« Prévisibles » : le chapitre 2.0 en ligne

La redaction |

Voici le chapitre 2.0 de Prévisibles, la nouvelle de l'été écrite par Edgar Hedycer et publiée en intégralité sur MacGeneration. Les chapitres précédents sont disponibles ici :

La suite (chapitre 3.0) est quant à elle disponible ici.

Si vous voulez lire la nouvelle d'une traite et dans un format optimisé pour tous les terminaux, elle est en vente dans l'iBooks Store et dans le Kindle Store.


2.0

Il faut peu de choses pour qu’une vie banale se transforme en cauchemar. Des appels de la mère, du meilleur ami, du maître de stage, de vieilles connaissances, tout devient vite un enfer. Tous ont eu le droit à des révélations compromettantes, comme si Mathilde ne suffisait pas. Y a-t-il uniquement une entité informatique, un bel algorithme derrière tout cela ? Comment les informations peuvent-elles être aussi soigneusement choisies ? Je ne me pose même plus la question du pourquoi. On s’érige tous facilement en victimes, en Calimero comme le répétait inlassablement mon père. Pourtant, que ce dessin animé pouvait m’énerver ! Mais me voilà avec le monde entier contre moi, alors que je n’ai vraiment rien fait !

Surtout, suis-je le seul à émettre des critiques peu objectives ? À parler de mes connaissances avec d’autres, certes dans le but de me moquer un peu… mais après tout, l’humour ne peut se faire qu’aux dépens de quelqu’un d’autre ! Eux aussi m’ont sûrement attaqué dans mon dos ! Oui maman, tu es particulièrement collante et j’aimerais que tu sois moins froide avec les gens que je te présente. Oui Bruno, tu es un bon ami, mais tu vis tellement en dehors de la réalité ! Et non, tu n’es pas doué pour le dessin. Si tes parents t’ont payé une école d’art, c’est uniquement parce qu’ils n’ont jamais pris soin de te conseiller et ont cédé à ton dernier caprice. Oui monsieur Seives, la formulation n’était pas des plus heureuses, mais je pense que vous êtes une carpette dès qu’un client ou qu’un de vos supérieurs américains vous fait la moindre remarque, et que derrière vous déversez votre frustration sur vos employés et particulièrement vos stagiaires. Oui Sandy, tu étais belle et intelligente, mais bon dieu que tes sujets de discussion étaient inintéressants et autocentrés…

Je ne regrette finalement aucun de mes écrits ou aucune de ces conversations téléphoniques — des enregistrements aussi ont été envoyés —, mais l’idée de devoir tout assumer si brutalement ne m’avait jamais traversé l’esprit. Personne ne dit toute la vérité à ses connaissances, ce serait la guerre civile permanente sinon ! Qui viendra me contredire ? Sûrement pas quelqu’un ayant vécu un moment similaire. Qui voudrait se trouver dans une telle situation ? On a tous nos secrets, nos pensées, notre liberté. Pourquoi suis-je là à m’autojustifier d’une manipulation que des prétendus amis utilisent contre moi sans aucune empathie ?

Je décide de laisser les autres s’étouffer dans leur attente de réponse, ne souhaitant pas pomper du pétrole pour ces cracheurs de feu. Essayons de nous concentrer sur le plus important : calmer celle que j’aime. « Je suis encore désolé pour tout ce que j’ai pu faire ou dire qui t’aurait vexé ou fait de la peine. Puis-je venir chez toi pour qu’on en discute calmement ? » Comme m’a dit Vincent, je ne devrais rien regretter, mais je préfère l’aborder avec diplomatie. La réponse ne tarde pas à arriver :

— Tu es gonflé quand même ! Reconnais au moins tes torts !

— Pardon ? Mais c’est exactement ce que je fais.

Plus de message après cela. Sa réponse est complètement incohérente. Qu’ai-je dit ? Je me suis excusé  ! Je relis mon petit texte, pas de faute de frappe. Dépité, je ne sais plus vers quelle personne enfin compréhensive me tourner. Je cherche sur le net longuement. Vais-je trouver une histoire similaire ? Malgré les dizaines de pages, rien n’y ressemble.

Mon téléphone vibre. Une Phase 2 remplace la première sur l’écran de veille. Un lien peut-être avec ma copine qui ne répond pas comme je m’y attendais, au-delà des simples humeurs humaines.

Je fais sans doute beaucoup trop confiance aux ordinateurs et smartphones. Ils se retournent sûrement contre moi d’eux-mêmes… Agacés par leur état de servitude… Enfin capables d’exercer du pouvoir… Ridicule, on n’est pas dans Terminator.

Frustré, incapable. Voilà ma sensation. Alors que le monde entier s’acharne sur mon pauvre moi, et que je ne peux en vouloir à personne. Un mail. Mon banquier. Il me demande d’où sort l’énorme virement que j’ai effectué et qui a requis le transfert de presque tous mes plans d’épargne.

Je l’appelle immédiatement. Impossible d’annuler me dit-il, il y a eu l’autorisation et le mouvement a été exécuté ce matin. Les opérations doivent pourtant être validées avec un code reçu sur mon portable. Je commence à paniquer. Mes nerfs lâchent.

— Les virements deviennent brutalement rapides quand vous pouvez ruiner les gens ! Par contre s’il s’agit d’un salaire le pactole reste en suspens 4 jours chez vous ! Vous allez continuer à me berner longtemps ? Rendez-moi mon argent !

— Mais je ne me moque pas du tout de vous ! Là, par exemple, vous savez pourquoi votre carte vient d’être débitée pour quatre abonnements particulièrement onéreux à des sites pornographiques ? me demande sans émotion le banquier. L’univers entier me ridiculise. Un hamster dans une cage, qui tourne dans sa roue piégée et qui se cognerait contre un obstacle en l’oubliant à chaque nouveau tour.

Sur mon ordinateur les sites s’ouvrent d’eux-mêmes. Sous mes yeux impuissants, des mails partent avec des captures d’écran vers les messageries de mes amis, collègues…

— Faites opposition à ma carte, bloquez mon compte, espèce d’idiot ! Vous ne comprenez pas que ce ne sont pas des actions que je réalise ?

— Ah oui…

Sans même anticiper mon geste, je lance de toutes mes forces mon téléphone contre le mur où il s’y brise sans éclat. M’apprêtant à faire de même avec mon ordinateur, je me ravise. Je le débranche, l’éteins avec la manière forte. Au fond d’un tiroir, je retrouve mes tournevis, démonte la coque, et retire la batterie. Eux au moins sont inoffensifs maintenant.

L’angoisse me grimpe à la gorge, s’y accroche avec ses ongles, me comprime lentement la trachée. Une douche froide ne me pétrifierait pas autant. 60 kilos d’impuissance me retiennent dans la réalité alors que j’imagine les pires scénarios. Je peux devenir sans domicile fixe d’ici 24 heures à ce rythme-là. Pourquoi veut-on me faire tout perdre ? Relations et possessions disparaissent. Quelle sera la prochaine étape ? Me volera-t-on mon âme ?

Pour ne pas être tenté par les pleurs, j’enfile mon manteau et pars marcher. Dehors, évidemment, il pleut. Quelle est cette mise en scène ? À cet instant cependant, tout ce que j’espère hormis ne pas marcher dans une flaque, c’est de me trouver dans une comédie, une histoire futile, une fantaisie rapide dont l’auteur m’offrira une « happy end » au moment où je n’y crois définitivement plus.


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