Interview : Steve Jobs et la vie chez Apple

Florian Innocente |
Steve Jobs a accordé une longue interview à Betsy Morris du magazine Fortune et, chose assez rare, il fait un assez large tour d'horizon sur plusieurs sujets, comme Apple, l'iPhone, sa manière de gérer ses équipes, etc. [Lire aussi : Petites phrases autour d'Apple]

 La naissance de l'iPhone

"On a tous des téléphones. Et on les déteste, ils sont tellement compliqués à utiliser. […] C'est un marché gigantesque. Un milliard de téléphones est vendu chaque année, c'est presque sans commune mesure avec le nombre de baladeurs. C'est quatre fois plus que les PC."

"C'était un challenge énorme que de fabriquer un téléphone dont tout le monde allait pouvoir tomber amoureux. Nous avions la technologie. La capacité de miniaturisation apprise avec l'iPod. Nous avions le système d'exploitation du Mac. Personne n'avait pensé à mettre dans un téléphone un système d'exploitation aussi sophistiqué que Mac OS X, et c'était justement la vraie question." Nous avons eu un gros débat en interne sur notre capacité à y arriver ou pas. Et c'était l'un de ces moments où j'ai dû trancher "On y va, on va essayer". Les meilleurs ingénieurs en logiciel disaient que c'était possible alors on leur a donné le feu vert. Et ils ont réussi."

[lire aussi Wired raconte la création de l'iPhone]


La symbiose avec les clients

"On a fait iTunes parce qu'on adore la musique. Et ensuite on voulait pouvoir emmener toute cette musique avec soi. Il ne s'agit pas de tromper les gens et de les convaincre qu'il ont besoin d'un produit alors qu'en fait pas du tout. On se pose juste la question de savoir ce dont on a besoin, nous. Et je crois qu'on n'est pas mauvais ensuite pour savoir si d'autres personnes que nous-mêmes auront envie de la même chose. C'est pour ça qu'on est payés."

"Vous ne pouvez pas demander aux gens ce que va être la prochaine grande révolution. Henry Ford a dit un jour : "si j'avais demandé à mes clients ce qu'ils voulaient, ils m'auraient répondu : un cheval plus rapide.""


Les choix stratégiques

"On ne fait pas d'études de marché. On n'engage pas de consultants. Les seuls consultants que j'ai engagés ces dix dernières années c'est une société qui devait étudier la stratégie de Gateway pour la vente au détail dans ses magasins et cela pour éviter de faire les mêmes erreurs qu'eux lorsqu'on lancerait nos Apple Store."

"On a créé l'iTunes Music Store parce qu'on pensait que ce serait un moyen pratique pour acheter de la musique en ligne, on ne l'a pas fait avec l'ambition de redéfinir le secteur de l'industrie musicale. Je veux dire par là que cette évolution tombait sous le sens, qu'à terme toute la musique serait distribuée de manière électronique. Ça semblait tellement évident à la vue des coûts que cela permet d'économiser. L'industrie musicale a des revenus immenses. Pourquoi vous embêter alors que vous pouvez facilement distribuer tout ça sous forme d'électrons ?"



L'envie de travailler chez Apple

"Ce que vous pouvez faire chez Apple vous ne pouvez le faire nulle part ailleurs. L'ingénierie a quasiment disparu chez la plupart des fabricants de PC. Dans l'électronique grand public, ils ne comprennent pas l'aspect logiciel. […]. Apple est la seule à avoir tout ça sous un seul et même toit."

"Nulle autre société ne pourrait concevoir un MacBook Air, tout simplement parce que nous réalisons à la fois le logiciel et le matériel. Et c'est cette relation intime entre les deux qui nous permet de le faire. Il n'y aucune relation intime entre Windows et un portable Dell."


Apple après Steve Jobs

"Ça ne serait pas la fête [s'il passait un jour sous un bus] mais il y a des gens très compétents chez Apple. Et le conseil d'administration n'aurait que l'embarras du choix pour choisir un nouveau patron dans l'équipe. Mon boulot c'est d'avoir une équipe où chacun soit suffisamment bon pour prendre le relai, et c'est ce que j'essaie de faire."


Sa réputation d'exigence
"Je n'ai pas à être facile avec les gens. Mon boulot c'est de les rendre meilleurs. Mon boulot c'est de prendre diverses choses à différents endroits de la société, de lever les obstacles, de faire en sorte que l'on ait des ressources nécessaires pour mener les projets importants, de pousser les gens à donner le meilleur d'eux-mêmes et d'avoir de l'ambition dans la façon dont allons mettre tout cela en forme."


