Mozilla : la crise de confiance

Stéphane Moussie |

« Différent par nature », clame Mozilla à propos de Firefox. Différent, Firefox l'était assurément face à l'Internet Explorer hégémonique du milieu des années 2000. Une différence de forme (onglets, personnalisation) et de fond (logiciel libre, respect des standards) qui ont fait du navigateur au panda roux un contre-pouvoir efficace à IE.

Cette différence, théorisée dans un manifeste que Mozilla porte en étendard, a-t-elle du plomb dans l'aile ? La question se pose alors que depuis le début de l'année les polémiques s'enchaînent. Publicité, liberté de pensée et DRM, la fondation prend tout à coup des décisions qui vont contre ses principes... mais qui ne manquent pas de pragmatisme. Mal gérée, cette prise de conscience vire à la crise de confiance.

Un mauvais coup du pub

Première tuile, l'annonce mi-février de l'intégration de publicités dans Firefox. Une nouveauté pour le moins inattendue au regard des prises de position passées de Mozilla.

L'organisation s'est distinguée en matière de respect de la vie privée avec la création de Do Not Track, un réglage adopté par tous les navigateurs pour notifier aux sites web que l'on ne souhaite pas que sa navigation soit pistée.

Poursuivant dans la même voie, nonobstant la pléthore d'extensions de confidentialité disponibles pour Firefox, Mozilla a créé la sienne, Lightbeam (appelée auparavant Collusion), qui permet de visualiser les relations entre les sites visités et les tierces parties actives sur ces pages. Collaborative, Lightbeam doit servir à créer une représentation panoramique du pistage sur Internet.

Alors, venant d'une organisation à l'origine de deux outils qui veulent redonner aux utilisateurs la possibilité de gérer leurs données personnelles, l'arrivée de la pub a de quoi surprendre. D'une part, car l'appétit des publicitaires pour les données des utilisateurs à des fins de ciblage est tout sauf un mystère. D'autre part, car l'annonce est faite naïvement par une nouvelle recrue, Darren Hermann, un familier de l'Interactive Advertising Bureau (IAB), un des principaux lobbys de l'industrie publicitaire avec qui Mozilla a eu maille à partir seulement quelques mois auparavant sur un projet de blocage par défaut des cookies tiers (les cookies utiles aux publicitaires que Lightbeam met en lumière).

La page « Nouvel onglet » pourrait ressembler à cela avec de la pub - Montage MacGeneration

Le consultant spécialiste de la pub, devenu responsable de la diversification des revenus de Mozilla, écrit que certaines tuiles de la page de nouvel onglet vont afficher du « contenu sponsorisé provenant de partenaires sélectionnés », sans donner plus d'explications et sans prononcer le mot tabou « publicité ».

La bronca des utilisateurs, mais aussi de certains employés, ne se fait pas attendre, craignant que Mozilla ne vende Firefox aux publicitaires. Mitchell Baker, la cofondatrice et présidente de la fondation, fait deux jours plus tard ce qu'elle aurait dû faire dès le départ plutôt que d'envoyer le bleu au casse-pipe : mettre en contexte et justifier ce bouleversement.

« Beaucoup de gens attendent et veulent que leur logiciel fasse des choses en leur nom, prenne note de ce qui a déjà été exécuté et en fasse quelque chose d'utile », analyse-t-elle. C'est dans ce contexte qu'a été lancé Directory Tiles, les tuiles personnalisées que l'utilisateur va voir quand il va ouvrir un nouvel onglet. « Pourquoi inclure du contenu sponsorisé ? Si les tuiles sont utiles alors nous générerons de la valeur. Cela va générer des recettes qui vont soutenir le projet de Mozilla », explique sans détour Mitchell Baker.

