Entrée de gamme : le problème haut de gamme d'Apple

Mickaël Bazoge |

Le lancement de l'iMac à « petit prix » a relancé la controverse sur l'engagement (à moins qu'il ne s'agisse de son absence) d'Apple envers les marchés d'entrée de gamme. Les exemples de produits du constructeur censés répondre à cette demande ne sont pas en effet des plus flatteurs.

Le retour de Steve Jobs aux manettes d'Apple en 1997 s'est accompagné d'une restructuration drastique de la gamme de produits. Exit les familles pléthoriques d'ordinateurs à tous les prix qui caractérisaient le catalogue de l'époque, sans compter les clones qui mangeaient la laine sur le dos d'une Pomme de plus en plus chétive. Le nouveau iCEO remet les pendules à l'heure, arrête la folie des clones et décide d'une gamme claire et ramassée : deux ordinateurs de bureau et deux ordinateurs portables, pour les pro et le grand public.

Le premier clone de Mac autorisé par Apple est sorti chez Power Computing en mai 1995. Apple racheta cette entreprise en septembre 1997 et cessa cette activité.

Si cette nouvelle configuration (qui évoluera par la suite) a l'avantage de la lisibilité, elle oblige l'entreprise à toujours innover afin de faire de chaque Mac un produit unique et toujours plus performant. Les gammes finiront évidemment par se décliner mais le principe est resté le même : les ordinateurs d'Apple restent solidement accrochés à des étiquettes de prix élevés, y compris lorsqu'ils descendent en gamme. L'iMac de 21,5 pouces (en dehors du modèle « budget » sur lequel on revient plus loin) le moins onéreux reste toujours très cher à 1 299 euros.

Cette réticence à vouloir se lancer franchement sur le marché de l'entrée de gamme ne date donc pas d'hier. Plusieurs exemples montrent le peu d'appétence d'Apple pour satisfaire des clients qui souhaitent s'équiper pour un peu moins cher — ou qui n'ont pas nécessairement besoin de la puissance des produits les plus haut de gamme.

eMac : le gros bonbon coincé dans la gorge d'Apple

L'eMac est emblématique de ce relatif désintérêt. D'abord présenté comme un Mac pour l'éducation (d'où le « e »), l'ordinateur rejoint bien vite le catalogue de l'Apple Store pour tous au printemps 2002. Doté d'un processeur G4 et d'un écran à tube cathodique de 17 pouces, l'eMac a fait le pont entre les iMac G3 et G4, représentant une solution relativement abordable pour ceux qui ne pouvaient investir dans un iMac « tournesol » : le premier modèle grand public d'eMac a ainsi été proposé à 1 099$, contre 1 499$ pour l'iMac G4. À la même époque, Apple avait également au catalogue un iMac G3 à 799$, un prix plus qu'intéressant mais l'ordinateur « bonbon » vivait ses derniers jours avec des composants vieillissants (il finira par tirer sa révérence en mars 2003).

Malgré sa robustesse, ses performances et un prix plus intéressant que l'iMac G4 qui a longtemps souffert des prix des écrans LCD, l'eMac n'a pas vraiment pu rencontrer le succès. L’ordinateur était lourd et bruyant; surtout, il n'a pas bénéficié de l'exposition médiatique qui aurait pu le sortir de l'anonymat relatif dans lequel le maintenait Apple, en particulier en Europe. De plus, le constructeur avait à l'époque commencé à miser sur les écrans plats : conserver au catalogue un Mac à écran cathodique relevait de plus en plus de l'anomalie. En octobre 2005, l'eMac n'était plus disponible que pour le seul secteur de l'éducation avant d'être définitivement remplacé en juillet de l'année suivante par un modèle spécifique d'iMac G5.

Mac mini : Apple fait-elle le maximum ?

Les ordinateurs de bureau sont-ils devenus la bête noire d'Apple ? Après l'eMac qui, une fois lancé, n'a plus intéressé le constructeur — qui tenait pourtant une solution d'entrée de gamme intéressante —, le Mac mini fait lui aussi les frais de l'inertie de la Pomme. L'ordinateur a pourtant de quoi plaire, avec son format (qui lui permet de briller dans toutes les situations, des serveurs aux home cinema), son prix et sa polyvalence : l'ordinateur peut servir tout aussi bien au sein d'une administration ou au secrétariat d'une entreprise, que chez le particulier en tant que Mac d'appoint, voire comme ordinateur principal si les besoins ne sont pas déraisonnables. En bonus, il est très simple d'accéder à ses entrailles, ce qui en fait le Mac préféré des bidouilleurs (que ce soit pour la RAM ou pour le reste, d'ailleurs).

