10-K : quand Apple raconte ses difficultés et ses craintes

Anthony Nelzin-Santos |

Qu'elles soient cotées en bourse ou non, toutes les sociétés américaines dont le capital est détenu par plus de 500 actionnaires doivent leur fournir de manière régulière des rapports d'activité. Le 8-K concerne les changements majeurs ; le 10-Q est fourni chaque trimestre ; et le 10-K est publié à la fin de chaque exercice fiscal. Apple ayant justement bouclé son année fiscale, elle vient de publier ce long document d'une centaine de pages, que nous vous proposons de vous résumer.






Les risques opérationnels



Le 10-K est un rapport d'un type un peu particulier : les sociétés doivent y livrer un bilan détaillé et objectif à destination des investisseurs, ce qui veut dire y identifier leurs forces, mais aussi leurs faiblesses. Une occasion unique d'entendre Apple parler des risques pesant sur son activité.



Le contexte macro-économique et concurrentiel



La crise économique et financière mondiale a moins pesé sur Apple que sur ses concurrents, mais la firme de Cupertino ne peut tout à fait s'en extraire. Ainsi au quatrième trimestre 2011, le contexte macro-économique explique en partie la mauvaise performance du Mac. En amont, il fait peser un risque sur les sous-traitants et fournisseurs d'Apple ; en aval, il touche le porte-monnaie des clients.



Cet axe économique est le premier facteur qui pourrait avantager la concurrence, notamment sur le marché des smartphones et des tablettes. Un véritable problème pour Apple qui explique lourdement investir dans le développement du matériel, des logiciels et des services, alors que certains concurrents à bas coût économiseraient en « copiant les produits de la société et violant sa propriété intellectuelle. »



Apple a consacré cette année 3,4 milliards de dollars à la recherche et au développement, soit 2,17 % de son chiffre d'affaires, une proportion stable par rapport à l'an dernier. Plus grande société technologique du monde par le chiffre d'affaires (156,5 milliards de dollars), Apple pointe à la quatorzième place du classement des sociétés consacrant le plus d'argent à la R&D.





Apple a ceci de particulier qu'elle consacre peu d'attention à la recherche fondamentale ou n'ayant du moins pas de finalité immédiate, contrairement à Google (6e, 6,2 milliards de dollars) ou Microsoft (2e, 9,9 milliards de dollars). La résurrection de la division technologies de la firme de Cupertino devrait changer les choses, mais il faudra tripler le budget pour dépasser le n° 1 de la R&D dans le domaine, Samsung (10,1 milliards de dollars).



On rappellera à toutes fins utiles que le montant dépensé dans la R&D n'est pas le seul indicateur pour juger de la capacité à innover, ni d'ailleurs le meilleur. Depuis trois ans, Apple est nommée l'entreprise la plus innovante du monde par Booz & Co., devant Google, 3M et… Samsung. La perception et l'efficacité des recherches sont aussi des facteurs, et pas des moindres.



La capacité à rester Apple



La réputation d'Apple est d'ailleurs fondée sur sa capacité à innover en captant les désirs des clients et son sens du design. Que ces fondements s'érodent et elle pourrait être en danger, notamment si les produits iOS, qui représentent l'essentiel de son activité, étaient touchés : « la situation financière et les résultats de la société dépendent grandement de la capacité de la société à continuer à améliorer iOS et les appareils iOS afin de maintenir leur avantage concurrentiel en matière de fonctions et de design. »



Un produit défectueux pourrait aussi compromettre la position d'Apple :




Il n'y aucune assurance que la société soit capable de détecter et résoudre tous les défauts du matériel, du logiciel et des services qu'elle vend. Un échec en la matière pourrait résulter en une perte de chiffre d'affaires, des dépenses significatives de prise en charge et ternir la réputation de la société.




De même, Apple pourrait être l'objet d'un piratage massif qui pourrait être désastreux en termes d'image, notamment maintenant qu'iCloud est la nouvelle plateforme logistique des produits de la société.



À l'extrême, Apple pourrait un jour devoir s'acquitter de très fortes sommes si elle était un jour reconnue coupable de pillages de la propriété intellectuelle d'une autre société. Bien qu'elle considère « que la probabilité d'un tel événement est mince », elle ne l'exclut pas.