Non pas que Mozilla manque d'argent, son chiffre d'affaires grossit d'année en année, mais la quasi-totalité de ces centaines de millions de dollars provient d'une seule source : Google. Sur les 311 millions de dollars de chiffre d'affaires en 2012, le géant du Net en a versé environ 274 millions — il compte pour 90 % des royalties qui sont la source de revenus essentielle.

Évolution du chiffre d'affaires annuel de Mozilla

Après avoir été financé de cette manière depuis 2004, Mozilla prend tout à coup conscience que cette dépendance est potentiellement nocive. Que se passerait-il si Google décidait de ne plus renouveler son contrat, Chrome étant maintenant devant Firefox ? Microsoft proposerait-elle autant d'argent pour prendre le relais avec Bing ? Pour éviter une mauvaise surprise, la fondation prend enfin le taureau par les cornes.

« La diversité des recettes est primordiale pour un projet sain », note Denelle Dixon-Thayer, vice-présidente responsable des affaires commerciales et juridiques, qui certifie que celle-ci sera réalisée « à la Mozilla », c'est-à-dire en respectant les utilisateurs.

Un discours rassurant qui ne convainc pas tout le monde. L'intégration de la pub, même contrôlée, revient à mettre le doigt dans un engrenage dont il est difficile de s'extraire, estiment des employés. La crainte est que Firefox finisse par être optimisé pour la publicité, comme le sont tous les services qui reposent sur ce modèle économique.

Une défiance qui s'explique aussi par la personne que Mozilla est allé chercher pour mener sa diversification des revenus. Il ne fait aucun doute que Darren Herman va privilégier la voie de la publicité en faisant jouer ses relations dans le milieu. Il a d'ailleurs commencé par enterrer la hache de guerre avec l'IAB en annonçant l'arrivée de la pub dans Firefox lors d'une conférence du lobby.

Darren Herman à la conférence annuelle de l'IAB

Tout n'est pas perdu pour autant. Mozilla a peut-être une chance de regagner la confiance de ses utilisateurs et de sa communauté en les impliquant dans le processus. C'était l'objet du billet publié récemment par Johnathan Nightingale, le vice-président de Firefox : « Nous allons expérimenter [la personnalisation des onglets] sur les différentes plateformes, et nous allons discuter de nos résultats avant de déployer quoique ce soit auprès de nos utilisateurs finaux. Et nous allons continuer de prendre en compte vos retours et vos suggestions. Parce que nous fonctionnons comme cela à Mozilla ». Un retour aux fondamentaux dont l'effet salvateur reste encore à vérifier.

Une promotion et une démission controversées

Le passage éclair de Brendan Eich à la tête de Mozilla aura été un ratage sur toute la ligne. Ce qui devait être « un retour aux sources pour aller de l'avant » s'est transformé en descente aux enfers.

La promotion du cofondateur et directeur de la technologie de Mozilla a fait resurgir sa prise de position personnelle contre le mariage gay en Californie en 2008. En désaccord avec ce soutien, quelques employés de la fondation et des membres de la communauté ont appelé publiquement à sa démission.

Brendan Eich

Mitchell Baker est encore intervenue pour éteindre l'incendie en réaffirmant les valeurs de « Mozilla [qui] soutient l'égalité pour tous, y compris l'égalité pour les LGBT et l'égalité de mariage », mais il était déjà trop tard pour Brendan Eich. Entaché par cette controverse, et sans la confiance d'une partie des personnes impliquées dans l'organisation, sa position était intenable.

Moins de deux semaines après sa nomination, Brendan Eich démissionne de son propre chef, « dans les circonstances actuelles, je ne peux pas être un leader efficace », et quitte complètement Mozilla. Le conseil d'administration a essayé de le retenir en lui offrant un poste moins exposé, mais l'homme a répondu par la négative.

Mozilla perd non seulement le créateur du JavaScript, mais en plus elle est accusée de ne pas respecter la liberté de pensée, certains utilisateurs croyant, à tort, que Brendan Eich a été licencié ou poussé à la démission par le conseil d'administration, ce qui n'est pas le cas. En retrouvant la confiance des personnes qui militent pour l'égalité, Mozilla a perdu celle des défenseurs de la liberté de pensée. Pas facile.

