Chroniques numériques de Chine : les nouveaux empires

Mathieu Fouquet |

Nouvel épisode de la deuxième saison des Chroniques numériques de Chine ! Entre anecdotes personnelles et analyses de faits de société, Mathieu Fouquet continue son exploration des pratiques technologiques chinoises décidément bien étrangères.

Énième preuve que la Chine est un pays résolument tourné vers l’avenir, la vie dans ses métropoles évoque parfois des scènes tout droit sorties de Blade Runner ou de WALL-E. Et pas seulement en raison du ciel obstrué de pollution ou des panneaux publicitaires géants qui illuminent un décor crépusculaire crénelé de gratte-ciels. Non : c’est surtout que les mégacorporations tentaculaires que l’on retrouve toujours dans de telles œuvres paraitraient presque timides face aux colosses bien réels que sont Alibaba et Tencent.

Toutes les grandes villes chinoises ressemblent à cela, c’est bien connu. Image : WALL-E, Andrew Stanton, Walt Disney Studios Motion Pictures

Faute de réplicants assoiffés de vengeance ou de vaisseaux supraluminiques, ces conglomérats qui dominent le paysage numérique chinois ont construit — et continuent à construire — de vastes empires de services souvent étroitement liés.

L’exemple le plus visible et le plus superficiel de cette hégémonie réside sans aucun doute dans l’intégration d’une multitude de services au sein d’une seule application, un phénomène que nous mentionnions notamment dans notre chronique précédente (et bien d’autres). Superficiel, car les services en question n’appartiennent pas nécessairement à Alibaba (dans le cas d’Alipay) ou à Tencent (dans le cas de WeChat) : il s’agit ni plus ni moins de mettre une panoplie de services essentiels à portée de doigt à travers autant de « mini-apps ».

Les mini-applications dans Alipay et WeChat.

Que l’on ne s’y trompe pas : cette stratégie est puissante. Lorsque payer ses courses, régler sa facture de téléphone ou d’électricité, acheter un billet d’avion, commander à manger, réserver un billet de cinéma, déverrouiller un vélo en libre-service et appeler un taxi peut se faire depuis une seule et même application, la tentation de ne pas se fatiguer à aller voir ailleurs devient très forte. Il ne manquerait plus que des systèmes d’exploitation dédiés, serait-on tenté de dire… avant de réaliser que Tencent OS a existé, et qu’AliOS est un projet toujours en développement.

Mais peu importe : la grande force des services de ces deux conglomérats, c’est justement qu’ils tournent plus ou moins à l’identique sur un téléphone Android d’entrée de gamme et sur le dernier iPhone. Une position que l’on imagine un tantinet inconfortable pour Apple, dont la force réside dans des produits qui se différencient clairement de la concurrence.

Pauvre Apple, ses boutiques chinoises sont presque vides. Photo prise en septembre 2016 à l’Apple Store de Taikoo Li, à Chengdu.

Certes, les applications dédiées ne sont pas mortes de l’autre côté de la Muraille : Didi Chuxing, ofo et Meituan, pour ne citer qu’eux, disposent tous de leur propre application que les puristes comme moi peuvent télécharger (réunir toutes les fonctionnalités du monde dans un seul logiciel, cela me donne des flashbacks traumatiques d’Emacs).

Si je prends ces trois sociétés comme exemple, c’est parce qu’elles sont relativement indépendantes, n’ayant été acquises ni par Alibaba ni par Tencent (notons que nous ne parlons pas ici des investissements : Didi a par exemple reçu des injections de capitaux de la part des deux géants, fait assez rare pour être souligné. D’un autre côté, qui n’a pas investi dans Didi ?). Cette nuance, toutefois, est sans conséquence pour l’utilisateur final qui, pour régler sa course ou son repas, a de toute manière le choix entre Alipay, WeChat Pay et… quoi d’autre, déjà ?

L’écran de rechargement d’ofo. Dans la partie inférieure, de haut en bas, la liste des moyens de paiement disponibles : Alipay, WeChat Pay et Apple Pay.