Le Mac mini, présenté par Steve Jobs en janvier 2005 comme « le Mac le moins cher et le plus abordable de tous les temps » conserve effectivement ce titre. D’un point de vue qualité/prix, le premier prix du mini n’est pas le Mac le plus intéressant. À 899 euros, le premier modèle de MacBook Air, plus polyvalent que le Mac mini (et plus mobile, évidemment), s'approche dangereusement de la fourchette haute des prix de l'entrée de gamme.

Mais le Mac mini souffre surtout du désintérêt de plus en plus manifeste de son créateur. Cela fait deux ans qu'Apple n'a pas proposé de renouvellement pour son petit ordinateur. Équipé d'un processeur Ivy Bridge alors que le reste de la gamme est passé sous Haswell, et se contentant d'un disque dur à plateau à 5 400 tr/mn et du wi-fi 802.11n, le Mac mini actuel accuse son âge. Malgré tout, il reste compétitif avec le nouvel iMac à petit prix – ce qui en dit plus long sur les faiblesses du monobloc que sur les performances du petit boîtier.

On sent néanmoins confusément qu'Apple a dans ses tuyaux un renouvellement profond du Mac mini : s'il faudra sans doute faire une croix sur la modularité et la facilité de remplacement des composants (la Pomme verrouille de plus en plus ses produits), en revanche il n'est pas interdit de penser que le design du petit pavé pourrait encore se rétrécir — voire reprendre celui des bornes AirPort Extreme et Time Capsule, qui rappellent le Mac Pro. Mais tout cela n'est que spéculation : on a vu avec Aperture qu’Apple n’hésitait jamais à couper les branches mortes (lire : Pourquoi Apple a laissé tomber Aperture (et iPhoto)).

iMac : mini prix, il fait le minimum

Ce sentiment de cinquième roue du carrosse se dégage aussi de l'iMac de 21,5 pouces à 1 099 euros lancé en juin (lire : Test de l'iMac 21,5" Core i5 1,4 GHz mi-2014). Si l'on ne peut que regretter qu'Apple n'ait pas poussé son avantage en atteignant le seuil psychologique des 999 euros, il faut tout de même saluer la présence de ce modèle qui permet à la Pomme d'abaisser le ticket d'entrée de sa famille de bureau — malgré un prix ramassé, le Mac mini et ses composants obsolètes peuvent difficilement prétendre représenter une porte d'entrée idéale dans l'univers OS X, alors que Yosemite et ses effets graphiques se profilent.

Néanmoins, c'est au prix d'un sacrifice, celui des performances. Cet iMac, comme on l'a souligné dans notre test, n'est autre qu'un MacBook Air d'entrée de gamme équipé d'un écran de 21,5 pouces. Un peu moins cher donc, mais aussi un peu moins rapide, tel est le sentiment qui se dégage de cet ordinateur dont plusieurs ont interrogé la pertinence et l'intérêt. Apple a pourtant repris ici la recette de l'eMac, puisque cet iMac n'est autre que le modèle proposé au secteur de l'éducation, qu'Apple commercialise désormais auprès du grand public.

La situation d'iOS

La problématique est un peu différente quand on s'intéresse à la gamme iOS. Les produits mobiles d'Apple sont bien plus populaires que les Mac, comme l'attestent, trimestre après trimestre, les records de vente d'iPhone. Pourtant, les parts de marché ne cessent de chuter : cela s'explique évidemment par la vitalité des constructeurs Android qui multiplient les modèles à tous les prix, mais aussi à la montée en puissance de la demande sur les marchés émergents, principaux pourvoyeurs de croissance dans le secteur de la téléphonie.

En façade, cela n'inquiète pas Apple : après tout, le constructeur absorbe la majeure partie des profits de l'industrie. Pourtant, il ne fait guère de doute que répondre à la demande des marchés émergents est une priorité pour la Pomme. En Chine, la part de marché de l'iPhone, de 9% au premier trimestre 2014, n'a pas permis à Apple de conserver la troisième place sur le podium : c'est le régional de l'étape, Xiaomi, qui a battu le constructeur californien sur le fil. Là encore, il n'y a rien de très étonnant : Xiaomi connait une croissance exponentielle depuis sa création il y a quatre ans en vendant ses smartphones pratiquement à prix coûtant. Il ne faudra pas attendre d'Apple qu'elle suive ce chemin.

