Apple : la dictature du cool

Christophe Laporte |

Entre iOS 9, OS X El Capitan, watchOS 2.0 et même un Apple Music en guise de one more thing, le keynote de la WWDC a été particulièrement long (près de 2h30) et par conséquent riche en annonces. Toutefois, la rumeur avait bien balisé les nouveautés ; de fait, pas de surprises ou de révélations fracassantes, mais Apple avance sereinement ses pions et prépare l’avenir, avec par exemple Swift qui évolue jusqu'à passer en open source.

Si le fond du keynote ne pose pas de problème, il y a par contre beaucoup à redire sur la forme. Les grand-messes médiatiques d’Apple ont énormément évolué ces dernières années.

Toujours plus de spectacle dans les keynotes

Il a fallu faire sans Steve Jobs, qui était un présentateur hors pair. Jobs avait presque tout pour lui : du charisme, la vision, une certaine éloquence, un caractère bien trempé… Bref, tout ce qu’il faut pour tenir le public en haleine, même lorsque les annonces n’avaient rien d’enthousiasmant — car cela arrivait, même si le champ de distorsion de la réalité qui entourait le fondateur d'Apple a toujours produit ses effets euphorisants.

À côté, il faut le reconnaitre, Tim Cook fait pâle figure, même si le patron d’Apple a réalisé de réels progrès ces dernières années. Bien conscient de ses lacunes dans ce domaine, Tim Cook a toutefois fait évoluer cet exercice : il délègue beaucoup plus que Steve Jobs à la grande époque, se transformant dans le meilleur des cas en chef d'orchestre d'une partition bien huilée, ou dans le pire… en simple passe-plats.

Si Tim Cook a été comme toujours le maître de cérémonie de cette WWDC 2015, le taulier, c’est Craig Federighi. Heureusement pour Apple d’ailleurs, c’est avec Phil Schiller (au temps de présence réduit à la portion congrue cette fois-ci) les deux seules personnes dans les hautes sphères d’Apple qui ont un certain talent dans l’exercice.

Ce qui est frappant dans les derniers keynotes d’Apple, c’est la peur terrible des dirigeants d'Apple que le spectateur s’ennuie. Alors, l'équipe de Tim Cook met le paquet sur la forme. On serait ainsi curieux de connaître le coût des différentes vidéos diffusées durant la conférence, et qui malheureusement n’ont pas toujours beaucoup de sens — leur objectif est tout autre : il faut en mettre plein la vue. Et on a l’impression que c’est bien cela le plus important. En matière de surenchère, Google a également fait fort fin mai lors de sa conférence Google I/O qui se déroulait dans la même salle.

L’autre stratagème pour masquer l'impression de vacuité, c’est de jouer la carte de l’humour. On a le droit à des gags récurrents, comme le fil rouge de l'invraisemblable karaoké, ou encore le brainstorming interne d’Apple pour trouver le nom de la prochaine version d’OS X.

Les équipes marketing en plein brainstorming.

Le keynote s’est même ouvert sur une séquence humoristique sans queue ni tête convoquant un ancien du Saturday Night Live jouant le rôle d’un réalisateur de conférences à grand spectacle.

Attention, même l'Apple de l’époque Steve Jobs utilisait ces subterfuges - on se souvient du saut de Phil Schiller pour montrer les bienfaits du Wi-Fi - mais c’était avec parcimonie.

Tout cela donne le sentiment qu’Apple cherche absolument à tenir le spectateur en haleine, comme si les annonces ne se suffisaient pas à elles-mêmes.

Un message qui a de plus en plus de mal à passer

Qu’Apple fasse des blagues dans ses keynotes, pourquoi pas après tout. C’est peut-être une manière (inconsciente ?) de la part de Tim Cook de rendre son entreprise plus humaine et de faire oublier qu’il s’agit d’une des sociétés les plus puissantes au monde… et la puissance peut inspirer la peur.

Mais ce qui est vraiment dommage dans cette affaire, c’est que la qualité du message émis est en franche baisse depuis quelque temps. L’exemple le plus éloquent, c’est sans doute la présentation d’Apple Music. On a eu le droit à un déluge de moyens avec de nombreux clips à la clé et d’intervenants sur scène. À l'issue de ce défilé, qui a vraiment compris ce qu’était Apple Music au bout de quinze laborieuses minutes d’explications (le pompon ayant sans doute été atteint avec l'intervention brouillonne de Drake) ? Le concept, n’en déplaise à ses promoteurs, n’a pourtant rien de radical.

Le plus étonnant dans cette histoire d’Apple Music, c’est que le brouillage du message se poursuit après la présentation. Eddy Cue a ainsi fait doctement savoir, dans une interview post-keynote, que le service musical n’entretenait que peu de rapport avec le streaming (lire : Eddy Cue : « Nous ne sommes pas un service de streaming »). Mais alors, qu’est-ce que c’est ? Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement, pour reprendre la citation de Nicolas Boileau.

Le phénomène n’est pas nouveau : Apple a également eu toutes les peines du monde à expliquer ce qu’était l’Apple Watch, alors que la montre a eu droit à non pas un, mais deux special events ! Mais le sait-elle vraiment aujourd'hui encore ? On peut tempérer la critique en admettant que l'avenir réservé à ce type d'objet est encore délicat à formaliser, bien plus que pour un téléphone ou une tablette.

