L'écran qui change tout

Christophe Laporte |
Apple a bâti le succès d'iPod avec sa molette tactile. Avec iPhone, la firme de Cupertino espère faire la différence avec son écran tactile multipoint. Pour le concevoir, Apple a travaillé avec deux anciens universitaires qui avaient créé une société appelée Fingerworks, laquelle a fermé brutalement ses portes en juin 2005. Si l'on en croit certains observateurs, cette technologie pourrait rapidement être intégrée à d'autres produits (iPod, Macintosh…) et pourrait même être le fer de lance d'Apple pour poursuivre sa croissance dans les années à venir. L'un des enjeux pour Apple va être de préserver ses innovations. Lorsqu'il a dévoilé iPhone, Steve Jobs n'a pas manqué de déclarer qu'il était protégé par 200 brevets. Reste à voir si cet arsenal sera suffisant. C'est l'une des questions que nous avons posées à David Borel, spécialiste en veille technologique chez Centredoc et à qui l'on doit également l'incontournable MacBrains (qui vient juste d'adopter un nouveau design).


- Apple va-t-elle être en mesure de protéger sa technologie ?

Dans la mesure où l'on parle d'écran tactile multipoint, il est sans doute incorrect d'attribuer cette innovation à Apple "en bloc". Les écrans tactiles multipoints existent depuis longtemps. Si l'on en croit Wikipedia, la technologie a au moins 25 ans et a été initiée par des recherches de l'Université de Toronto et du Bell Labs. Comme souvent dans son histoire Apple recycle une technologie connue des spécialistes, mais pas encore arrivée en masse sur le marché en y ajoutant sa touche: l'intégration et la simplicité d'utilisation.

Du point de vue d'Apple, la protection passe principalement par 4 demandes de brevet:

1) WO 2005114369 - Il s'agit du document "fondateur" de l'utilisation de la technologie multipoint par Apple. Le titre en est d'ailleurs: Multipoint Touchscreen. Aussi incroyable que cela puisse paraître à la vue de l'ancienneté de la technologie, l'Office Mondial de la Propriété intellectuelle (OMPI) a jugé cette demande comme étant inventive et brevetable par Apple. Cette demande est toujours en cours de dépôt en Europe (donc par de brevet accordé à l'heure actuelle), aux USA et au Canada, par exemple.



2) US 20060026535 - Cette demande couvre plusieurs principes d'utilisation de l'écran décrit au point 1: le zoom avec deux doigts, le clavier virtuel, le scroll vu dans la démo d'iTunes sur l'iPhone et même une molette tactile virtuelle dont on pourrait bien reparler sous peu.



3) US 20060161871 - Ce document couvre le concept de détection de proximité d'un doigt par rapport à l'écran. Ceci permet de n'activer l'interface que lorsque cela est nécessaire. L'utilisation de ce concept dans l'iPhone n'est pas encore claire pour moi. L'usage nous apprendra si cette fonction existe dans le produit final.

4) US 20060238517 - Cette demande couvre l'adaptation de l'interface à la façon dont on tient l'écran (portrait ou paysage). Il est derrière une des fonctionnalités les plus visuelles de l'iPhone.

En conclusion, Apple a déjà mis en place des éléments de protection séparés qui, pris dans leur ensemble, protègent les différents concepts qui font de l'iPhone ce qu'il est. Le concept novateur n'est pas vraiment l'écran multipoint lui-même, mais plutôt sa mise en oeuvre et son intégration au logiciel (déjà la force du Mac).

- Apple peut-elle empêcher un concurrent de vendre un téléphone avec écran multipoint ?

À partir du moment où la technologie n'a pas été inventée (à l'origine) par Apple, il est probable que d'autres compagnies la mettent en oeuvre, moyennant une adaptation technique de l'interface (par exemple un capteur non couvert par le brevet d'Apple mentionné plus haut). Plusieurs sociétés possèdent de tels brevets (ou tout du moins une demande en cours), par exemple le français JazzMutant. Bref, voir un produit concurrent sur le créneau multipoint n'est qu'une question de temps. Mais là où Apple est bien positionnée, c'est sur l'utilisation de cet élément. Les demandes de brevets ci-dessus lui garantissent un mode d'utilisation intuitif qu'aucun concurrent ne pourra reproduire tel quel sans tomber sur les avocats de la Pomme...

