Jonathan Ive : « la copie n'est pas une forme d'hommage »

Florian Innocente |

Jonathan Ive s'est confié au magazine américain Vanity Fair dans le cadre d'un cycle d'interviews de quelques personnalités venues de différentes disciplines. Un extrait seulement de la vidéo est en ligne, mais l'essentiel des propos du patron du design d'Apple a été retranscrit par Business Insider.

Ive n'est pas Starck. Il a cette constance dans ses déclarations publiques à ne pas tirer la couverture à lui lorsqu'on l'interroge sur le travail de design d'Apple. Il l'attribue à un effort collectif, il implique son équipe.

Nous sommes une toute petite équipe, 16 ou 17 personnes. Elle s'est étoffée progressivement ces 15 dernières années. On a tout fait pour qu'elle reste de petite taille. L'un des avantages à faire partie d'une équipe qui est en place depuis un bon moment c'est que nous avons ce luxe d'avoir pu développer notre propre mode de fonctionnement. Nous nous réunissons trois ou quatre fois par semaine. Les designers se regroupent autour d'une table, comme celles que vous voyez dans les Apple Store. On se tient autour de ces tables… et on dessine

Ce rituel avait été décrit avec de plus amples détails dans la biographie consacrée au designer. L'un de ses anciens collaborateurs y racontait l'ambiance et le quotidien dans le très secret studio de design d'Apple (lire Détails sur la bio de Jonathan Ive aujourd'hui en vente - Amazon/iBooks Store).

L'équipe est soudée et il n'y a eu que très peu de départs au fil des années. Deux personnes sont parties depuis la prise de fonction d'Ive en 1996 et trois sont décédées. Ive apparaît relativement peu dans les médias mais son équipe encore moins. Lors de la présentation de l'Apple Watch une photo de groupe avait été prise. Une équipe qui comprend un français, Jérémy Bataillou, un ancien de l'ENSCI de Paris.

L'équipe de Jonathan Ive, en septembre — Cliquer pour agrandir

Un processus créatif connaît plusieurs étapes mais il en est une de cruciale, explique Ive, c'est lorsque l'équipe « a en main les premiers objets physiques » fabriqués à partir des dessins fournis « ça galvanise tout le monde et permet de cibler les efforts de l'équipe ». Pour illustrer l'un de ces instants tout à fait particuliers, Ive cite le cas des iPhone 6.

Le téléphone que nous venons juste de lancer… il y a ce moment très spécial, avec cet objet que vous pouvez toucher, où tout bascule. Encore aujourd'hui je suis surpris et je ressens ce sentiment d'excitation chaque fois que l'on peut toucher la toute première maquette.

Un trait distinctif des iPhone 6 est leur tranche arrondie qui se prolonge parfaitement avec la dalle de l'écran, donnant l'impression de former une seule pièce. Ive explique que ce dessin participe à donner l'illusion que l'iPhone 6, une fois tenu en main, est moins large qu'il ne l'est en réalité. Puis il fait écho aux propos de Phil Schiller qui, durant le dernier keynote, avait déclaré qu'Apple avait depuis longtemps de grands iPhone dans ses cartons.

Il y a quelques années de cela nous avons fabriqué des prototypes avec des écrans plus grands. Tout le monde dans l'équipe était conscient qu'il y avait des avantages à avoir un plus grand écran. Mais ça donnait un produit moche, parce que balourd et trop gros, comme le sont encore d'ailleurs certains produits concurrents. On était convaincus depuis longtemps qu'il serait important pour nous d'avoir de plus grands écrans, mais il nous manquait certaines choses pour réussir à faire un produit qui plaise.

Détail cité par le journaliste de Vanity Fair, les iPhone sont maintenant livrés avec le minimum absolu en terme de documentation (même les boites sont vierges de tout visuel). Pour l'iPhone 6, un produit bardé de technologies, d'apps et de fonctions, cela se résume à une simple fiche cartonnée où sont expliqués les boutons autour de l'écran.

On essaie de faire en sorte de proposer un appareil qui n'a pas besoin de mode d'emploi. Je crois que pour beaucoup d'entre nous, un grand écran avec lequel vous pouvez directement interagir de façon tactile semble évident et naturel. Ce n'était pas le cas il y a 9 ans lorsqu'on a travaillé dessus pour la première fois.
La documentation de l'iPhone 6 se résume à cela. Charge à l'utilisateur d'aller chercher des infos sur apple.com ou avec l'app Astuces

Pourquoi Ive n'est-il pas devenu artiste ou designer dans un autre domaine que celui de la fabrication de produits ? « C'est la seule chose que je savais faire. Il y a une notion de service. Nous fabriquons des outils pour les gens » Et quel a été le premier produit Apple qu'il a utilisé ?

C'était en école d'art. Les ordinateurs qu'avaient les universités étaient mauvais. Et je partais du principe que le problème venait de moi. Lorsque vous mangez quelque chose de mauvais, vous vous dites que la nourriture est mauvaise. Mais lorsque vous utilisez un mauvais produit, vous pensez que c'est vous qui êtes en faute. A l'école j'utilisais le Mac. Il y avait des choses surprenantes. Pour la première fois de ma vie, j'avais une vision très claire du fait que des personnes avaient travaillé ensemble pour imaginer et fabriquer ce produit. Je me suis rendu compte qu'il y a des choses que l'on fait qui expriment et attestent de nos valeurs. À partir de là je me suis beaucoup intéressé à ce groupe de gens en Californie qui avait fabriqué un ordinateur dont vous pouviez changer les sons ! C'est quelque chose qui m'a vraiment intrigué. Je voulais savoir qui étaient les gens qui avaient su faire ça.