Des DRM difficiles à avaler

Dernière polémique en date, l'implémentation de la spécification Encrypted Media Extensions (EME) dans Firefox. Schématiquement, EME est une API qui permet d'intégrer un outil de déchiffrage propriétaire (Content Decryption Module, CDM) qui joue le rôle de DRM (gestion des droits numériques).

Ce genre de système va catégoriquement à l'encontre des principes de Mozilla qui milite pour « l'interopérabilité des protocoles, des formats de données, du contenu » (principe 6 du manifeste). Et pourtant, Firefox va le prendre en charge.

Mitchell Baker, la garante de la mission, explique que ne pas le faire reviendrait à se marginaliser. Tristan Nitot, porte-parole de la fondation, abonde dans le même sens :

Ne pas le faire, [c'est] se retrouver comme seul navigateur grand public incapable d'afficher les vidéos sous DRM. C'est voir les utilisateurs de Firefox, avides de séries télé et de films en streaming, changer de navigateur dès qu'ils verront la page d'accueil de Netflix et consorts leur dire "désolé, vous devez utiliser Chrome ou Internet Explorer".

Google et Microsoft sont en effet à l'origine d'EME avec Netflix, et leur navigateur est compatible avec ce système. C'est aussi le cas de Safari. « Aujourd’hui, nous ne pouvons pas faire évoluer les DRM comme nous le voudrions », concède Mitchell Baker.

L'appréciation de la décision de Mozilla à propos d'EME est comme voir un verre à moitié plein ou à moitié vide. À moitié plein, Firefox reste dans la course — « perdre une bataille pour pouvoir continuer la guerre » résume Tristan Nitot. À moitié vide, c'est une grave compromission. La décision est en tout cas pragmatique, mais elle a été prise sans en avertir la communauté, ce qui va à l'encontre d'un principe du manifeste :

8. Des processus transparents et communautaires favorisent la participation, la responsabilité et la confiance.

Une influence qui s'évapore

L'arrivée de la publicité et la prise en charge d'EME ont été dictées par le même problème : la chute de part de marché de Firefox. Pourquoi Google voudrait mettre de l'argent pour être intégré à un navigateur peu utilisé ? Firefox n'en est pas encore là, c'est toujours le troisième navigateur du marché loin devant Safari, mais sa courbe est descendante depuis plusieurs années. Alors que Safari et Chrome bénéficient à plein de la vitalité d'iOS et Android, Firefox OS n'a pas encore montré qu'il pouvait être un relais significatif. Quant au 50 millions de téléchargements de Firefox sur Android, ça ne suffit pas à redresser la courbe.

C'est justement pour éviter que ce déclin ne s'accélère que Mozilla a pris à contrecœur la décision d'implémenter EME. « C'est sûr que face à l'envie de regarder Game of Thrones ou House of Cards, la notion très vague que Firefox est plus libre qu'un autre navigateur ne fait pas le poids. Dès lors, Firefox va perdre ses utilisateurs. En perdant ses utilisateurs, Mozilla perd de son influence », observe Tristan Nitot.

Sur quels sujets peut encore peser Mozilla ? Pour les DRM, c'est raté. Certes, Firefox va implémenter EME de la manière la plus respectueuse possible pour l'utilisateur et Mozilla continue de travailler sur des solutions alternatives, mais l'intégrer c'est aussi sceller son adoption définitive.

Concernant le respect de la vie privée, Do Not Track est un échec. L'initiative a été suivie par tous les principaux navigateurs (mais ne l'activent pas par défaut, à l'exception d'Internet Explorer), mais pas par les sites web les plus visités.