La gestion des priorités

 "Apple est une entreprise de 30 milliards de dollars, et pourtant on n'a que 30 gros produits. Je me demande si ça s'est déjà vu ailleurs. Les grands de l'électronique autrefois avaient plutôt des milliers de produits. On a nous tendance à être plus ciblés. Et ça signifie être capable de dire non à des centaines de bonnes idées. Vous devez faire vos choix avec prudence."

"Je suis autant fier des choses que nous n'avons pas faites que de celles que nous avons réalisées. Le meilleur exemple est encore celui des PDA dont on n'a pas cessé pendant des années de nous pousser à en fabriquer. Jusqu'au jour où j'ai réalisé que 90% des gens qui utilisaient un PDA ne s'en servaient que pour y consulter des informations pendant leurs déplacements. Il ne s'en servaient pas pour y entrer des informations. Et ce rôle allait être très vite dévolu aux téléphones portables, avec pour effet de réduire à peau de chagrin le marché des PDA, qui perdrait du coup de son intérêt. On a donc décidé de ne pas s'y engager. Si nous l'avions fait, nous n'aurions pas eu les ressources nécessaires pour faire l'iPod. On n'y aurait peut-être même pas pensé."



Sa gestion des hommes

"Il y a 25 000 employés chez Apple dont 10 000 dans les Apple Store. Et mon job c'est de travailler avec environ 100 d'entre eux et ce ne sont pas tous des vice-présidents. Quand une idée surgit, une partie de mon travail consiste à la faire circuler parmi ces 100 personnes, à les faire réagir, à voir ce qu'ils en pensent, à les faire discuter, à s'engueuler. Partager cela entre ces 100 personnes toutes différentes permet d'étudier tranquillement ces idées sous toutes les coutures, de simplement les explorer."


L'avantage à avoir son propre OS

"Ça nous permet d'innover à une cadence beaucoup plus soutenue que si nous devions attendre Microsoft. Comme le font Dell, HP et les autres. […] Vista a pris quoi, sept ou huit ans ? C'est très difficile d'ajouter les nouveautés dont vous avez besoin sur vos machines si pour ça vous devez attendre huit ans.

Nous pouvons établir nos propres priorités et les envisager de manière plus globale, sous l'angle du client. Ça nous permet aussi de prendre notre système et d'en faire une version pour les iPod et les iPhone. Ce que nous n'aurions certainement pas pu faire si nous n'en étions pas propriétaire.


Les réunions marathon du lundi

"Je veux que les gens que j'embauche aient une connaissance non seulement de leur domaine d'activité mais aussi de ce qui se passe autour. Tous les lundis on fait un tour complet de notre activité.

On regarde ce qu'on a vendu la semaine précédente. On fait un point sur chacun des produits en développement, sur ceux qui ont des problèmes, ceux dont la demande est plus forte que prévu. On passe en revue tout ce qui est en cours. Et on fait ça toutes les semaines. 80% de l'emploi du temps de cette réunion est le même à chaque fois et on s'y tient chaque semaine. […]. Et ça nous permet à tous d'être exactement à la même page." 


La gestion des imprévus

"Il est arrivé une fois pendant la création de Toy Story chez Pixar qu'on se rende compte que l'histoire ne fonctionnait vraiment pas. On a tout arrêté et pendant cinq mois on a payé les gens à se tourner les pouces pendant que les autres revoyaient le scénario. Si on n'avait pas eu le courage de dire stop, il n'y aurait jamais eu le Toy Story que nous connaissons et peut-être pas de Pixar non plus."

"On a appelé ça la "story crisis" et on n'espérait ne jamais en avoir une autre. Et vous savez quoi, ça s'est reproduit pour chacun des autres films. On n'a pas arrêté leur production pendant cinq mois parce qu'on était devenus un peu plus malins entretemps, mais il arrive toujours un moment où ça ne fonctionne pas et ça peut être très facile de se convaincre du contraire."

"Et ça a été pareil chez Apple sur quasiment chacun des gros projets… Prenez l'iPhone. Jusqu'au moment où il allait être trop tard pour pouvoir faire machine arrière nous avions un boîtier au design différent. Je suis arrivé un lundi matin et j'ai dit "En fait il ne plaît pas, je n'arrive pas à me persuader que je l'aime comme ça. Et c'est le produit le plus important que nous ayons jamais fait."

"On a alors appuyé sur le bouton reset. On est revenu sur les tonnes de modèles qu'on avait réalisés et les idées qu'on avait eues précédemment. Et au final, ça a donné le produit d'aujourd'hui, qui est réellement mieux.

C'était un enfer parce qu'on devait dire à l'équipe "Tout ce travail que vous avez fourni depuis un an on va devoir le jeter et recommencer, et il faudra bosser deux fois plus maintenant parce qu'on manque de temps. Et vous savez ce qu'ils ont tous répondu ? "C'est parti."