- Est-ce qu'elle va réussir à en garder la paternité comme elle l'a fait pour iPod ?

Appel a-t-elle vraiment gardé la paternité de l'iPod ? Le concept de baladeur numérique existait avant son produit. La mollette aussi. Dans cet exemple-là, Apple a su trouver la synergie entre des éléments séparés pour en faire une expérience d'utilisation unique (et simple). Ce qu'Apple a inventé en l'occurrence avec l'iPod c'est le "baladeur numérique simple". Avec en plus un design "qui tue".

À mon avis, il va se passer la même chose avec l'iPhone que ce qui s'est passé avec l'iPod ou l'iMac. Apple n'a pas inventé le concept principal (le baladeur numérique, l'ordinateur ou le téléphone portable) mais plutôt une façon de l'utiliser qui n'a jamais été vue (la molette, OS X, le zoom à deux doigts, le passage paysage/portrait, le scroll, ...) et qui passe par une intégration parfaite et un design qui nous pousse à crier: "j'en veux un" !

- Ce fameux écran va-t-il contaminer les autres produits d'Apple ?

Pour ce qui est des autres produits, oui, je pense que le concept va s'étendre au-delà de l'iPhone. Évidemment. Cela va commencer par l'iPod. Je verrais assez une tablette tactile utilisable comme périphérique de commande et de saisie pour les machines de la Pomme. Ceci permettrait de toucher tous les clients d'Apple sans forcément les obliger à un changement (drastique) de machine. Cette idée ne sort pas seulement de mon esprit fertile, elle s'appuie sur plusieurs demandes de brevet qui vont dans ce sens:

- US 20060256090 - L'idée ici est de permettre d'utiliser un ensemble de pièces mécaniques au-dessus d'une surface tactile. Exemple: des potentiomètres, et la tablette devient table de mixage...

- US 20070052691 - Movable touch pad with added functionality. Ce document décrit l'utilisation d'une télécommande tactile.

- US 20070035917 - Methods and apparatuses for docking a portable electronic device that has a planar like configuration and that operates in multiple orientations. On y voit une tablette tactile "dockable". Celui-ci me semble carrément préfigurer une nouvelle machine nomade transformable en station de bureau.



Si l'on ajoute un design (US D504889) déposé il y a longtemps, nous avons de nouveau un ensemble de concepts qui, mis ensemble, dessinent assez nettement ce que pourrait être cette tablette-périphérique. Donc ma réponse est oui, cela va se répandre. Mais ce sera plus subtil que de mettre un écran tactile sur un iMac. Si mon analyse est bonne, Apple serait en position de "révolutionner" la façon dont on utiliser un clavier (après l'ordinateur, le baladeur, la souris et le téléphone), à nouveau en répétant le schéma ensemble de concepts - intégration - design, pour en faire une expérience simple et intuitive (penses juste à la manipulation de photos numériques ...).

- Apple défend-elle mieux son bifteck qu'il y a dix ou vingt ans ?

Il y a dix ou vingt ans, elle ne se défendait pas si mal... mais elle était moins puissante et moins visible. Crier au plagiat pour Vista a plus d'impact pour la marque phare des années 2000 que pour la petite société californienne des années 80. Sinon, Apple s'adapte à l'air du temps. Le domaine de la propriété intellectuelle se durcit depuis 10 ans, les procès se multiplient d'autant qu'une société est visible et a du succès. Tout le monde veut son morceau du gâteau. Je pense qu'Apple a renforcé sa politique brevet pour deux raisons:

1) S'adapter à la situation de plus en plus agressive juridiquement en prouvant la paternité de ses inventions par des brevets. C'est aussi une manière de sécuriser les investissements R&D, un brevet faisant partie des actifs d'une société.

2) Axer son marketing sur l'innovation. Annoncer l'intégration de 200 brevets dans l'iPhone n'est pas aussi anodin qu'il y paraît. Les gens sont de plus en plus sensibles à cet argument, et en plus, un brevet fait parler de la société (il y a même des gens qui en font des blogs ;-) et plaît aux investisseurs.

Au final, Apple renforce sa propriété intellectuelle, mais adopte une position défensive. Je n'ai pas en mémoire un cas où elle a assigné en justice un concurrent autrement que pour répondre à une attaque de celui-ci.
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