par s'améliorer. Et une fois récupérés les équivalents de bonne qualité des MP3 plus ou moins illégalement ripés et téléchargés, quel est l'intérêt d'en reprendre pour une année supplémentaire ? Apple a bien tenté d'apporter une plus-value à iTunes Match, dont l'abonnement supprime les messages publicitaires d'iTunes Radio. Un bonus sympathique, mais sans doute pas suffisant pour remettre la main à la poche.
La menace du streaming
À bien des égards, iTunes Radio fait figure de service de streaming a minima pour celui qui domine aussi outrageusement le téléchargement de musique. C'est d'autant plus étonnant pour Apple, qui connait très bien le marché de la musique et qui sait pertinemment que la croissance et l'intérêt du public se trouvent pas nécessairement dans les services de radios personnalisées, mais dans celui du streaming sur abonnement.
Le volume des albums écoutés en streaming, via Rdio, Spotify et consorts, a augmenté de 10,1 millions d'unités au premier trimestre 2014 par rapport à l'an dernier, alors que la vente d'albums par le téléchargement chutait de 9 millions. Autre chiffre qui montre que la croissance est du côté du streaming : en 2013, les revenus tirés de l'activité streaming (YouTube, Pandora, Spotify…) ont augmenté de 39% par rapport à 2012, quand ceux des téléchargements payants ont baissé de 3,2% à 2,9 milliards.
De fait, les utilisateurs veulent pouvoir écouter ce qui leur chante dans des listes de lecture arrangées par leurs soins. C'est d'autant plus vrai qu'en moyenne, les acheteurs de musique « en dur », propriétaires de plus de 5000 chansons n'écouteraient que 19% de leurs bibliothèques. À ce tarif, mieux vaut louer la musique… La proposition d'iTunes Radio est donc bonne en soi, mais si Apple imaginait qu'elle était de nature à débaucher les abonnés de Spotify, cela n'est pas encore arrivé - iTunes Radio joue la carte de la complémentarité face aux offres de services de streaming par abonnement, mais en l'absence d'un vrai service de streaming musical chez Apple, les utilisateurs se tournent vers autre chose. Quitte à installer dans le paysage des marques indépendantes d'Apple et d'iTunes.
Pire encore, Apple aurait ferraillé en coulisse afin de retarder le plus possible le lancement de Spotify aux États-Unis. La rumeur, largement étayée, de pression sur les maisons de disques afin de repousser toujours plus l'échéance, ne fait pas vraiment honneur à Apple (lire : Apple savonne la planche de Spotify ?). Une attitude malheureusement typique d'une entreprise numéro 1 sur son secteur, qui ne veut surtout pas voir débarquer un concurrent aux dents longues qui a le vent dans le dos.
Ces constats dessinent une Apple sur la défensive, presque conservatrice dans ses choix. L'entreprise, qui a révolutionné le secteur de la distribution de musique puis de contenus, donne d'elle une image suiviste alors qu'on la préfèrerait meneuse, quitte à prendre des risques et inventer, encore une fois, une nouvelle manière de consommer de la musique. Or, on l'a vu, les initiatives d'Apple en la matière (iTunes Match, iTunes Radio) sont au mieux timides.
Des solutions a minima ?
Pour se sortir de cette ornière qui doucement, relègue la boutique musicale de l'iTunes Store à l'arrière plan, Apple plancherait actuellement sur une série de solutions. La première est de s'adresser enfin directement aux audiophiles, en proposant des morceaux en haute définition. Cupertino s'est constitué le plus important catalogue HD au monde, le distributeur demandant aux maisons de disques les masters les plus qualitatifs pour l'encodage AAC des titres actuellement vendus sur iTunes. Apple pourrait proposer ces morceaux 24 bits/192 kHz pour 1$ de plus que les chansons standards (lire : De la musique haute définition sur l'iTunes Store ?). Et pourquoi pas, les offrir aux abonnés iTunes Match, ce qui relancerait l'intérêt du service. Reste à voir maintenant comment les terminaux iOS prendront en charge ce format (les 8 Go de l'iPhone 5c vont en prendre un coup).
