WWDC 1997 : lorsque Steve Jobs donnait son avis sur Apple

Florian Innocente |

« Je suis juste venu discuter, de ce que vous voulez, j'ai un avis sur à peu près tout mais posez n'importe quelle question ». Ce vendredi 16 mai, habillé d'un jean grossièrement rapiécé et d'un polo noir, Steve Jobs vient taper le bout de gras pendant 90 minutes avec des développeurs, à l'issue de la WWDC 1997 de San Jose.

Il commence par les faire rire, renouvelera l'exercice à plusieurs reprises, mais jamais il ne mâchera ses mots. Comme lorsqu'il déclare que telle ou telle techno, après lesquelles certaines personnes de l'assistance ont sué sang et eau, étaient des erreurs majeures d'Apple et qu'il faut passer à autre chose. Ce qui n'était qu'une petite discussion de fin de semaine aurait pu servir de keynote d'ouverture.

Six mois plus tôt, le cofondateur d'Apple avait vendu NeXT à une Apple en recherche désespérée d'un nouveau système d'exploitation pour le Mac. Jobs l'avait emporté devant SUN et Be. Le futur du Mac allait en passer par Rhapsody, un OS érigé sur les fondations bâties chez NeXT. Un système capable de tourner aussi bien sur des processeurs PowerPC que sur ceux d'Intel. Finalement, la compatibilité Intel sera abandonnée, avant de faire son grand retour comme on le sait.

Jobs conseille mais ne dirige pas

Lorsque Steve Jobs prend les questions ce jour là, il le fait en tant que conseiller de Gil Amelio, alors patron d'Apple. Jobs a bien placé quelques-uns de ses lieutenants à des postes stratégiques, au logiciel avec Avie Tenavian et au matériel avec Jon Rubinstein (Tim Cook sera embauché l'année suivante). Cependant, l'équipe dirigeante d'Apple reste de nature hybride, avec des proches d'Amelio à la technique, au marketing et à la finance (la plupart ne feront pas long feu).

Jobs n'est pas le patron d'Apple, pas même un salarié, mais il dit constamment "nous" en parlant de ce qui devrait être fait pour sauver Apple. Lorsqu'il livre son opinion, il souligne à plusieurs reprises que ce n'est pas lui qui tient la barre. « Je ne prends pas les décisions », lorsqu'un développeur l'interroge sur l'avenir du Newton (qu'il abhorre). « Je suis dans la minorité », quand il explique par quels moyens Apple devrait communiquer pour l'année à venir.

Il n'est pas le chef mais il a les idées claires, des opinions tranchées, il réfléchit longuement avant de répondre et il parle avec l'aura que lui confèrent son expérience et sa notoriété.

Apple est meurtrie, le chantier de son futur système est encore à ciel ouvert mais Jobs explique que la stratégie doit tourner autour d'une seule « notion fondamentale : faire de très bons produits ». Il est convaincu qu'Apple a encore une carte à jouer dans le monde Wintel, celui de Dell ou de Compaq « Je suis absolument convaincu qu'il y a encore un marché significatif pour d'excellents produits. Il y a un espace vierge, immense, que l'on peut occuper avec votre aide ».

Rhapsody montré à la WWDC 1997. Le futur Mac OS X mélange à l'écran les principes d'interface d'Apple et de NeXT Cliquer pour agrandir

Apple doit se recentrer

Une autre règle d'or de Jobs, qu'il va appliquer tout au long de son second mandat et que ses successeurs répètent encore aujourd'hui, est annoncée : Apple doit rester concentrée, ne pas s'éparpiller. « Rester concentré c'est savoir dire "non" » martèle-t-il lorsqu'on lui demande pourquoi il a poussé à l'abandon d'OpenDoc. Il juge sévèrement la précédente organisation de l'entreprise « Apple a souffert pendant des années du fait d'un management technique médiocre… de bons ingénieurs mais un piètre encadrement, des projets qui partaient dans tous les sens ». Il compare cette Apple à une ferme avec toutes sortes d'animaux de partout « Le tout était inférieur à la somme des parties ».

Il exprime le même sentiment à propos du Newton, l'une de ses premières victimes lorsqu'il prendra la direction d'Apple. Il considère qu'il est déjà difficile pour une entreprise de gérer un seul système d'exploitation. Deux systèmes, c'est presque impossible mais il est persuadé qu'Apple va y arriver, avec Mac OS qui doit finir sa vie pendant que la relève se prépare avec Rhaspsody. Mais trois systèmes — dans le cas présent, avec Newton OS en plus — alors là Jobs balaie l'idée d'un revers de la main « Je n'y crois pas un seul instant ». Aujourd'hui Apple parvient à développer quatre systèmes de front… mais tous sont issus de la même fondation. Un avantage appréciable.

Il fustige l'obsession d'Apple de n'utiliser que des technologies propriétaires, sous prétexte que si elles ne sortent pas de ses rangs alors elles ne valent pas tripette. Apple doit cesser de vouloir réinventer la roue, sauf si c'est absolument nécessaire. Elle doit se demander « Quels sont les 10, 20 ou 30 % de choses maximum que l'on doit inventer nous-même et le reste que l'on peut utiliser parmi ce qui existe déjà. ».

Ce credo est toujours d'actualité 20 ans plus tard. Si une technologie ou un composant s'avèrent essentiels pour ses produits, Apple peut décider de s'en occuper plus ou moins seule. À ce titre, sa collection de processeurs et de composants spécialisés ne cesse de grandir.

