iTunes Store, futur Eldorado des créateurs de vidéos ?

François Tsunamida |

Les dernières versions des outils vidéo pro d'Apple ont apporté de nouvelles fonctions, mais elles sont aussi porteuses d'une possible révolution pour la distribution de contenus. Les créateurs indépendants de vidéos ou les petites structures voient apparaître avec iTunes un nouveau marché pour vendre leurs réalisations.

Apple est en train d’ouvrir les portes de sa boutique en ligne aux créateurs d’images. Aujourd'hui, les contenus vidéo proposés proviennent essentiellement des grands noms des médias, des studios d’Hollywood, de groupes de presse internationaux ou des chaines de télévision internationales. Apple semble vouloir permettre à des structures beaucoup plus petites ou à des particuliers même, de commercialiser en direct leurs créations.

Il est encore trop tôt pour savoir l'accueil que cette proposition va recevoir, tant chez les créateurs de contenus filmés que dans le public. Mais le potentiel est énorme pour des milliers de JRI, de documentalistes, de Motion designers, de vidéastes.

En donnant aux réalisateurs un accès direct au grand public, Apple leur offre une chance unique. Pour diffuser un contenu vidéo à l’heure actuelle, il faut passer par une boite de production qui sert d’intermédiaire entre la chaine de télévision et le réalisateur. Très peu de télévisions achètent des vidéos en direct. Les services web de la presse écrite sont un peu plus ouverts. Mais pour beaucoup de créateurs de contenus vidéo, l’accès au client final est limité, voire inexistant. Quelques solutions de diffusions pour les indépendants existent. La plus connue est Vimeo on Demand. Mais sa notoriété est anecdotique.

Apple a des années d’expérience de ventes en ligne de contenus sur l’iTunes Store/App Store. Les vidéos constituent une part de plus en plus importante des ventes de l’iTunes Store, notamment dans les pays où l’Apple TV n’est pas un « hobby ». Pour le moment, il s’agit principalement de films sortis des studios d’Hollywood, de séries télévisées ou de contenus provenant de boîtes de production ayant pignon sur rue. Il n'y a pas, ou peu, de productions venues de créateurs indépendants.

Les autres solutions de distribution sont des copies de l’iTunes Store, en moins prestigieux (Google Play, Amazon Instant Video) et toutes les autres plates-formes encore plus petites (VUDU, Hulu ou Wuaki.tv). Il s’agit soit des plates-formes pas ou peu connues du grand public, soit de systèmes de distribution n’ayant pas de présence internationale pleine et entière.

Asymco a publié en mai 2014 un tableau intéressant qui met en avant le succès remporté par Apple dans ses ventes en ligne de contenus. Il retrace l’évolution de l’iTunes Store depuis ses débuts en comparant la croissance continue de l’ARPU (les sommes moyennes dépensées par chaque client de l’iTunes Store dans l’iTunes Store) et l’évolution de la consommation des différents contenus vendus sur l’iTunes Store (Musique, Vidéo, Applications, Livres, Logiciels et Services). L’ARPU moyen diminue entre la création de l’iTunes Store en 2007 et 2012, passant de 99 $ à 40 $. Par contre, si chaque client dépense moins, leur nombre explose, frôlant le milliard de comptes iTunes Store ouverts.

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Les utilisateurs ont confiance dans les achats effectués sur la plateforme d’Apple et les prix des musiques, vidéos, livres ou applications restent accessibles. En plus de cette bonne expérience utilisateur et de ce capital « réputation », Apple dispose de millions de cartes de paiement enregistrées dans ses serveurs. Cela rend les achats d’impulsion aisés, alors que laisser son numéro de carte bleue sur un site de VOD que l'on ne fréquente que rarement donne toujours à réfléchir.

Parmi les nouveautés apportées par la nouvelle version de Compressor (v 4.2) — le logiciel de compression de fichiers audio et vidéo d’Apple — l’une va donc permettre de vendre plus facilement ses contenus vidéo.

Compressor génère le Paquet d’une vidéo en vue de sa soumission à l’iTunes Store [PDF]. Un Paquet iTunes Store comprend plusieurs éléments. Il y a la vidéo, sa bande-annonce et les fichiers correspondant aux « cartons » et aux sous-titres pour les versions internationales. Il contient aussi un fichier XML avec le nom de la société qui va faire la pré-vérification et valider la vidéo et le numéro d’identification du vendeur fourni par cette dernière.

Compressor permet de prévisualiser cartons et sous-titres directement dans le Visualiseur. Une fonction zoom effectue un gros plan pendant la lecture afin de vérifier un détail de la vidéo avec une précision de l’ordre du pixel. Le logiciel optimise ses temps d’encodage grâce au recours au(x) GPU de la machine. L’encodage multipasse H.264 s'avère maintenant encore plus rapide. La commande « Envoyer à Compressor » depuis FCP X ou Motion utilisant tous les GPU disponibles pour accélérer d’autant les temps d’encodage.

Apple demande que les vidéos soumises pour être mises en vente sur l’iTunes Store US respectent les caractéristiques suivantes : le fichier vidéo est un ProRes 422 HQ en 1 920 × 1 080 pixels. Les films sont à livrer en 23,98 i/s et les vidéos, en 29.97 i/s. Les sous-titres sont obligatoires. Ils doivent être au format « .scc ». La vidéo doit être en stéréo ou comporter 8 canaux audio — encodés en PCM Little Endian — pour les versions enregistrées en 5.1 Surround (L, R, C, LFE, Ls, Rs). Chaque canal audio doit disposer de sa propre piste. Le canal 7 est réservé pour la stéréo gauche et le canal 8, est utilisé par la stéréo droite. L’affiche doit être un fichier JPEG ou TIFF de 1 400 × 2 100 pixels.