L'autre hypothèse de travail est le lancement d'un (vrai) service de streaming sur abonnement, qui serait le complément idéal d'iTunes Radio. L'utilisateur pourrait y sélectionner les titres et albums qu'il souhaite écouter, sans devoir attendre qu'un algorithme daigne lui offrir sa pitance musicale. Pour quel prix ? Difficile à dire, mais on aurait du mal à imaginer un tarif moins élevé que chez la concurrence (c'est à dire une dizaine de dollars/euros par mois pour un accès complet). Plusieurs offres pourraient être disponibles, à l'image de Fnac Jukebox et son abonnement à 2 euros par mois. Et on peut imaginer qu'iAd, la régie pub, aurait son mot à dire afin d'abaisser la facture mensuelle, même si on a plutôt le sentiment qu'Apple ira droit au but avec une offre simple et facile à appréhender.
Un dirigeant d'un label a imaginé ainsi l'offre de streaming d'iTunes : « Quand vous achetez un morceau à 1,29$ (…), iTunes pourrait vous envoyer un courriel en vous avertissant que pour, disons, 8$ par mois vous avez accès à cette chanson plus toute la musique de l'iTunes Store. Tout cela en est encore au stade du "Et si ?" » On peut effectivement imaginer toutes sortes de passerelles entre les services, ce qui est le privilège d'un écosystème aussi complet que celui d'Apple.
Android à la rescousse d'iTunes
Le troisième axe ne manquera pas de faire sourciller. Apple aurait l'intention d'adapter iTunes à Android. Il s'agirait pour le constructeur de proposer à la vente les seuls contenus audio (les vidéos étant marquées d'un DRM qu'Apple ne voudrait sans doute pas porter sur la plateforme concurrente), ce qui permettrait au catalogue de toucher une partie des 80% d'utilisateurs Android dans le monde. Une ouverture qui pourrait être équivalente à celle de 2003, qui a vu Apple livrer une version pour Windows de l'iTunes Store.
À l'époque, il avait « gelé en Enfer » comme l'annonçait la page d'accueil du site d'Apple, avec un iTunes qui n’était rien moins que la meilleure application pour Windows. Depuis, Apple a évidemment fait évoluer le logiciel pour Windows en parallèle d'OS X, mais Cupertino ne semble pas vraiment pressé d'adapter son jukebox à l'interface Metro de Windows 8 : pour utiliser iTunes dans la dernière version du système d'exploitation de Microsoft, il faut toujours en passer par le mode Desktop, au grand dam de Redmond (lire : iTunes pas pressé d'arriver sur Windows 8 et de la pression pour le stylet des Surface Pro)…
À la décharge d'Apple, les relations avec l'industrie du disque n'ont jamais été simples. Le coup de Jarnac de Steve Jobs pour imposer une tarification unique à la pièce (0,99$ le morceau) a laissé une trace indélébile chez les maisons de disques qui n'ont pas vu venir le danger, pensant qu'Apple et sa petite part de marché ne pouvaient menacer leurs intérêts. Une « faute originelle » que les labels continuent de faire payer à Cupertino; depuis, si l'industrie accepte bon gré mal gré les demandes d'Apple, les négociations trainent généralement en longueur alors qu'elle a moins de préventions pour pousser la concurrence (même si les services de streaming musical auraient certainement à redire sur les exigences financières des maisons de disques).
Mais en attendant d'autres rumeurs qui ne manqueront pas d'apparaître (la relance d'iTunes étant visiblement le sujet de gros débats du côté de Cupertino), toutes ces initiatives ressemblent une fois de plus à une manière de rattraper la concurrence plutôt que de la dépasser. Une position paradoxale pour Apple qui avait plutôt l'habitude de mener la course en tête en inventant des usages et en bousculant un milieu de la distribution de musique très conservateur par nature. Après onze années passées à vendre de la musique à la pièce, il est temps qu'Apple se décide à nouveau à réinventer la manière de l'écouter et de la consommer.