SDJ AFP : « la couverture d'Apple est totalement démesurée »

Stéphane Moussie |

En 2010, une étude soulignait qu'Apple était l'entreprise technologique qui faisait le plus parler d'elle dans les médias américains. La part d'Apple dans les articles liés aux nouvelles technologies était de 15,1 %, contre 11,4 % pour Google et seulement 3 % pour Microsoft. Trois ans plus tard, les conférences de presse d'Apple étaient toujours celles qui bénéficiaient de la plus grosse couverture médiatique.

Et cette frénésie ne fait qu'augmenter. Non seulement Apple fait la une de la presse généraliste, mais elle s'exporte aussi maintenant dans les magazines de mode avec sa Watch.

Une journaliste couvre le special event du 27 janvier 2010 où est présenté pour la première fois l'iPad. Photo Anita Hart CC BY-SA.

L'Agence France-Presse (AFP), qui vend ses dépêches à plus de 4 000 médias à travers le monde, contribue à cette couverture phénoménale. La Société des journalistes (SDJ) de l'AFP a récemment rappelé à l'ordre les employés de l'agence à ce sujet : « Face aux offensives hyper-orchestrées des services de communication de mastodontes comme Apple, nous devons savoir garder de la distance. Ce n'est malheureusement pas toujours le cas. » Cette autocritique a été envoyée aux 300 membres de la SDJ et publiée au sein de l'agence. Pour en savoir plus, nous avons interrogé Roland de Courson, président de la SDJ depuis mai 2013.

MacGeneration : Est-ce que ce type de rappel à l'ordre est commun ? S'agit-il de la première fois dans le cas d'Apple ?

Roland de Courson : La Société des journalistes est une association qui veille au respect de la déontologie et il nous arrive régulièrement d'envoyer des rappels quand on juge que quelque chose dérape ou qu'une situation comme celle d'Apple est en train de dégénérer. Les syndicats de l'AFP ont déjà soulevé le problème de nombreuses fois concernant Apple et pour la SDJ c'est la première fois à ma connaissance.

Qu'est-ce qui a conduit à faire ce rappel à l'ordre ?

C'est le côté totalement démesuré de la couverture d'Apple par rapport à d'autres marques ou produits qui ont des parts de marché supérieures, qui sont technologiquement plus avancées, mais qui ne bénéficient pas du même « phénomène social Apple ». Il faut savoir que ce phénomène social a été largement créé par les communicants d'Apple.

On a eu des dizaines et des dizaines de dépêches et d'alertes sur des informations qui n'étaient pas toujours pertinentes à notre avis. Par exemple, il y a eu des dépêches sur les selfies de Tim Cook lors de la présentation du nouvel iPhone, mais ça ne nous semble pas être une information, c'est juste un coup de com' (Tim Cook ne s'est pas pris en selfie durant la conférence de presse, mais lors du lancement de l'iPhone 6 auquel l'AFP a consacré une dépêche, ndr).

Il y a ce côté totalement disproportionné d'Apple. C'est compliqué, parce que c'est vrai que d'un côté il y a Apple en tant que phénomène social qu'il faut couvrir. De l'autre côté, il y a cette énorme machine à communiquer d'Apple et d'autres grands groupes face à laquelle il faut être vigilant quand on est journalistes.

C'est difficile à gérer. Il n'est pas question de ne pas couvrir Apple ou d'avoir une couverture négative, ce n'est pas le but. L'objectif est d'avoir une couverture équilibrée. Et aussi et surtout de savoir ce qu'on fait. Est-ce qu'on est ici pour relater les faits et gestes de Tim Cook et les mises en scène orchestrées par Apple pour ses grands shows de présentation ou est-ce qu'on est là pour faire de l'analyse et des papiers comparatifs entre les marques, les produits, l'innovation ?

L'AFP a fait énormément de papiers d'éclairage et d'analyse sur l'iPhone comparé à Samsung ou aux produits japonais notamment. Mais ce bon côté de la couverture a été noyé, je pense, sous le factuel et sous les dépêches qui ne prenaient pas assez de recul par rapport à la machine à communiquer d'Apple.

Tim Cook lors la présentation de l'Apple Watch. Capture d'écran.