Une poignée de sociétés sélectionnées par Cupertino (Juice World Wide, Quiver Digital, ZOO Digital et Walla sont là pour faciliter la tâche en réalisant une première vérification de la vidéo proposée (validation technique, du contenu et des problèmes de droits notamment pour la musique) avant qu’elle ne soit présentée aux équipes de l’iTunes Store.

Elles sont censées également apporter leur aide pour compléter le reste des métadonnées (liste de l’équipe de tournage et des acteurs, rôles, synopsys, URL de l’IMDb…). Leurs services sont payants et il faut compter environ 1 200 $/env. Les prix sont généralement moins élevés si l’on soumet d’autres vidéos dans l’année en passant par la même société.

Cette possibilité de vendre directement et facilement ses vidéos sur l’iTunes Store est un séisme majeur pour l’industrie. L’analyste Horace Dediu, d'Asymco, y voit une évolution de rupture, qui rappelle celle du marché du CD au moment où Apple a commencé à vendre de la musique par morceaux plutôt qu'en albums uniquement :

Avec un milliard de comptes ouverts, on peut commencer à avoir une idée de l’impact dévastateur que l’iTunes Store va avoir sur les autres médias. […] Il est devenu LE distributeur universel de divertissements. Les talents, les créateurs de contenus s’en rendent plus rapidement compte que ceux qui gèrent et distribuent leurs œuvres. La conséquence inévitable est un départ en masse de ces créateurs des industries de contenus traditionnelles. Les médias traditionnels [TV…] ne vont pas disparaître à cause d’une fuite des utilisateurs. Mais ils vont s’affaiblir à cause de celle de leurs talents.

La mise à jour de Compressor est l’un des clous qu’Apple plante dans le cercueil des médias traditionnels. Les télés, bien sûr, mais aussi les studios et boîtes de production. Leur rôle de distributeurs de contenus risque de ne plus être perçu comme essentiel, car concurrencé par la distribution directe par les créateurs de vidéos via l’iTunes Store.

Le pavé lancé par Apple dans la petite marre de la distribution des contenus vidéo va provoquer des remous… Le mouvement prendra plusieurs années. Pour fournir des contenus originaux et attrayants, il faut souvent une surface financière que peu d’indépendants sont capables d'avoir. L’arrivée d’un réseau de distribution créateur de contenus vidéo/client ne va pas entraîner la disparition des sociétés de production du jour au lendemain. Les deux formes de distribution coexisteront sans doute pendant de nombreuses années. Mais la possibilité de « packager » ses vidéos pour les mettre en vente sur la plate-forme d’Apple reste clairement pour beaucoup de créateurs de contenus vidéo une « nouvelle donne » révolutionnaire.

Comment le public va-t-il réagir ? Préférera-t-il continuer à regarder les émissions des programmes télés gratuits, car financés par la publicité ? Va-t-il ouvrir son porte-monnaie pour regarder des sujets différents ? Les vidéos qui trouveront preneur sur l’iTunes Store seront-elles des réalisations plus originales, artistiques que ce que l’on trouve sur les chaînes TV actuellement ? Le prix de vente/location de ces vidéos sur l’iTunes Store sera-t-il suffisant pour permettre l’émergence d’une nouvelle catégorie de créateurs d’images ?

Beaucoup de questions, actuellement sans réponses, car rien n’est encore testable. La commercialisation de contenus vidéo par leurs réalisateurs commencera dans les mois à venir. Il ne s’agit d’ailleurs que de l’un des épisodes d’une stratégie menée patiemment par Apple depuis quelques années pour s’emparer de la distribution d’un nouveau marché de contenus numériques : celui des vidéos vendues sur le Net directement par leurs auteurs.

Elle s’est déroulée en 3 phases :

(1) Création d’un logiciel de montage « révolutionnaire » par la liberté qu’il donne pour monter ses vidéos en permettant de dépasser les limites du montage à 3 points, auquel la concurrence (Media Comp’/NewsCutter, Premiere Pro…) reste attachée comme une moule à son rocher.

(2) Constitution d’une base d’utilisateurs massive. De la même façon que FCP 7 a mis une dizaine d’années pour s’imposer, FCP X prendra quelques années. Apple reste fidèle à sa stratégie habituelle : pas de présence tonitruante sur les salons internationaux, pas « d’évangélistes » ni de pression sur les employés pour qu’ils tiennent des « blogs »… Mais en revanche, des prix de vente abordables, des mises à jour gratuites depuis plus de 4 ans et le choix de ne pas imposer aux clients un système de « location » de leurs outils de travail comme le fait Adobe.

(3) Instauration d’un système de distribution de contenus vidéo directement par les créateurs en utilisant la plate-forme iTunes Store. Cette phase commence à peine et on devrait avoir un peu plus d’informations dans les mois à venir.

Randy Ubillos, qui a dirigé chez Apple le développement de Final Cut Pro, ainsi que celui d’iPhoto et d’iMovie, vient de tirer sa révérence une semaine après la sortie des mises à jour des trois applis pro dédiées à la vidéo. Il a expliqué sur Twitter qu’il quittait Apple pour prendre sa retraite. Cela donne l’impression qu’il estime que la stratégie d’Apple est désormais solidement mise en place, et que les outils logiciels commencent à atteindre la maturité suffisante pour lui permettre de céder sa place à quelqu’un d’autre.

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