On a souvent comparé les présentations de l'iPhone et de l'Apple Watch. Là où Steve Jobs avait une idée très précise de l'objet qu'il était « en train de vendre », Tim Cook a été incapable de l'exprimer précisément. Il est malaisé de faire parler les morts (qui peut dire ce qu’aurait fait Steve Jobs dans telle ou telle situation ?), mais le blogueur Jong-Moon Kim avait imaginé en septembre dernier comment l’ancien PDG d’Apple aurait pu présenter l’Apple Watch, et l’exercice était convaincant (lire : Comment Steve Jobs aurait présenté l'Apple Watch). Au lieu de ça, Tim Cook s’est contenté de lever les bras au ciel, en laissant le transfuge d’Adobe Kevin Lynch ânonner sans charisme les fonctions du produit.

On a franchi le sommet du malaise lors de la seconde présentation de l'Apple Watch, en mars dernier. Tim Cook s’est mué l’espace de quelques minutes en monsieur Loyal interviewant Christy Turlington, ancienne mannequin, dont le hobby dans la vie consiste à faire des marathons aux quatre coins de la planète pour la bonne cause. Je caricature, mais à peine : les billets de son blog sur le site de l'Apple Watch ont provoqué chez nous (et sans doute chez une bonne partie d'entre vous) un joyeux concours de facepalm. La montre connectée n'avait sans doute pas besoin de cette communication ratée supplémentaire.

Tim Cook : le nouveau messie

Il y a quelque chose qui dépasse le cadre des keynotes, mais qui se voit également bien lors de ces événements organisés par Apple, c’est la manière dont Tim Cook personnifie désormais l’entreprise. Et c’est probablement là où on attendait le moins le successeur de Steve Jobs. Tim Cook incarne à sa manière Apple comme Steve Jobs la personnifiait il y a dix ans, si ce n’est plus. C’est d’ailleurs, nous a-t-on dit sous couvert d’anonymat, un sujet de crispation en interne. Du moins, certains employés ont parfois du mal à se reconnaitre dans la nouvelle image du groupe façonnée par le CEO.

Il faut pourtant reconnaître à Tim Cook une chose : en occupant la place laissée vacante par Steve Jobs, il a su faire bouger les lignes grâce à un discours rafraîchissant. Voir le patron d’Apple s’exprimer de manière ouverte sur les problématiques sociales de sa société (et de la société en général) était quelque chose auquel on n’était franchement pas habitué.

Le voir prendre à bras le corps certains sujets comme la question des sous-traitants était indispensable. Et là encore, il a sans aucun doute très bien fait. Même chose pour l'environnement et les questions de protection des données privés, puisque ces thématiques découlent de l'activité quotidienne d'Apple et de l'usage que l'on fait de ses produits. Ce qui est plus gênant par contre, c’est l’importance grandissante prise par ces questions dans son discours.

Lors des sessions de la WWDC, les responsables d'Apple citent du Tim Cook.

Cette volonté d’améliorer le monde est louable, surtout venant d’un des patrons les plus importants au monde. Mais Tim Cook en fait beaucoup sur le sujet, au risque d’en faire trop. Chacune de ses interventions publiques évoque longuement ces sujets ou y est tout simplement consacrée. Il est bon qu’un capitaine d’industrie se saisisse de thématiques sociales et politiques, mais quand cela devient la seule histoire racontée, le risque est de lasser, désintéresser, voire pousser des utilisateurs normalement acquis à la marque à aller voir ailleurs où on leur parlera d’abord d’eux et de leurs besoins.

Entendons-nous bien. Qu’Apple s’engage pour la diversité, contre l’homophobie, c’est très bien et c’est même très courageux. Le souci c’est que ces luttes deviennent omniprésentes. À l’époque de Steve Jobs, Apple défendait déjà nombre de ces valeurs, mais ce n’était pas un instrument politique. Tim Cook donne cette impression d’être constamment en campagne présidentielle ou de représenter la société civile.

Cela transpire même dans la manière dont la société se présente désormais. Apple a revu sa « signature » dans les communiqués de presse :

Apple revolutionized personal technology with the introduction of the Macintosh in 1984. Today, Apple leads the world in innovation with iPhone, iPad, the Mac and Apple Watch. Apple’s three software platforms — iOS, OS X and watchOS — provide seamless experiences across all Apple devices and empower people with breakthrough services including the App Store, Apple Music, Apple Pay and iCloud. Apple’s 100,000 employees are dedicated to making the best products on earth, and to leaving the world better than we found it.

Le changement majeur se situe dans la dernière phrase : « Les 100 000 employés d’Apple s’attachent à réaliser les meilleurs produits sur terre, et laisser le monde dans un meilleur état que nous l’avons trouvé ». La modestie et l’humilité ne font pas partie de l’ADN d’Apple ! Alors que tout ce qu'on lui demande, c'est de concevoir des produits beaux, simples, et si possible pas trop chers — au vu du lancement des derniers Mac, on en est malheureusement loin.

Apple cherche maintenant, à tout prix, à laver plus blanc que blanc. Et cela en devient fatigant, et parfois risible. Depuis quelques mois, les sociétés high-tech sont attaquées (à juste titre) parce que les femmes sont sous-représentées ? Tim Cook se mue en féministe convaincu et fait apparaître deux employées d’Apple sur la scène du keynote.

Cette quête incessante du « paraître cool », bien pensante, et irréprochable, devient exaspérante. Elle provoque ricanements et haussements d'épaules, allant à l'envers des principes défendus (avec raison) par Tim Cook. Plus que jamais sur le devant de la scène, Apple se doit de faire attention et de montrer l’exemple, c'est entendu. Mais à force d’en faire trop, cela pourrait se retourner contre elle. La société perçue comme si différente pourrait finalement apparaitre comme terriblement conformiste.

Accédez aux commentaires de l'article