Cela ne signifie pourtant pas qu'Apple ne s'intéresse pas à ce marché de l'entrée de gamme, à destination des marchés émergents et ailleurs. L'iPhone 5c, lancé l'an dernier en même temps que son grand frère « premium », a représenté une première tentative; là où la plupart des observateurs s’attendaient à un prix plancher, ils ont été finalement surpris par le positionnement tarifaire du modèle, à savoir 100$ de moins « seulement » que le plus prestigieux iPhone 5s. L’escalier tarifaire étant peu élevé, les consommateurs potentiellement intéressés par l’iPhone 5c ont préféré sauter le pas vers le 5s.

Pour la plupart des pays à forte croissance comme la Chine ou l'Inde, l’iPhone 5c reste inaccessible. Pour ces marchés, Apple joue une autre carte : le recyclage de sa gamme. En Inde, l'entreprise multiplie les initiatives commerciales afin d'abaisser le coût de ses smartphones (offres de reprise, crédits…), et elle n'a pas hésité à (re)lancer la carrière de l'iPhone 4 pendant quelques mois. Un lissage de la gamme que l'on rencontre aussi pour l'iPad : l'iPad 4 (à 389 euros) et l'iPad mini 2013 (à 299 euros) sont toujours au catalogue.

Mais en l'état, tant qu'Apple n'a pas trouvé un moyen de produire un smartphone « low cost » respectant ses standards de qualité élevés, la perspective d'un iPhone véritablement abordable reste un doux rêve.

C'est bien différent pour l'iPod touch. Les composants sont largement rentabilisés, tout comme les processus de production. Cette gamme, qui n'a pas été renouvelée en profondeur depuis 2012, est en perte de vitesse. Si le processeur A5 risque de tousser sous iOS 8 (surtout avec les apps et jeux les plus gourmands), le baladeur tactile a toujours conservé son trophée de porte d'entrée la plus abordable dans l'univers d'iOS. Et c'est encore plus le cas depuis quelques jours, avec un modèle de 16 Go désormais en phase avec le reste de la famille : coques colorées, capteur photo au dos, mais pas la dragonne en option (lire : iPod touch : évolution de gamme et baisse des prix).

Ce que l'on retient surtout, c'est la baisse de prix généralisée sur tous les modèles — jusqu'à 130 euros sur la version 64 Go, du rarement vu chez Apple. Faut-il y voir les prémices d’une opération « vidage des stocks » ? Sans doute pas : Apple a besoin de conserver un terminal iOS abordable, ne serait que pour contenter la demande des pré-ados et ados. Mais même si les iPod ne sont plus que l'ombre de ce qu'ils ont représenté pour Apple, il n'en demeure pas moins qu'il s'agit toujours d'un marché annuel à un milliard de dollars, et tant que l'entreprise peut gagner de l'argent avec cette famille de produits, on peut parier sans trop se tromper qu'elle continuera à les commercialiser.

La volonté d'y aller

On sent toutefois, depuis quelques trimestres, la volonté assez nette d'Apple de s'intéresser aux parts de marché de l'entrée de gamme. Les différentes initiatives, ces derniers mois, commencent à dessiner un projet plus ordonné et organisé qu'il y paraît : baisse de prix sur les MacBook Air, lancement de l'iPhone 5c, gros rabais sur l'iPod touch, plus grande souplesse laissée aux revendeurs (le nouvel iMac d'entrée de gamme peut d'ores et déjà être déniché à moins de 1 000$ chez certains distributeurs américains)…

L’intérêt qu’Apple prête (ou donne l’impression de prêter) au marché de l’entrée de gamme renforce l’image haut de gamme et un rien hautaine de l’entreprise. Entre un Mac Pro inabordable pour le commun des mortels et l’iMac budget difficile à défendre, la famille d'ordinateurs de bureau n'aide certainement pas à casser le moule. Il n’est pas impossible non plus qu’il y ait au sein de la gamme d’ordinateurs de bureau une machine en trop…

Il ne faudrait pourtant pas oublier qu'Apple a dans son catalogue un Mac bien adapté au marché de l'entrée de gamme : le MacBook Air. La gamme d'ultra-portables, remarquablement cohérente, bénéficie de mises à jour régulières, la plus récente abaissant la facture de 10% par rapport aux anciennes configurations (lire : "Nouveaux" MacBook Air : 100 MHz de plus, 100 € de moins). Chez Apple désormais, le Mac se conjugue bien plus aisément avec les portables.

