Jonathan Ive, artiste, designer, ingénieur, fabricant et artisan d’Apple

Nicolas Furno |

Charlie Rose avait déjà réalisé une émission entière sur Apple en décembre dernier (lire : “60 minutes" fait un tour d’Apple et de ses endroits cachés). Ça n’était manifestement pas suffisant, puisque le journaliste américain a présenté une nouvelle interview, cette fois exclusivement avec Jonathan Ive.

Jonathan Ive, pendant l’interview menée par Charlie Rose

Pendant 35 minutes, le patron du design à Cupertino explique ce qui fait qu’Apple est Apple, ainsi que le rôle du design dans l’entreprise. Les habitués n’apprendront rien de fondamentalement nouveau, mais comme toujours, il y a des petits bouts intéressants à prendre au vol.

Jonathan Ive insiste lourdement sur une idée : certes, Apple est l’entreprise la plus riche au monde, mais son travail et celui de son équipe n’est pas d’être rentable ou de « créer de l’argent ». Non, leur travail est de créer « le meilleur produit possible », avec l’espoir évidemment que ce produit aura du succès et sera rentable. L’entreprise répète souvent que c’est cette priorité mise sur le produit, avant la rentabilité, qui fait sa différence, et le senior vice-président la reprend à son compte.

Cela peut paraître extraordinairement simpliste aujourd’hui. J’ai conscience que cela peut paraître facile à dire alors que l’on a l’avantage. Mais c’est quelque chose que l’on disait déjà en 1998, quand l’entreprise était en difficulté. […]

L’objectif dans les années 1990 était d’arrêter les produits médiocres. Et l’objectif était de se concentrer sur de meilleurs produits.

Le journaliste glisse alors que cet objectif était celui de Steve Jobs, de retour chez Apple à partir de 1997. Il est vrai que la compagnie perdait alors de grandes sommes chaque trimestre et le SVP rappelle qu’il était difficile de résister à la tentation de l’économie et de l’argent facile, mais de se concentrer sur la qualité des produits.

À propos de Steve Jobs, Jonathan Ive est interrogé sur sa première rencontre avec celui qui avait créé Apple. Rappelons que le designer était déjà dans l’entreprise, lors du retour de Steve Jobs et il confirme qu’il ne l’avait jamais croisé avant de le rencontrer, lors de son passage au studio de design de l’entreprise. Le nouveau patron a vu tout le travail de l’équipe et à cette occasion, avait été assez critique face aux innombrables modèles qui n’avaient jamais servi et qui prenaient la poussière.

Le jour même, nous sommes sortis du studio pour aller dans une autre pièce pour commencer le travail sur l’iMac. Nous nous sommes rencontrés et nous avons commencé à travailler ensemble ce jour-là.

Interrogé sur son amitié avec Steve Jobs, Jonathan Ive explique qu’il partageait la même vision du monde avec son supérieur. Les deux hommes sont rapidement devenus très amis et le designer évoque une anecdote sur du shopping en Italie. Steve Jobs regarde un couteau, le repose et quand il va le voir à son tour, il comprend pourquoi : un léger changement de couleur entre la poignée et la lame. Un défaut à ses yeux de perfectionniste, comme à ceux du fondateur d’Apple.

L’interview est ainsi l’occasion d’évoquer leur travail ensemble. On pourrait dire qu’ils étaient sur la même longueur d’onde, ce qui facilitait cette interaction : les idées parfois un petit peu folles, lancées par l’un ou par l’autre, permettaient d’avancer un produit dans une direction. Mais aussi l’intérêt de parler calmement, un art que Jonathan Ive maîtrise parfaitement, pour imposer ses idées.

Mais au fait, demande Charlie Rose, comment le patron du design matériel et logiciel chez Apple se considère-t-il ? Comme un artiste, un designer ou encore un constructeur ?

Je me sens à la fois artiste, designer, ingénieur, constructeur et artisan. Je pense que c’est un véritable cocktail, mais dans tout ça, je me sens vraiment à l’aise quand je suis surpris ou quand j’ai tort. Je suis le premier à lever ma main quand quelque chose que je pensais bien est épouvantable.

Jonathan Ive et sa montre… en or, bien sûr.