Conserver de bonnes relations avec les partenaires



Le succès d'Apple est aussi dû à de solides relations avec de nombreux partenaires, des relations qui pourraient elles aussi se déliter. Comme chaque année depuis 2010, la firme de Cupertino reconnaît qu'elle se fournit « auprès d'une seule ou d'un nombre limité de sources », une dépendance qui fait peser un risque si ces sources augmentent leur prix, décident d'arrêter de travailler avec Apple, connaissent un problème grave de fonctionnement voire mettent la clef sous la porte.



À l'autre bout de la chaîne, Apple possède certes ses propres boutiques, mais réalise toujours la grande majorité de ses ventes à travers des tiers (distributeurs, opérateurs). Échaudés par la concurrence des Apple Store ou par de faibles marges, des revendeurs pourraient couper les ponts avec Apple, mettant ainsi en péril son activité, notamment sur des marchés stratégiques comme la Chine. Un changement du paysage concurrentiel pourrait aussi lui poser des problèmes chez les opérateurs, indispensables à la vente de l'iPhone. En France, l'arrivée de Free Mobile et la remise en question du modèle des subventions explique ainsi en partie une très forte baisse de la part de marché de l'iPhone.



Les développeurs, clef du succès des appareils iOS, pourraient se détourner de l'écosystème Apple et favoriser par exemple Android, qui gagnerait là un nouvel argument commercial. À propos de contenu, les maisons de disque ou les studios de cinéma pourraient rompre leurs contrats avec iTunes, ce qui ne serait pas sans incidence sur les ventes d'iPod, iPhone et iPad.



Prévoir l'imprévisible



Enfin, Apple liste les habituelles catastrophes de grande ampleur qui pourraient anéantir ses efforts… mais aussi ceux de ses concurrents : attaques terroristes ou guerre de grande ampleur, catastrophe technologique ou naturelle majeure… Elle rappelle aussi que ses locaux ne sont pas invulnérables : on se souvient que récemment, un de ses bureaux de Cupertino avait été détruit par le feu.



Les escarmouches commerciales entre grands de ce monde peuvent directement influer sur les résultats d'Apple, qui réalise désormais 61 % de son chiffre d'affaires hors des frontières américaines. La firme de Cupertino évoque à mots cachés le problème de la sous-évaluation du yuan et s'inquiète de la trajectoire de l'euro, qui pourrait provoquer une nouvelle augmentation du prix des appareils Apple.



À propos des tensions entre la Chine et les États-Unis, Apple rappelle que l'essentiel de ses produits est fabriqué dans des usines chinoises. Si elle fait assembler quelques configurations en Irlande et qu'elle s'approvisionne de plus en plus en composants américains, européens ou japonais, une guerre commerciale entre la Chine et les États-Unis pourrait avoir un effet néfaste sur ses relations avec ses sous-traitants et provoquer de graves tensions sur sa chaîne d'approvisionnement.



Une multinationale qui s'assume



De 49 400 employés en 2010 et 60 400 en 2011, Apple est ainsi passé à 72 800 employés ETP, auxquels il faut ajouter 3 300 salariés ETP consultants ou à temps partiel. Apple reste bien plus petite que Microsoft (94 000 employés) ou que HP (350 000 employés), mais sa masse salariale croît plus vite.



Apple Store : un bilan mi-figue mi-raisin



42 400 de ces 72 800 salariés travaillent dans des Apple Store, relais de croissance souligné à de multiples reprises dans ce formulaire 10-K. Apple a ouvert 33 nouvelles boutiques cette année pour un total de 393 Apple Store dans le monde, dont 250 aux États-Unis. Le chiffre d'affaires des boutiques a augmenté de 33 % cette année (18,828 milliards de dollars contre 14,127 milliards de dollars en 2011), mais leur part dans le chiffre d'affaires total baisse pour la deuxième année consécutive (12 % en 2012 contre 13 % en 2011 et 15 % en 2010). Chaque boutique réalise en moyenne 51,5 millions de dollars de chiffre d'affaires par an.



Bien qu'Apple ait ouvert 28 de ses 33 nouvelles boutiques en dehors des États-Unis, elle a en partie raté son expansion. Ainsi, alors qu'elle devait ouvrir 25 boutiques en Chine, elle n'en possède aujourd'hui que six. La firme de Cupertino reste néanmoins optimiste : elle compte ouvrir entre 30 et 35 nouvelles boutiques en 2013.