"Ce genre de choses arrive plus souvent que vous ne pensez, parce que ce n'est pas qu'une question d'ingénierie et de science. C'est aussi de l'art."



L'effet iPod

"Ça a été difficile pendant un temps, car pour diverses raisons le Mac était rejeté par beaucoup de gens qui allaient vers Windows. On travaillait très dur et notre part de marché n'augmentait pas. Vous en venez à vous demander si vous ne faites pas fausse route. Peut-être que nos produits n'étaient pas meilleurs alors que nous pensions le contraire. Ou peut-être que les gens s'en foutaient, ce qui est encore plus déprimant."

"Il s'est trouvé qu'avec l'iPod on a traversé ce plafond de verre que représentait la question du système d'exploitation. C'était formidable parce qu'il témoignait de l'innovation d'Apple, de son ingénierie et de ce que le design d'Apple, finalement, avait comme importance."

"L'iPod a pris 70% de parts de marché et vous ne pouvez pas savoir à quel point c'était important après toutes ces années à cravacher pour voir le Mac à 4 ou 5%. De voir ce qui s'est passé pour l'iPod ça nous a mis un sacré baume au coeur (ndr : " a great shot in the arm" en VO)."


Le lancement des boutiques Apple Store

"C'était très simple. Les fans de Mac s'y rendraient juste pour le plaisir. Mais les gens sur Windows on voulait les amener au Mac. Et ils ne viendraient pas tout seuls. Ils ne pensent même pas qu'ils veulent un Mac. Ils ne feraient pas 20 min en voiture avec le risque d'y aller pour rien."

"Mais si on ouvrait nos magasins dans un centre commercial ou dans une rue qu'ils ont l'habitude de fréquenter, et que nous réduisons ce risque de 20 min de route à quelques pas seulement alors ils seraient tentés de faire l'effort d'entrer. Résultat on a ouvert nos magasins dans les lieux très fréquentés. Et ça marche."


Saisir la prochaine opportunité

"L'une de nos meilleures intuitions il y a quelques années fut de réaliser que nous ne voulions pas aller dans un quelconque domaine où nous n'avions aucun contrôle sur les principales technologies, parce que vous n'êtes plus maître de votre destin."

"Nous avons réalisé que dans presque tous, sinon tous, les futurs produits électroniques la première des technologies allait être le logiciel. Et on est plutôt bons en logiciel. On pouvait faire le système d'exploitation. On pouvait écrire des applications pour Mac ou même pour PC, comme iTunes. On pouvait développer du logiciel nécessaire à des produits comme un iPod, un iPhone ou autre. Et on pouvait écrire le logiciel qui allait faire fonctionner toute une infrastructure comme celle d'iTunes.

"On pouvait donc écrire tous ces différents types de logiciels et les faire fonctionner étroitement entre eux. Posez-vous la question de savoir quelle autre société en est capable. La liste est vraiment courte. La raison pour laquelle on était à ce point excités par l'iPhone, au-delà du fait qu'on détestait nos mobiles, c'était qu'aucun autre acteur ne pouvait amener les mêmes avancées. Personne parmi les fabricants de mobiles n'est véritablement bon en logiciel." 



Sur l'échec du premier Apple TV

"Tout le monde a essayé de faire un bon produit pour le salon. […] Et tout le monde a échoué, nous compris. […] Voilà pourquoi j'appelle ça un hobby. Ce n'est pas encore une activité, c'est un hobby."

"On a sorti notre deuxième version. On a réalisé que la fonction du premier Apple TV était d'aider les gens à voir sur leur téléviseur n'importe lequel des contenus qu'ils avaient sur leur Mac ou PC dans iTunes. Et finalement, ce n'est pas ça qu’ils voulaient. C'est bien de voir ses photos sur un grand écran. C'est la cerise sur le gâteau, mais ce n'est pas le gâteau. Ce que tout le monde voulait c'était des films."

"On a alors commencé les discussions avec les studios d'Hollywood et on a pu obtenir des licences pour la location de leurs films. On n'a pour l'instant que 600 films stockés sur iTunes mais on en aura des milliers d'ici la fin de cette année. On a baissé le prix à 229$. Et maintenant on va voir ce qui va arriver. Est-ce que ça va devenir quelque chose dont vous ne pourrez plus vous passer ? On verra. Mais je crois que c'est un bon plan."


La gestion par temps de crise

"On a déjà connu ça à l'époque de la bulle Internet. […] On n'a licencié personne et on a augmenté notre budget de R&D de manière à être devant nos concurrents lorsque l'économie repartirait. C'est exactement comme ça qu'on s'y est pris et ça a marché. Et c'est exactement ce qu'on est en train de faire aujourd'hui.

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