Lorsque Steve Jobs alla expliquer NeXT à des utilisateurs Unix « qui n'y pigeaient rien »

Florian Innocente |

En 1991, Steve Jobs, alors patron de NeXT, fut l'invité aussi exceptionnel qu'inattendu de la conférence Unix Expo, dont il assura le keynote d'ouverture. Une présence qui n'était pas gagnée d'avance, raconte aujourd'hui Chris MacAskill.

Celui-ci fut responsable des relations développeurs chez NeXT entre 1991 et 1993 (plus tard il a cofondé SmugMug, qui s'est porté récemment acquéreur de Flickr).

Steve Jobs à Unix Expo, 1991. Via allaboutstevejobs.com

Géophysicien de formation et fraîchement arrivé chez NeXT, Chris MacAskill suggéra à Steve Jobs, avec une certaine appréhension, d'assurer le keynote de cet événement new-yorkais. Il se fit envoyer paître : « C'est INSENSÉ ! C'est un salon pour les Unix weenies1. Ils n'y pigent rien. Ça me couterait 25 000 $ pour que j'aille là-bas avec un bureau et un ordinateur. Non ! »

Un échange très sonore qui fit les délices des collègues de MacAskill, habitués aux emportements de leur patron. Ils lui expliquèrent que Jobs mettait un point d'honneur à effectuer ses démos avec un bureau bien particulier, car du même noir que les stations NeXT. Quant à sa diatribe sur ces utilisateurs Unix, elle s'expliquait par l'incompréhension qui existait entre NeXT et cette communauté qui abhorrait l'idée qu'on veuille plaquer une interface graphique sur Unix. Une manière, selon ces puristes, d'infantiliser leur système et de le conduire à sa perte, avec Jobs à la manœuvre.

L'organisateur de la manifestion parvint néanmoins à convaincre Chris MacAskill que le public ne serait pas hostile à Jobs. Qu'au contraire il y aurait des milliers de ses fans — il avança le chiffre de 4 000 personnes — prêts à faire la queue pour venir le voir. Armé de cet argument, MacAskill sentit que Jobs commençait à rétropédaler face à son refus initial.

Il lui fallait maintenant mettre au point une liste de logiciels à montrer, qui puisse marquer les esprits sur les possibilités de la plateforme NeXT :

Détail amusant, au CERN, un type nommé Tim Berners-Lee avait développé sur des machines NeXT quelque chose qu'il appelait le WorldWideWeb. J'essayais de voir en quoi ça pouvait être intéressant. C'était un peu comme Microsoft Word, sauf que certaines phrases étaient bleues et soulignées et si vous cliquiez, vous obteniez un nouveau document qui arrivait d'un autre ordinateur.

La première fois qu'il le vit, Steve demanda avec insistance : "Est-ce que c'est cool ?" Je crois que c'était sa manière de dire qu'il ne comprenait pas trop à quoi ça pouvait servir. Je lui répondit que je n'en étais pas sûr (lire aussi Steve Jobs : Tim Berners-Lee et la démo de WorldWideWeb.app).

Plutôt qu'une démo de Photoshop, Jobs avait envie de montrer Improv, un tableur assez novateur en train d'être développé par Lotus. Seulement, l'éditeur préférait achever son logiciel avant de trop en faire la publicité.

Pour cette prestation, Jobs se fit livrer un costume de son tailleur fétiche à Florence en Italie (à l'époque le costume était de rigueur dans les démos de NeXT, pour donner un aspect sérieux à une startup qui visait une clientèle dans l'éducation et les grandes entreprises) et quelques 300 chemises blanches. Jobs ne voulait toujours en porter qu'une neuve à chaque fois.

Lotus Improv

Sur la scène de Unix Expo, Jobs voulait que ce fameux bureau soit orienté de 28° par rapport au public — le même angle que celui formé par le logo NeXT — et que l'écran et le clavier soient tournés de 28° aussi comparé au bureau. Dernière touche, un vase contenant une rose rouge devait être placé à droite de la souris :

Je crois que pour Steve c'était une performance artistique. Son bureau était au milieu de la scène et il serait éclairé par un projecteur comme s'il allait jouer du piano.

Crédit : Computer History Museum

La salle s'apprêtait à se remplir entièrement et Chris MacAskill s'assurera à nouveau auprès de Jobs qu'il ne ferait pas de démo d'Improv : « Lotus n'aimerait pas ça ». Ce qui eut pour effet d'agacer Jobs qui lança à son employé : « Eh bien tu fais la démo », et il le laissa en plan. Les gens commençaient à entrer, MacAskill, fébrile et nauséeux, réalisa qu'il allait devoir remplacer Jobs au pied levé et annoncer la mauvaise nouvelle à 4 000 personnes.

Au dernier moment, Jobs arriva sur scène et fit son grand numéro de charme : « Au bout de 30 minutes, il m'adressa ce sourire en coin qui nous manque tellement à tous, il regarda la foule et lança : "Qui veut voir le tableur le plus révolutionnaire jamais conçu ?". 4 000 mains se levèrent immédiatement. Steve me regarda à nouveau, avec un grand sourire. »


  1. Selon la définition de Linux-France : « Quelqu'un qui passe son temps à insulter les autres, sur un réseau. Le weenie est particulièrement détestable car, tout en ne faisant rien de lui-même, il va chercher la petite bête dans le travail des autres. » ↩︎

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