Accord Netflix-Comcast : la neutralité du Net mise à mal

François Tsunamida |

Après des années de résistance, Comcast a fait plier Netflix. La société a accepté de payer pour que ses abonnés puissent voir leurs vidéos avec une vitesse de connexion plus rapide. Cet accord remet en cause le principe de la neutralité du Net que promeut la Federal Communications Commission (FCC), l'équivalent américain de l'ARCEP, et de nombreux défenseurs d'un internet ouvert. La somme n’a pas été rendue publique et l’accord porte sur plusieurs années. L’accord a été critiqué par de nombreux activistes pour son manque de transparence sur un sujet de société de plus en plus fréquemment sous les projecteurs de l’actualité.

Il s’agit d’une première pour Netflix, qui défend depuis plusieurs années le principe de neutralité du net selon lequel les fournisseurs d’accès internet ne doivent pas décider de leur propre chef d’attribuer des vitesses des données différentes suivant les sites web. Ainsi, chaque site internet devrait avoir le droit à la même vitesse de diffusion des données auprès des utilisateurs que son voisin, et au même principe de non-intervention de la part des « fournisseurs de tuyaux » par lesquels transitent les informations.

Netflix propose un service de VOD par abonnement à ses abonnés à 8 $ (5,82 €) par mois qui comprend de nombreux films et séries. La société américaine a commencé dans un premier temps par louer des DVD commandés sur internet et expédiés par voie postale à ses clients. En 2010, elle passe à une distribution numérique des films qu’elle propose sous forme de flux continus (streaming).

Son succès (44 millions d’abonnés actuellement, dont 34 aux USA) devient tel qu’une technologie aussi consommatrice de bande passante que le streaming de films en haute définition entraine des protestations des fournisseurs d’accès comme Verizon ou Comcast. Ils considèrent que Netflix pénalise leurs services et leur coute de l’argent. Ils désirent donc recevoir des compensations pour cette utilisation intensive de leur bande passante.

Il faut souligner qu’aux heures de pointe de la soirée, Netflix représente plus de 30 % du trafic internet en Amérique du Nord. En 2013, la popularité de Netflix est telle que 33 % des Américains âgés de 20 à 50 ans y sont abonnés.

Le câblo-opérateur américain Comcast, de son côté, a récemment atteint une taille monstrueuse en achetant un concurrent Time Warner Cable pour 45 milliards de dollars (soit environ 32,7 milliards d’euros). Si l’achat ne subit pas le véto des organismes fédéraux antitrust pour la situation quasi monopolistique qu’il va créer, l‘entité Comcast-Time Warner Cable contrôlera 30 % du marché de la télé payante américaine avec presque 34 millions d’abonnés. Son poids réel sera plus important face à la taille beaucoup plus réduite et émiettée des autres câblo-opérateurs.

La multiplication récente des plaintes de clients aurait contraint Netflix à passer par les fourches caudines de Comcast-Time Warner Cable. La dégradation de la qualité des vidéos streamées pour certains clients de la société de VOD a été causée par des fournisseurs d’accès internet à haut débit. Ils ont décidé de ralentir les connexions de leurs clients aux serveurs de Netflix pour faire pression sur ce dernier.

Officiellement, l’accord qui vient d'être passé concerne l’interconnexion des réseaux de Netflix et de Comcast-Time Warner Cable, et ne porte pas sur des questions de discrimination de vitesse du transfert des données. La différence entre ces deux sujets est, dans les faits, assez ténue… Selon l’arrangement passé, Netflix fournira désormais ses programmes directement à ses abonnés qui sont également clients du fournisseur d’accès Comcast-Time Warner Cable. L’accès au réseau du câblo-opérateur sera direct, et ne passera plus par un opérateur de transit tiers comme auparavant.

Jusqu’à présent, Netflix a conclu deux accords similaires avec Cox Communications et Cablevision, mais a réussi à le faire sans devoir les rémunérer. À terme, il est probable que Netflix doive mettre à nouveau la main à la poche pour rétribuer d’autres fournisseurs haut débit comme Verizon ou AT&T. Dans les faits, il s’agit bel et bien de la mise en place aux USA d’un « Internet à deux vitesses », où les plus gros acteurs pourraient payer pour voir leurs services acheminés plus rapidement que les petites sociétés qui n'ont pas le portefeuille aussi rempli. Au final, cela pourrait engendrer un grave déséquilibre qui nuirait à la concurrence et à l'émergence de nouveaux acteurs.

La réglementation fédérale américaine est aussi en train d’évoluer. Au mois de janvier dernier, la cour d’appel du District de Columbia (Washington DC) saisit par Verizon a rejeté l’Open Internet Order édicté par la FCC. Celui-ci assimilait les fournisseurs d’accès à des fournisseurs de télécommunications génériques (« common carriers ») en leur imposant de rester neutres, alors que légalement, ils n’en font pas partie et ne devraient donc pas se plier aux règlements de la FCC. La cour de justice a cependant décidé qu’en cas d’accès limité ou dégradé à des services ou sites internet, le fournisseur se devait d’en avertir ses clients. La FCC va donc devoir revoir le texte de son Open Internet. Outre-Atlantique, beaucoup s’inquiètent des conséquences de cette décision judiciaire. Ils se demandent si cela signifie que la neutralité du Net est bel et bien terminée, craignant que bientôt les FAI puissent ralentir les vitesses d’accès aux données comme bon leur semble, pour exiger des sites populaires et demandeurs de bande passante une « participation financière ».

En France également, la neutralité du Net est un sujet brûlant. Free a souvent été au centre des débats, que ce soit pour blocage de la publicité ou pour les débits de YouTube — l'ARCEP a finalement conclu après une enquête de six mois qu'il n'y avait pas « de pratiques discriminatoires dans les modalités d’interconnexion et d’acheminement de trafic de données entre les deux sociétés. » De même, les politiciens se penchent de plus en plus souvent sur le sujet. Des projets de loi ont été déposés et le gouvernement y a fait référence dans sa feuille de route sur le numérique. Depuis 2009, l'ARCEP réfléchit aussi à la question et organise des consultations. Une loi qui énoncerait ce qu’un fournisseur d’accès a légalement le droit faire avec les données qui transitent par son réseau est attendue cette année.

Accédez aux commentaires de l'article