Yahoo, qui a pris en compte Do Not Track pendant deux ans, a fait marche arrière au début du mois. Ce réglage de confidentialité l'empêchait de « proposer une expérience hautement personnalisée à [ses] utilisateurs » et des publicités ciblées, même si la plateforme s'est bien gardée de mentionner ce deuxième point.

Préférence Do Not Track

Peu respecté (on compte seulement Twitter et Pinterest parmi les sites de grande envergure qui font preuve de bonne volonté) et toujours pas standardisé par le W3C (même si un pas a enfin été réalisé fin avril), Do Not Track n'a toujours pas d'impact significatif sur la confidentialité des internautes.

L'industrie publicitaire compte même faire un pied de nez à Mozilla en lançant son Do Not Track maison, nommé « browser choice » (le choix du navigateur), façonné selon ses besoins.

Avec l'arrivée de la publicité dans Firefox, Mozilla se complique lui-même la tâche à propos du respect de la vie privée. Il lui faudra ménager la chèvre et le chou. D'un côté, la fondation va devoir travailler avec l'industrie publicitaire pour faire fleurir les recettes liées aux fameuses tuiles sponsorisées — c'est le rôle de Darren Herman. De l'autre côté, elle va devoir rassurer ses utilisateurs sur sa politique de confidentialité. Une tâche pour laquelle il faudra redoubler d'efforts, car chaque action sera mesurée à l'aune du partenariat naissant avec l'IAB.

Le recul sur le blocage par défaut des cookies tiers pose d'ailleurs question. Ce réglage a-t-il été abandonné pour ne pas fâcher l'IAB qui le considérait comme une « attaque nucléaire » contre l'industrie de la pub ? Officiellement, cette préférence a été reportée pour des raisons techniques. Or, Safari bloque par défaut les cookies tiers depuis longtemps et sans que cela ne pose de problème. Mozilla rencontre sûrement de vrais problèmes techniques, mais son mouvement vers l'industrie de la pub entraîne immanquablement la suspicion.

Par ailleurs, l'influence se mesure aussi sur des choses plus immédiates pour l'utilisateur final, comme une interface. Et force est de reconnaître que c'est Chrome qui a eu de l'influence sur Firefox et non l'inverse. L'interface Australis récemment inaugurée est très proche de celle du navigateur de Google. Le résultat est un Firefox nickel Chrome, comme le dit si bien Libération.

En reniant son identité et ses valeurs, Mozilla prend le risque de perdre la confiance de ses plus fidèles utilisateurs, ceux qui prescrivent à leurs proches d'utiliser Firefox.

Quant aux utilisateurs lambda, pour qui la mission de Mozilla importe peu face aux vidéos de chat sur YouTube, ils continueront sûrement de migrer vers Chrome. Non pas que ce navigateur soit intrinsèquement meilleur que Firefox, mais Google a une force de frappe sans commune mesure pour l'imposer.

Vous installez Google Earth ? L'installateur contient aussi Chrome. Vous visitez google.fr avec Firefox ou Safari ? Une bannière promeut Chrome qui permet de « [surfer] encore plus vite ». Vous prenez le train dans une grande ville ? Des publicités géantes mettent en avant, là encore, sa vitesse. Vous regardez la télévision ? Etc. La synchronisation de Chrome, qui permet de retrouver toutes ses données sur un autre appareil, est aussi terriblement efficace. Firefox s'est mis à son niveau il y a quelques semaines uniquement.

En devenant simplement un suiveur, à quoi sert Firefox aujourd'hui ? Se rapprocher de Chrome, c'est faciliter la transition des utilisateurs vers ce navigateur concurrent. Le contre-pouvoir qu'incarne Mozilla est plus que jamais nécessaire face à l'hégémonique Google, mais ce n'est pas en le copiant que la fondation parviendra à le combattre.

Sollicités à plusieurs reprises, Mozilla et Tristan Nitot n'étaient pas disponibles pour répondre à nos questions.

Photo de couverture Maurice Svay CC BY-ND

Accédez aux commentaires de l'article