Quelles sont les « offensives hyper-orchestrées » d'Apple dont vous faites état dans la note interne ? En dehors des fameux « special event », Apple est une entreprise qui communique très peu.

Ça fait partie de leur système. Apple communique peu, mais quand ils communiquent, l'attente est tellement grande qu'on aboutit à une couverture démesurée. C'est ça leur stratégie. En cela, c'est vraiment hyper-orchestré.

Peut-être que le problème de Samsung est justement qu'ils communiquent trop et que du coup les gens sont noyés sous les communications et en ont marre. Alors qu'avec Apple, un simple email de Tim Cook peut déclencher un truc complètement démesuré parce que justement il y a tellement peu de communication que dès qu'il y en a ça prend des proportions totalement démesurées par rapport à ce que c'est réellement.

Le problème c'est aussi la place d'une agence de presse à notre époque. Pendant des dizaines d'années, les agences de presse ont toujours été les premières sur l'info. Depuis un peu moins de dix ans, il y a Twitter et les autres réseaux sociaux. On ne peut plus couvrir un événement comme la présentation de l'iPhone de la même façon qu'on couvre la guerre en Syrie ou qu'on couvre les événements sur lesquels on est encore les premiers et où le fait de témoigner en tant que journaliste sur le terrain est important.

Maintenant, face à l'industrie électronique en général et Apple en particulier, l'intérêt pour une agence comme l'AFP c'est d'avoir des spécialistes qui sont capables d'analyser très vite le produit, d'avoir une analyse du phénomène Apple, de comparer, de prendre du recul, de mettre les choses en perspective. C'est sur ça qu'on va être jugé par les clients et par le public, et ce n’est pas de raconter ce qui se passe dans la salle le jour où Apple présente son iPhone, parce que ça tout le monde est au courant déjà avant nous. On est une agence, donc on a des filtres, des relecteurs, des gens qui recoupent, etc. donc ça prend beaucoup plus de temps que quelqu'un qui est dans la salle et qui tweete.

D'autant plus que les conférences sont de plus en plus souvent retransmises en vidéo en direct.

Voilà ! Pourquoi perdre du temps à avoir une flopée de dépêches sur du factuel, qui décrit ce qui se passe dans la salle alors que le communiqué est déjà sur Internet et que ça tweete de tous les côtés ? Notre rôle, si on veut garder notre respectabilité, c'est d'être totalement dans l'analyse, dans l'éclairage et dans la mise en perspective.

Est-ce que l'AFP est aussi poussée par ses clients à couvrir largement Apple ?

C'est clair qu'il y a une grosse demande des clients pour tout ce qui est Apple. L'AFP n'est pas la seule à « succomber » à ces travers d'hyper-communication d'Apple. C'est un engrenage. C'est toute la difficulté : est-ce qu'il faut qu'on réponde absolument à toutes les demandes ?

On est quand même une entreprise commerciale qui a besoin de faire du chiffre d'affaires. C'est un équilibre très difficile à trouver entre ce que veulent nos clients et ce qu'on leur propose. Je ne pense pas que les clients soient vraiment intéressés par le repompage des communiqués d'Apple. Pour eux ça n'a aucun intérêt de payer un abonnement à l'AFP pour retrouver sur le fil le même communiqué qu'ils peuvent avoir gratuitement sur Internet. Ce que veut un client, c'est l'avis d'un spécialiste, la mise en perspective.

On a quand même des correspondants dans le monde entier — Corée du Sud, Japon... Ces gens peuvent aussi très bien avoir leur mot à dire sur Apple. Il faut mettre en avant à la fois l'étendue de notre réseau mondial et de notre réseau de spécialistes pour offrir une couverture qui soit analytique et qui ne soit pas qu'un repompage de communiqués et de spectacle d'Apple.

On voit de plus en plus de tests d'iPhone dans la presse généraliste. Est-ce que c'est quelque chose qui pourrait arriver à l'AFP ?

On ne le fait pas pour l'instant. Il y a des demandes de clients en ce sens. En tant que président de la SDJ, je ne suis pas totalement opposé si on ne tombe pas dans la « corruption » dans laquelle tombent certains titres qui se livrent à ce genre d'exercices. C'est un débat intéressant dont la réponse n'est pas du tout évidente.

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