Penchons-nous sur ofo. Cette application de vélos en libre-service [qui a récemment débarqué en France, ndr] propose à l’utilisateur trois options de paiement pour recharger son crédit, et les présente d’une façon tout sauf aléatoire : en fonction de leurs parts de marché. C’est un choix d’interface pragmatique qui, sans surprise, met Alipay à l’honneur (WeChat est un peu à la traîne, ayant « à peine » capturé la moitié du marché domestique) et enterre impitoyablement Apple Pay.

Deux approches logicielles différentes : le paiement par Alipay impose de passer par l’application dédiée, alors qu’Apple Pay évite à l’utilisateur des allers-retours.

Le pire, c’est qu’Apple Pay, aidé par son intégration à iOS, propose une expérience plus fluide et peut-être plus rapide (encore que : il faut parfois y saisir son code bancaire, une contrainte qu’Alipay et WeChat Pay ne partagent pas). Mais la supériorité d’un produit ne suffit pas toujours à assurer son triomphe, et le service de Cupertino est arrivé bien tard sur un marché qui a déjà couronné deux empereurs.

Alibaba et Tencent peuvent se frotter les mains : à eux deux, ils ont désormais la mainmise sur la quasi-totalité des paiements dans l’empire du Milieu. À tel point qu’une application tierce qui déciderait de ne pas supporter au moins l’un des deux services serait pratiquement mort-née. Ça, c’est de l’intégration : peu importe le contexte (mini-app ou application dédiée), le client, tel un figurant de film d’horreur que l’on sait condamné, finira bien par se faire attraper.

IKEA, de son côté, a tout compris et préfère directement supporter tous les moyens de paiement planétaires et galactiques.

La communication entre les différentes applications d’un même conglomérat est, quant à elle, encore plus poussée, voire par moments presque effrayante. Je me rappelle avoir découvert avec surprise, alors que je parcourais mon historique d’achats Taobao, que celui-ci contenait également mes transactions avec mon opérateur téléphonique, mes tickets de cinéma et quelques billets d’avion.

Black Panther à côté de mon gochujang ? Mes recharges China Mobile à côté de mon vol Shanghai-Chengdu ? Que diable se passe-t-il ?

Le mystère fut vite résolu : j’avais rechargé mon compte téléphonique avec Alipay, acheté mes tickets de cinéma avec Taopiaopiao et préparé mon voyage avec Feizhu — tous des services appartenant à Alibaba. Taobao s’était permis de récupérer toutes les informations importantes et de les afficher dans un historique unifié. Douteux ? Oui. Mais bien pratique.

La galaxie Alibaba est un cercle vertueux (surtout pour Alibaba) : utilisez l’un de leurs services, et vous en arriverez naturellement à essayer les autres. Utilisez les autres, et les petits avantages s’accumuleront. Payer avec WeChat dans l’application ofo ? Comment Ant Forest pourrait-il alors comptabiliser mon trajet en vélo et me donner mes bulles vertes ? Non, mieux vaut rester sur Alipay.

Une légion de vélos Hellobike.

Un jour, j’ai remarqué devant chez moi une armée de vélos blancs et bleus qui n’y était pas la veille. Jusqu’ici, rien d’étonnant, ce sont des choses qui arrivent (bien qu’en général ils soient plutôt jaunes et orange). Ce qui l’était plus, c’était que ces deux roues, en plus d’être peints aux couleurs d’Alipay, étaient tous frappés de son logo.

Il s’avère qu’Alibaba, non content d’avoir investi dans ofo (Tencent a pour sa part injecté des capitaux dans Mobike, son concurrent), avait aussi décidé de parier sur un deuxième cheval, Hellobike, pour limiter les risques de passer à côté de ce marché en pleine explosion.

Cette mini-app Alipay propose à l’utilisateur de déverrouiller un vélo ofo… ou Hellobike.

Ces vélos tombent bien : je dois aller faire les courses, et je ne vois ni ofo ni Mobike à l’horizon. Presque instinctivement, je lance Alipay et je scanne le code QR du premier vélo qui me tombe sous la main, intuitivement convaincu que l’application le reconnaîtra. Bingo : une fois la caution payée (et pas avec WeChat Pay), j’appuie sur le bouton de déverrouillage, j’enfourche la bicyclette et je me lance sur la route. Ô grand Alibaba, ton empire est parfois bien confortable !

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