À l'heure d'un internet qui développe en direction du grand public, à cause de ce refus d'embrasser des standards le Mac a pris un retard considérable sur ses possibilités de communication réseau, assène Steve Jobs. « Cette politique nous a fait du mal ».

Il se fait le chantre d'un fonctionnement avec des postes informatiques branchés sur des serveurs (on ne dit pas encore nuage), comme le promeut son meilleur ami Larry Ellison avec son Network Computer. Jobs décrit ses ordinateurs chez lui, chez Apple et chez NeXT qui vont tous chercher et synchroniser leurs données sur un serveur. Une ubiquité qui a deux avantages, lance Jobs « Zéro plantages, zéro pertes de données depuis des années ». L'arrivée de l'Ethernet Gigabit va démocratiser ce principe, augure-t-il.

Jobs invite à un autre changement de mentalité « Apple peut gagner sans qu'il soit nécessaire que Microsoft perde ». La même phrase qu'il utilisera, quelques semaines plus tard, lors de la signature de l'accord avec Bill Gates. Microsoft est là, « il est comme l'air que l'on respire » dit Jobs en plaisantant. Le gouvernement fédéral, en pleine enquête pour abus de position dominante de l'éditeur, ne changera rien à cet état de fait.

Plutôt que de chercher vainement à combattre frontalement Microsoft, Apple doit d'abord s'intéresser à ses propres clients. « Microsoft, au fil du temps, va se rendre compte qu'Apple peut représenter une part intéressante de son business, se lancer dans une guerre sainte serait une vraie mauvaise chose » poursuit Jobs.

Steve Jobs dressait un constat pragmatique : Apple n'était plus en mesure d'ébranler la domination de Windows. Il n'imaginait certainement pas à quel point l'avenir lui donnerait raison, grâce à la conjonction des errements de Microsoft sur Vista qui l'ont empêché de prêter assez d'attention à l'avènement du smartphone moderne et au travail de fond réalisé sur Mac OS X qui allait infuser dans presque tous les futurs hits de la Pomme.

En 2017, Apple et Microsoft sont toujours adversaires, Microsoft ne se prive pas de confronter ses nouveaux matériels à ceux d'Apple. Cependant le rapport de force a complètement changé. Apple a retrouvé ses clients, multiplié leur nombre comme des petits pains. L'éditeur de Redmond est resté sur Mac, il a pris acte de son échec dans le mobile et il livre quantité d'applications sur iOS, parfois en primeur face à Android. Comme le préconisait Jobs, si l'on fait de très bons produits, les clients viendront et le reste suivra.

Face à des développeurs inquiets à l'époque par la couverture négative des médias à l'égard d'Apple, Jobs relativise. Il explique que les journaux décrivent les choses telles qu'elles étaient il y a 18 mois, loupant les transformations en cours, au lieu de se projeter dans l'avenir « Ne vous préoccupez pas de la presse, si le matin elle dit du mal d'Apple, eh bien achetez des actions ».

Il parle des clones qui existaient alors. Il n'a rien contre eux mais considère que le contrat de licence et de royalties a été mal négocié. Ce n'est pas sur le matériel qu'ils doivent payer des royalties mais sur le logiciel qu'Apple développe et dans lequel elle investit lourdement. À son retour aux commandes, Jobs finira par stopper ce programme de licences.

Autre question, comment Apple devrait-elle communiquer pour améliorer son image ? Pas à la télévision, c'est trop tôt estime Jobs. Il préfèrerait que les informations soit véhiculées par la presse papier, par les communiqués de presse et surtout, par le « retour à la rentabilité » qui sera le meilleur message possible vers l'extérieur et vers les clients. Durant cette WWDC, Amelio annonçait qu'Apple disposait de 1,4 milliard de dollars en cash après l'achat de NeXT (2,7 milliards en 2017 avec l'inflation). La rentabilité s'est améliorée dans des proportions inimaginables en 1997. Ce trésor de guerre a été multiplié par 100, il atteignait 256 milliards début mai grâce au succès des produits… et d'une optimisation fiscale décomplexée.

Lorsqu'on lui demande ce qu'il pense du Newton (lancé par John Sculley qui organisa sa mise à pied d'Apple), Steve Jobs ne retient aucun coup. Aucun des Newton qu'il a essayés n'a trouvé grâce à ses yeux, tous sont « mauvais ». Il trouve absurde d'avoir à rédiger des textes au stylet au lieu d'utiliser un clavier : « Je ne veux pas d'un machin sur lequel on griffonne ». Grotesque aussi la connexion du Newton au Mac par infra-rouge pour transférer des données. Il veut un produit mobile qui offre une vraie connectivité réseau. L'iPhone exaucera son vœu 10 ans plus tard. Enfin, à propos de son rôle à venir chez Apple, Jobs parle des conseils qu'il distille à Gil Amelio pour améliorer le fonctionnement de l'entreprise. Il l'a poussé à réorganiser Apple d'une manière plus fonctionnelle, avec des divisions matériel, logiciel, finance, marketing qui supervisent tous les produits. Apple doit moins parler et exécuter le plan mis en place : « Les choses vont s'éclaircir vers la fin de l'année » promet-il aux développeurs en les enjoignant de sauter sur l'opportunité offerte par Rhapsody.

En cette journée de mai, Steve Jobs avait effectivement un avis sur tout. En juillet il fera débarquer Amelio, il renouvellera le conseil d'administration et pourra lui-même, avec les coudées franches, mettre en œuvre sa nouvelle vision pour Apple.

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