Une optimisation fiscale redoutable



Le taux d'imposition d'Apple a légèrement augmenté pour s'établir à 25,2 %. Ces 14,03 milliards de dollars se répartissent en 12,258 milliards de dollars dûs à l'état fédéral, 1,059 milliard dû aux états fédérés, et seulement 713 millions de dollars à l'international. Par une solide optimisation fiscale, Apple n'est ainsi imposé qu'à hauteur de 1,9 % en dehors des États-Unis, encore « mieux » que Google (2,4 %).



Bien qu'en progression, le taux de 25,2 % est en deçà du taux de 35 % qui est la norme aux États-Unis. Certains des bénéfices d'Apple n'y sont en effet pas imposables, car ils ont été réalisés à l'étranger et vont être réinvestis à l'étranger (et imposés à seulement 1,9 % dans ces pays). De nombreux pays, notamment la Grande-Bretagne, commencent à se pencher sur les pratiques d'Apple, de Google ou encore de Microsoft en la matière.



Trois sociétés qui demandent une vacance fiscale pour pouvoir rapatrier leurs bénéfices réalisés hors des États-Unis, qui seraient sinon taxés à hauteur de 35 %. Des 121,3 milliards de réserves d'Apple, 82,6 milliards dorment ainsi hors des États-Unis. Dorment, car ils rapportent peu, seulement 1,03 % d'intérêts (contre 0,77 % en 2011).



Apple se prépare à grossir



Les dépenses d'investissement et de capital (CAPEX) d'Apple mettent la puce à l'oreille : elle indique avoir dépensé 10,3 milliards de dollars à cet effet en 2012, dont 9,5 milliards « incluant l'outillage, l'équipement pour les processus de fabrication et […] les infrastructures. ». On l'a dit et répété, malgré une idée reçue, Foxconn ne sert pas à grand-chose de plus qu'à sous-traiter à Apple la main d'œuvre. Les processus de fabrication et les machines-outils sont ainsi développés par Apple et propriété d'Apple, qui maîtrise ainsi une grande partie du cycle de production de ses produits. Une condition sine qua non à la très grande intégration de ses produits (SoC maison, construction monocorps, batteries spécifiques…).



Apple est une des sociétés du secteur ayant le plus gros CAPEX et devrait à nouveau y consacrer 10 milliards de dollars en 2013. Une partie de ce montant sera néanmoins consacrée à la construction du deuxième campus d'Apple à Cupertino, ce qui semble exclure une nouvelle transition technologique majeure l'an prochain. Apple conserve néanmoins la main mise sur des composants clefs et les capacités de production : elle gèle en ce moment même pour 26,3 milliards de dollars de composants et de main-d'œuvre.



Où trouver de la croissance ?



Tous les signaux ne sont néanmoins pas au vert pour Apple. Ses ventes en Asie sont incontestablement sur la bonne voie : elles ont presque doublé au Japon en 2012 pour atteindre 5,1 milliards de dollars, et ont atteint 10,7 milliards de dollars sur l'ensemble du secteur Asie-Pacifique en 2012 (+ 47 %). Une bonne performance à mettre au compte de l'iPhone, devenu smartphone le plus vendu du Japon.





C'est le même iPhone qui est responsable de la mollesse de la croissance en Europe, 31 % contre 45 % en moyenne pour Apple. Un véritable retournement en l'espace d'un an, sous le double effet de l'effondrement de l'iPhone en France (qui fut un temps le deuxième marché d'Apple en la matière), des difficultés en Italie ou en Grèce, et de l'abandon de la subvention opérateur par Telefonica en Espagne.





Apple doit maintenant trouver de nouveaux relais de croissance, notamment pour l'iPhone, qui représente près de la moitié du chiffre d'affaires de la société. La firme de Cupertino s'enorgueillit de proposer l'iPhone « chez plus de 250 opérateurs. » Il lui en manque néanmoins quelques-uns, et pas des moindres. Sur des marchés à forte croissance, elle peut encore accélérer en signant avec NTT Docomo au Japon (60 millions d'abonnés) et surtout avec China Mobile en Chine (650 millions d'abonnés). Sur des marchés qui commencent à se tasser, Apple peut trouver quelques poches d'air : on pense par exemple à T-Mobile aux États-Unis (30 millions d'abonnés, 39 après l'acquisition de MetroPCS).



De nouvelles niches pour soutenir la croissance d'Apple, qui assume désormais clairement son statut de plus grosse société du secteur informatique.

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