Apple, le monsieur Jourdain de l’entrée de gamme

Si l'on met de côté le problème — de taille — des grands comptes qui cherchent à s'équiper de Mac de bureau sans trouver chaussure à leurs pieds, pour les particuliers Apple a pratiquement toujours usé de la bonne vieille ficelle de la montée de gamme. Les ordinateurs et terminaux iOS d'entrée de gamme ne semblent être présents au catalogue que pour pousser les clients potentiels à allonger quelques centaines d'euros en plus pour bénéficier d'un matériel beaucoup plus puissant et/ou sexy. L'exemple de l'iMac est patent : pourquoi dépenser 1 099 euros dans un Mac sous-dimensionné alors que pour 200 euros de plus, on repart avec une machine plus au niveau des standards actuels en matière d'ordinateur de bureau.

C'est plus problématique pour l'iPhone 5c dont on a bien senti qu'Apple souhaitait ardemment en écouler des containers entiers. Ce modèle tout plastique du smartphone, qui a bénéficié (et c'est encore le cas) d'une campagne marketing de poids, a surtout souffert d'un prix mal ajusté : pour 100 euros de plus, le consommateur bénéficie avec l'iPhone 5s d'un modèle beaucoup plus intéressant en matière de fonctionnalités (Touch ID, appareil photo) et « paré pour le futur » avec le couple de processeurs A7/M7. C’est surtout vrai pour les clients qui s’informent; même si le grand public a sans doute mis plus de temps pour « accrocher » au concept de l’iPhone 5c, Apple a visiblement fini par trouver la bonne formule : en Grande-Bretagne par exemple, aucun autre smartphone ne s’est mieux vendu que le 5c en juin (lire : Les ventes d’iPhone 5c reprennent des couleurs).

Dans les Apple Store français, d’après quelques confidences d’employés, l’iPhone 5c représente désormais autour de 40% des ventes d’iPhone. Gardons également à l’esprit que ce modèle se vend toujours mieux que ses concurrents sous Android (lire : iPhone 5c : un flop relatif par rapport à la concurrence).

Même si tout cela reste maladroit et ampoulé (voir l'exemple du nouvel iMac), Apple s'essaie à concilier les besoins de clients peu fortunés ou qui n'ont pas le besoin d'une puissance extravagante, avec une marge qui se doit d'être confortable. Si Apple donne parfois l'impression désagréable d'une certaine condescendance envers cette clientèle, il ne faut sans doute pas voir les choses ainsi (même si c'est parfois difficile).

D’une part, les produits Apple sont moins soumis à la dictature du renouvellement à tout crin : on sait que l’iMac ou le MacBook que l’on vient d’acheter restera compétitif durant quelques années (et qu’il conservera une valeur de revente appréciable). Dès qu’Apple le peut et le désire, elle peut jouer sur les tarifs afin de toucher des consommateurs qui s’intéressent moins aux performances brutes qu’à l’expérience offerte. Le cycle produits est plus lent, ce qui est d’ailleurs une stratégie qui s’inscrit dans l’air « durable » du temps.

Le constructeur cherche d'abord et avant tout — Tim Cook le martèle suffisamment souvent — à construire « les meilleurs produits possibles ». Cela passe par une profonde réflexion sur le produit en lui-même. L'iPod shuffle, l'entrée de gamme de la famille de baladeurs, a été entièrement développé avec en tête le concept de musique aléatoire — une fonction qui existe pourtant depuis les tout débuts de l'iPod mais qui est parfaitement adaptée au petit baladeur (et qui permet de justifier l'absence d'écran). L'iPad n'a t-il pas représenté la réponse d'Apple aux netbooks pas-chers-mais-pas-terribles ? Et OS X qui fonctionne sur les processeurs ARM Ax pourrait être une partie de la solution pour des Mac performants et moins chers.

De l'entrée de gamme tirée vers le haut, c'est la quadrature du cercle qu'Apple s'emploie à résoudre. En attendant, mieux vaut faire le dos rond, et… économiser !

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