Jonathan Ive se penche ainsi sur la question de la critique, y compris l’auto-critique. À l’origine, le patron du design était plutôt gentil avec son équipe, notamment quand il devait critiquer une proposition. Steve Jobs, de son côté, faisait ses critiques avec une « précision chirurgicale », une jolie manière de dire qu’il ne ménageait pas le fautif. Pourquoi ?

Parce qu’une critique très claire, et parfois dure, est essentielle pour mener le type de travail qu’Apple veut entreprendre. Le SVP a fini par se ranger à l’opinion de Steve Jobs et il a appris à laisser de côté les sentiments personnels quand il s’agissait de juger un travail. Ce qui ne l’empêche pas de parler de son équipe comme d’une grande famille ; il faut dire que cette équipe a très peu changé au fil des années.

Charlie Rose envoie quelques fleurs à son invité, le félicitant pour le soin apporté aux produits en général, aux bracelets de l’Apple Watch et aux emballages en particulier. Jonathan Ive rebondit naturellement et explique qu’Apple passe beaucoup de temps, notamment sur la boîte qui ne sert pas qu’à protéger l’appareil, mais qui le présente aussi.

Pourquoi passer autant de temps sur des détails que personne n’apercevra ? Parce que vous savez que c’est la chose à faire, répond sans hésiter l’intéressé, qui ajoute que les utilisateurs sentent ce sens de la perfection, même s’ils ne savent pas mettre le doigt dessus précisément. Pouvoir passer du plus petit détail à la vue d’ensemble, par exemple l’écosystème de produits Apple, c’est un autre point fort mis en avant au cours de l’interview.

Et c’était l’un des points forts de Steve Jobs, explique l’interviewé : « il le faisait d’une façon qui m’inspirait, mais dont je ne pouvais que rêver ». Un don rare et important, ajoute Jonathan Ive, qui évoque les valeurs fortes chez Apple… tout en rappelant qu’elles ne suffisent pas. Pour mener à bien leur travail, les employés d’Apple doivent aussi être absolument déterminés. Pour innover, il faut parfois ignorer totalement la raison et se lancer dans des projets qui semblent impossibles. Ce qui est souvent très difficile.

Seule la détermination et la concentration permettent de passer d’une vision à un produit réel. Ces pratiques peuvent être mal comprises de l’extérieur, par « ceux qui ne connaissent rien à la création d’un produit » , souligne le SVP, qui évoque sans doute la quantité de travail rendue nécessaire par cette approche particulière.

Apple cherche la perfection, mais peut-elle aller trop loin ? Jonathan Ive ne rejette pas cette possibilité d’autant, il le reconnait très bien, que lui-même et son équipe peuvent parfois passer plus de temps penchés sur la table à dessin, qu’à regarder autour d’eux. Comment, relance Charlie Rose, rester insatiables et fous, comme le recommandait Steve Jobs dans son fameux discours de Stanford ?

Nous restons insatiables et nous avons toujours de l’appétit en travaillant, en étant critique et en gardant à l’esprit qu’il y a encore un gouffre entre notre objectif, notre ambition, et notre position actuelle. À chaque fois que l’on avance, on garde à l’esprit ce gouffre.

Charlie Rose

À la fin de l’interview, Jonathan Ive évoque son enfance passée auprès d’objets créés par son père, un excellent artisan. Le futur designer d’Apple avait déjà conscience du savoir pour créer, en particulier qu’il fallait connaître parfaitement les matériaux. Le futur vice-président cherchait toujours à savoir comment tel objet était fabriqué, comment tel autre élément fonctionnait… Une approche qu’il a gardée jusqu’à aujourd’hui.

Comment travailler avec Jonathan Ive ? Si c’est votre rêve, le patron du design d’Apple explique que le processus classique, via un portfolio, peut fonctionner. Mais il est surtout intéressé par la vision du monde du candidat, à tel point qu’il a déjà embauché des designers sans même voir leur travail. Vous savez ce qu’il vous reste à faire…

Que feriez-vous, si vous ne faisiez pas ce métier ?, questionne le journaliste. Réponse immédiate de l’intéressé : « Je n’en ai aucune idée, c’est tout ce que je sais faire. » Poussé par Charlie Rose, Jonathan Ive explique qu’au fond, il aime dessiner des objets qui aideront d’autres personnes, même s’il ne s’agit que d’ornementations de Noël pour des amis (!).

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