L’Apple Watch ne sert à rien, et c’est tant mieux

Anthony Nelzin-Santos |

Face aux autres baladeurs numériques, l’iPod semblait très simple, trop simple. Face aux autres smartphones, l’iPhone semblait très simple, trop simple. Face aux autres ordinateurs-tablettes, l’iPad semblait très simple, trop simple. Mais face aux autres montres connectées et traqueurs d’activité, l’Apple Watch paraîtrait presque… compliquée. Tim Cook déclare avec entrain que « la liste de ses fonctions fait des kilomètres », sans que l’on sache s’il faut suivre son enthousiasme ou se contenter d’une moue dubitative.

Ben Thompson, qui a notamment officié à l’Apple University, met en cause la structure de la présentation de l’Apple Watch. Steve Jobs prenait en effet un malin plaisir à ne pas révéler le produit avant d’avoir longuement expliqué la logique qui avait présidé à sa conception et les problèmes auxquels Apple apportait une solution. Tim Cook s’est contenté de quelques banalités pompeuses avant de lancer une vidéo de présentation, comme si cette nouvelle catégorie de produits ne méritait pas mieux qu’une énième déclinaison de l’iPhone. Quelques minutes plus tard, la démonstration de Kevin Lynch peinait à justifier l’excessive prétention du discours d’un Jony Ive devenu pur esprit.

Cette désincarnation est le symbole d’une présentation manquant de chair — un keynote n’est pas un spectacle, mais il doit posséder une dimension spectaculaire. Steve Jobs sortait mille chansons de sa poche avant d’y remettre l’iPod. Il présentait un baladeur à grand écran tactile, un téléphone portable révolutionnaire et un petit ordinateur connecté portant le nom d’iPhone. Il s’enfonçait dans son fauteuil Le Corbusier pour montrer que l’iPad n’était ni l’ordinateur du dehors, ni celui du travail, mais celui de tous les autres moments. Tim Cook a retroussé ses manches… et le slogan tant attendu n’est jamais venu. C’est que l’Apple Watch n’en a pas, comme si Apple ne savait pas vraiment à quoi elle servait ni quel(s) problème(s) elle pouvait résoudre.

La présentation de l’iPhone 6 et de l’iPhone 6 Plus souffre des mêmes problèmes. Même s’il ne faut plus expliquer ce qu’est l’iPhone, Apple n’avait pas hésité à justifier son choix d’en rester à 4 pouces lors de la présentation de l’iPhone 5. Les écrans sont cette fois « bien plus grands », sans que l’on ne sache vraiment pourquoi : l’autonomie (un vrai problème) est toujours sacrifiée sur l’autel de la finesse, et les fonctions logicielles spécifiques à l’iPhone 6 Plus (pourtant extrêmement intéressantes) ont été balayées en un coup de vent. Faut-il y voir l’expression des turpitudes d’Apple, dont les propositions ne tranchent pas clairement avec celles de la concurrence ? Le contre-exemple qu’est la présentation d’Apple Pay pourrait accréditer cette thèse.

La séquence comparaison — « c’est tout ! » — serait ridicule si elle n’était pas soutenue par un discours clair et structuré : « Apple ne sait pas ce que vous avez acheté, ni là où vous l’avez acheté, ni combien cela vous a coûté ; le caissier ne voit ni votre nom, ni votre numéro de carte de crédit, ni votre code de sécurité ». Le problème est clairement identifié, les bénéfices sont immédiats. « Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement, et les mots pour le dire arrivent aisément » : la présentation de l’Apple Watch n’est jamais aussi dense que quand elle touche à la santé et fitness, sans doute parce que Tim Cook s’y intéresse de près. Est-ce une coïncidence si la vidéo dédiée à ce sujet n’est pas aussi déshumanisée que celle qui couvre toutes les autres fonctions ?

Apple aura certes l’occasion de reparler de sa montre dans les mois qui précéderont sa commercialisation ; mais dans de pareilles conditions, elle avait su expliquer la raison d’être de l’iPhone et de l’iPad. Pour un peu, on dirait que le cerveau gauche d’Apple (Tim Cook) n’avait pas suffisamment communiqué avec le cerveau droit (Jony Ive) pour former un discours cohérent et pédagogue. Le nom même du produit appelle pourtant des commentaires, comme son logotype intégrant l’insigne de la société, ou sa police spécifique — tout concourt à établir « Apple Watch » comme une marque à part, qui donnera naissance à une gamme complète, ce qui ouvre un nouvel horizon pour la firme de Cupertino.

Si l’on osait (et l’on ose), on dirait que l’Apple Watch arrive sur le marché des « technologies mettables » au même moment que le Newton arrivait sur celui des « assistants personnels » — avant que les technologies soient au point pour lui permettre de réaliser son plein potentiel. Comme à son habitude, Apple parvient à déplacer la conversation : plutôt que de décevoir avec une autonomie qui s’annonce très limitée, elle intrigue avec Digital Touch, une forme de communication qui pourrait être moins futile et beaucoup plus profonde qu’il n’y paraît.

Il y a là le germe d’une discussion passionnante sur le rôle unique de cet appareil que l’on porte sur la peau plutôt que dans la poche, ou sur la possibilité de trier les notifications ou d’inventer un nouveau type de notification pour éviter le problème de la « fatigue des alarmes »… qu’Apple a esquivé. À la place, elle a préféré s’attarder sur l’apparence de l’Apple Watch, devant un parterre qui n’était pas composé que de journalistes techno. Peut-être que l’utilité immédiate de cet objet est d’être joli et personnalisable, peut-être que le problème qu’il résout est celui de la perception des appareils électroniques.

La voilà sans doute, l’explication de cette perte apparente de sens : Apple a fini de dépasser son industrie très matérialiste pour toucher à l’irrationnel du « lifestyle », à l’intangible du « marqueur de statut ». L’Apple Watch n’est pas uniquement un produit informatique, c’est aussi un accessoire de mode ; Apple n’est plus uniquement une société informatique, elle qui embauche chez Yves Saint-Laurent, LVMH et Burberry. Même les amateurs de belles toquantes s’accordent à dire que l’Apple Watch concurrencera les montres d’entrée de gamme en tant que « bel objet à porter au poignet », ce qui ne sera pas sans conséquence sur la haute horlogerie.

Qu’importe alors que l’on ne sache pas tout à fait à quoi elle sert, l’important est qu’elle séduise avec des arguments autrement plus profonds que sa fiche technique. Le reste finira bien par suivre. Il va falloir s’habituer à cet étrange raisonnement.

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