Ive aura l'occasion d'aller en Californie, envoyé par son université. Il raconte y avoir trimballé une maquette de téléphone qu'il avait dessiné. Un modèle un peu bizarre avec un microphone que l'on tenait devant soi.

Le premier téléphone d'Ive — Business Insider

Après avoir rencontré des gens chez Apple il retourna à Londres. Comme elle procède encore aujourd'hui, Apple fit un tour de quelques écoles à travers le monde pour chercher de nouveaux talents. Ive avait pour mission de proposer un design de PowerBook et il travaillait par ailleurs sur une baignoire en céramique pour une marque anglaise. « Le contraste entre les deux produits était fantastique. J'ai finalement décidé d'aller voir du côté d'Apple ».

Interrogé sur ses premiers souvenirs où un produit l'a vraiment marqué, il renvoie une marque qu'il cite souvent — Braun — et en particulier un mixer. Ive était alors enfant « J'étais étonné par cet objet et à quel point il était beau et bien fabriqué. Je ne savais pas à quoi il servait mais j'avais dans l'idée qu'il le faisait très bien ».

Le KM3, un des mixers de Braun. Peut-être celui cité par Ive, dessiné par Gerd Alfred Müller en 1957

Plus loin, Ive explique qu'un design ne se limite pas à la partie extérieure d'un projet mais qu'il faut le considérer dans son ensemble et penser autant à l'architecture interne. « Un très beau produit qui ne fonctionne pas est un raté. Les plus belles choses que j'ai faites sont harmonieuses. Le design est un tout. La beauté réside dans le fait que cela fonctionne ».

Il raconte aussi que l'arrivée du tactile a représenté un énorme défi « Le tactile était quelque chose d'étrange. À plusieurs reprises on a presque failli tout laisser tomber. On ne savait pas si ça allait marcher ». Une série de questionnements et de challenges qui sont revenus lors de la conception de l'Apple Watch, un produit qui s'appuie en outre sur une histoire qui a traversé les siècles.

J'ai toujours été intéressé par les montres. Les premières ont été inventées avant qu'on ait l'usage des poches, elles étaient alors portées autour du cou. Puis les montres gousset sont apparues. Il y avait des montres que l'on portait au doigt au 17ème siècle. Pour des raisons fonctionnelles, des raisons pratiques, elles ont fini autour du poignet. Et vous remarquerez que c'est toujours comme ça depuis plus d'un siècle. C'est quelque chose qui est empreint d'une dimension historique. C'est vraiment un très bon endroit pour obtenir une information d'un simple regard. Lorsqu'on a commencé à travailler dessus, cela nous a paru un endroit naturel pour y apporter de la technologie.

Pour autant le designer ne considère pas la dernière réalisation d'Apple comme un nouveau gadget, mais comme une nouvelle montre « Je pense vraiment que la Watch s'éloigne de l'électronique grand public »

Ive a naturellement répondu à des questions sur sa collaboration avec Steve Jobs et les leçons qu'il en a retirées « L'attention. Je n'ai jamais vu de ma vie une personne comme Steve, capable de porter à ce point toute son attention sur quelque chose. »

C'est effrayant de voir que si vous faites preuve d'une extrême attention pour quelque chose, on va presque vous le reprocher. Alors que c'est un moyen de réussir tellement de choses. Steve demandait : « À combien de choses avez-vous répondu non ? » Et il fallait que je fasse ces choix… et il savait de toutes façons que je n'étais pas intéressé par faire ces trucs là. En définitive ce n'étaient donc pas des sacrifices. Il faut savoir dire non — avec toute l'énergie de son corps — à quelque chose dont vous savez que c'est une bonne idée, parce que vous devez porter tous vos efforts sur autre chose. Je me souviens avoir parlé à Steve Jobs et lui avoir demandé pourquoi il était perçu comme quelqu'un de si dur. Et je lui ai demandé si on ne pourrait pas être un peu moins intransigeants ? Il m'a demandé pourquoi. Je lui ai répondu que je me souciais de mon équipe. Alors il m'a répondu de manière brutale, mais brillante et intelligente : « Non Jony, tu es superficiel. Tu veux simplement que les gens t'aiment. Ca me surprend de ta part parce que je croyais vraiment que, ce que tu plaçais au dessus de tout, c'était le travail accompli et pas ce que les gens pensent de toi. Les gens ne comprenaient pas Steve parce qu'il était à ce point rigoureux.

Quelques questions sont ensuite venues du public. Ive a été interrogé sur ce qu'il pensait de Xiaomi, le fabricant chinois qui a souvent puisé son inspiration chez Apple et à tous les niveaux (lire Xiaomi ne copie pas l'iPhone, il s'en inspire pour faire mieux). Ive n'a pas porté son jugement sur Xiaomi en particulier mais sur la copie de design en général.

Ca représente un danger… je ne le perçois pas comme une forme d'hommage. Je le vois comme du vol. Lorsque vous travaillez sur quelque chose pour la première fois, que vous ne savez pas si ça va marcher et que ça vous prend 7 ou 8 ans à faire, je vais être franc, la dernière chose qui me vient à l'esprit c'est de dire « Oh, c'est flatteur ». Puis d'ajouter sur un ton ironique « Tous ces week-ends que j'aurai pu passer chez moi, avec ma famille… mais ce n'est pas grave, vu qu'on me rend cet hommage » Je pense que c'est du vol et de la paresse. C'est quelque chose qui ne me plait pas du tout.
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