Apple et le FBI, des tensions croissantes depuis quelques années

Florian Innocente |

Dans l’affaire “Apple contre le FBI”, il y a les joutes publiques mais aussi celles plus discrètes qui se sont déroulées depuis la sortie d’iOS 8. Même s’il y a une parfaite coopération sur des dossiers sans enjeux particuliers et régulés par la loi, les désaccords se sont exacerbés autour du chiffrement. Bloomberg revient sur certaines coulisses de cette relation devenue houleuse entre Apple et l’agence fédérale.

Lors de l’ouverture de la WWDC en juin 2014, Apple ne fit pas grand cas sur scène des modifications apportées aux fonctions de sécurité dans le prochain iOS 8. Par contre, elles mirent en émoi des techniciens du FBI.

Après l'événement, Apple a donné au FBI un accès préliminaire à iOS 8 (une beta fut aussi distribuée à tous les développeurs le jour même, ndlr) afin qu'il puisse étudier de quelle manière le nouveau système allait changer les techniques de collecte de preuves. L'agence s'est vite rendue compte qu'Apple avait fermé un point d'accès important, utilisé pendant des années par les agents pour recueillir des informations sur les suspects. Beaucoup au FBI ont été stupéfaits. Soudain, des photos, des messages texte, des notes et des dizaines d'autres sources d'informations stockées dans les téléphones devenaient hors de portée.
Timothy Edgar

Timothy Edgar, ancien directeur entre 2009 et 2010 de l’équipe à la Maison Blanche qui s’occupait des questions de vie privée et des libertés civiles, résume le sentiment d’alors au sein des autorités du pays.

La raison pour laquelle la relation avec le gouvernement est partie en vrille c'est qu'ils attendaient des entreprises de technologie un certain degré de coopération. Pour l'essentiel, il se disaient que ces sociétés reculeraient et n'ajouteraient pas de nouvelles mesures de sécurité qui rendraient impossible l'accès aux appareils ou à leurs communications. Ils ont été pris à revers lorsqu'il leur a été signifié, grosso modo, d'aller se faire voir.

Peu après la démonstration du nouvel iOS 8, Apple a envoyé son directeur des affaires juridiques, Bruce Sewell, discuter avec Eric Holder (alors procureur général des États-Unis, l’équivalent de notre Ministre de la Justice). Sewell justifia ces nouvelles mesures par la volonté de protéger les données des clients contre des pirates de plus en plus pointus, alors même que les iPhone recèlent toujours plus de données personnelles ou professionnelles.

Oui, Apple continuerait de fournir aux enquêteurs de larges volumes d'informations, tels que les e-mail et les photos stockées sur ses serveurs iCloud. Mais avec iOS 8, l'entreprise n'aurait plus aucun accès aux informations stockées en local sur l'appareil.

Différentes rumeurs évoquent aujourd’hui la volonté d’Apple de verrouiller cette dernière porte d’entrée que représente iCloud. Cette coopération, qui n’a pas été mise en sourdine pour le tout venant des affaires criminelles, a donné lieu à 5 000 mandats émis par le FBI sur le seul premier semestre 2015. Des agents fédéraux sont affectés uniquement aux échanges avec Apple et cette dernière a des avocats partout dans le monde chargés de vérifier la légalité des mandats avant de les transmettre aux techniciens de la Pomme.

Mais avant même l’arrivée d’iOS 8, les autorités s’étaient déjà agacées de voir un chiffrement des données instauré en 2010 dans FaceTime puis dans Messages l’année suivante, raconte l’article.

James Comey, directeur du FBI

En 2013, le FBI fut sur le point d’obtenir de la Maison Blanche une nouvelle législation pour assurer à ses enquêteurs un accès au contenu de téléphones et autres appareils informatiques, sans qu’il soit nécessaire d’avoir un mandat. Les révélations d’Edward Snowden la même année firent capoter ce projet qui ne fut jamais vraiment remis sur les rails, a expliqué à Bloomberg un ancien responsable proche de ces discussions.

Un gouvernement partagé sur le chiffrement

Il serait toutefois simpliste de décrire l’affrontement qui se déroule aujourd’hui avec d’un côté Apple (et les autres sociétés de la high-tech qui partagent ses opinions) et de l’autre, le gouvernement qui formerait une entité monolithique.

La demande de 2013 du FBI pour un abaissement des mesures de sécurité sur les appareils n’avait pas que des supporters au sein de l’administration Obama. Le département du Commerce s’inquiétait de l’impact d’une telle réglementation sur les entreprises américaines (il n’est jamais bon qu’un produit soit accusé d’être poreux sur ses dispositifs de sécurité, ndlr). Le département d’État (affaires étrangères) s’inquiétait des risques que cela ferait peser sur des dissidents à l’étranger, lorsque leur sécurité dépend d’outils de communication inviolables. Quant au département de la Défense, il ne voulait pas voir apparaître de nouvelles vulnérabilités. « Il y avait un vrai désaccord, et il perdure aujourd’hui » assure Timothy Edgar qui a participé à certaines des premières discussions.

Malgré les critiques du FBI à son égard ces dernières années, Apple a longtemps cru avoir une oreille attentive à la Maison Blanche. Les deux ont ainsi travaillé ensemble fin 2014 pour obtenir que la Chine n’impose pas de nouvelles règles contre le chiffrement, ni qu’elle oblige les fabricants à lui fournir une clef pour franchir ces murailles. Mais ce qui valait pour l’étranger n’était pas encore acquis pour les États-Unis, contrairement à ce que pensait Apple, explique un ancien responsable au sein du gouvernement.

De fil en aiguille, en octobre dernier, la Maison Blanche refusa finalement d’imposer aux entreprises de collaborer avec le FBI pour lui donner un accès à leurs appareils. Frustrée, l’agence fédérale devint déterminée à porter sur la place publique les risques qu’engendreraient un tel status quo. Depuis, l’affaire de San Bernardino a donné l’occasion à chacune des parties de donner son point de vue.

Chacun aujourd’hui campe sur ses positions et celles-ci semblent bien peu conciliables, comme le résume Timothy Edgar : « Les avocats pensent que la vie privée consiste à vous empêcher d’écouter mes conversations tant que vous n’avez pas de mandat. Ceux qui viennent de la technologie pensent que la vie privée c’est d’empêcher l’écoute de mes conversations. Point barre. ».

La prochaine étape est pour ce 22 mars, où Apple et FBI vont se retrouver devant une juge qui devra statuer sur l'ordonnance émise par le FBI, à laquelle Apple ne veut pas donner suite.

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