« Mac V.F. fait l'interface entre les Français et les développeurs étrangers »

Stéphane Moussie |

Depuis près de 25 ans, Philippe Bonnaure s'attache à apporter aux utilisateurs francophones des logiciels dans leur langue. Mac V.F. édite aujourd'hui une trentaine d'applications Mac, toutes traduites et documentées avec le même soin et la même passion. Rencontre.

Philippe Bonnaure.

MacGeneration : Qu'est-ce que Mac V.F. ?

Philippe Bonnaure : Mac V.F., c'est un service qu'on veut rendre aux gens. Ce n'est pas que de la traduction de logiciels, c'est aussi un support technique. On fait en quelque sorte l'interface entre les Français et les auteurs de logiciels étrangers.

Beaucoup de gens traduisent un ou deux logiciels, mais la localisation demande beaucoup de temps. Ce que les auteurs cherchent, c'est quelqu'un de fiable, qui soit là dans la durée.

Comment a commencé Mac V.F. ?

Tout a commencé avec GraphicConverter en 1992. Je venais d'acquérir mon Macintosh et j'ai découvert ce logiciel au détour d'une disquette. C'était le principal support de diffusion à l'époque ! (rires) Un jour, j'ai proposé à l'auteur, Thorsten Lemke, de traduire son logiciel. De fil en aiguille, on s'est échangé des disquettes par la poste, ce qui prenait un certain temps ! Un beau jour, il m'a dit « pourquoi tu n'essaierais pas internet ? » C'est ainsi que je me suis mis à internet qui en était encore à ses balbutiements.

GraphicConverter a permis de percer un petit peu et ça m'a donné envie de continuer. À partir de là mon activité a pris son essor. En 2003, j'ai monté Mac V.F., un peu après MacGeneration (fondé en 1999, ndr) ! (rires) Mon activité s'était développée à un niveau qui faisait que j'avais besoin d'une structure. J'ai un associé qui assure le support technique. Ça permet de m'alléger la tâche et de me concentrer sur la traduction.

Mac V.F. n'est pas mon travail principal. Le jour, je suis ingénieur dans une SSII. Mac V.F., c'est une passion, un hobby.

Comment conciliez-vous votre métier principal avec Mac V.F. ?

Je m'occupe de Mac V.F. pendant mes temps libres. La traduction est un loisir, une passion, et quand on aime on ne compte pas.

Mais je ne cours pas après tous les logiciels qui sortent. Je me concentre sur ceux qui apportent un plus. Je suis aussi très à cheval sur le suivi. Quand je vois que le développeur qui est en face n'est pas très sérieux ou ne suit pas trop, je préfère ne pas m'engager. On voit rapidement si la personne est intéressée par nos services. Si c'est le cas, le contact s'établit de manière durable.

Qu'est-ce qui vous intéresse dans cette activité de traducteur ?

Ce qui me séduit et ce qui fait que ce n'est jamais lassant, c'est qu'on touche à tout un tas de domaines. GraphicConverter c'est le domaine de la photo, MacFamilyTree, c'est la généalogie. On fait aussi de la publication assistée par ordinateur avec iCalamus, de la sauvegarde avec Synchronize, du suivi de sites avec Site Monitor, etc. Si on veut faire une bonne traduction, on est obligé d'entrer dans le domaine.

C'est ce que j'explique toujours aux auteurs avec lesquels je travaille, faire une traduction à partir d'un simple fichier avec des mots, ça ne marche pas. Il me faut l'application. Je commence par analyser ses ressources, puis je joue avec.

En l'utilisant, je peux me rendre compte si certaines terminologies ne sont pas adaptées. En fait, je fais non seulement le traducteur, mais aussi le bêta testeur et je le fais à fond. Il faut forcément que je vérifie chaque mot et donc que j'aille voir toutes les fonctions.

Page d'accueil de Mac V.F.

Techniquement, comment faites-vous pour traduire un logiciel ?

On commence par afficher les ressources du logiciel (option Afficher le contenu du paquet dans le menu contextuel, ndr). Pour chaque langue, il y a un dossier .lproj. Ce dossier peut contenir deux types de fichiers. Il y a les .nib, qui contiennent des informations sur l'organisation des boîtes de dialogue et des chaînes de caractères à traduire. Et il y a les .strings qui contiennent uniquement les chaînes à traduire.

Le problème qu'on avait à une époque avec les .nib, c'est qu'il fallait ajuster la taille de chaque dialogue à la traduction. Là où l'anglais s'écrit en deux petits mots, il faut parfois le double pour le français... Apple a ensuite permis aux développeurs de créer un dossier Base.lproj permettant d'ajuster les dialogues dynamiquement.

Mais gérer tous les fichiers .strings manuellement, ça reste quasiment impossible. Pour nous aider, on utilise un logiciel spécialisé open source qui s'appelle iLocalize. L'avantage c'est qu'on a le suivi de la traduction, on ne repart pas de zéro. Quand on reçoit une mise à jour de logiciel, il faut savoir quelles sont les chaînes qui ont été changées. iLocalize aide à trouver celles qui ont été modifiées et celles qui sont nouvelles.

Ensuite, il y a des glossaires qui permettent de traduire rapidement un certain nombre de choses. Quand un mot est présent plusieurs dizaines de fois dans le programme, on ne va pas traduire les occurrences une par une. iLocalize va tout traduire automatiquement.

Après, il faut aller vérifier la traduction dans le logiciel. Quand vous ne travaillez plus qu'avec des .strings, vous ne savez pas dans quel contexte le mot est utilisé. Par exemple, vous traduisez « white » en « blanc », mais le contexte fait que la traduction correcte est « blanche ». Ces cas-là, il faut les vérifier. C'est un peu la « complexité » de la chose.

Est-ce que vous avez une organisation particulière pour traduire ?

Si on prend un tout nouveau logiciel, on commence par vérifier que sa structure est « Apple compatible ». Il y a certaines solutions de développement qui ne génèrent pas des structures classiques. C'est quasi impossible de les traduire, parce qu'on passerait trop de temps à le faire à la main.

Quand on débute dans le métier, on avance la localisation au fur et à mesure. Quand on a un peu plus d'expérience, on a un glossaire qui permet de traduire automatiquement tous les mots habituels. En général, 40 % du logiciel peut être traduit sans opération manuelle. On peut faire des glossaires par thème, afin de s'assurer une bonne correspondance. Ceci étant, une fois qu'on a passé le glossaire, il faut quand même valider chaque traduction.

La deuxième phase est donc de traduire les mots qui ne sont pas connus, en général les mots spécifiques à l'application. Avec MacFamilyTree, ça a été une sacrée affaire, parce qu'il fallait gérer tous les liens de parenté. Quand vous plongez là-dedans, vous êtes emporté ! Vous vous dites « bon sang de bonsoir » ! (rires) Il arrive d'ailleurs que des spécialistes me signalent de petites erreurs.

Une fois qu'on a traduit tout ça, on joue avec. Quand on est satisfait, on envoie à l'auteur un fichier contenant toutes les ressources traduites qu'il va traiter de son côté avec iLocalize.

iLocalize.

iLocalize occupe vraiment une place centrale.

Oui, tous les auteurs avec lesquels je travaille ont adopté iLocalize. Ça nous permet d'avoir un suivi et c'est très puissant.

On doit ce logiciel à Jean Bovet. Il a joué un rôle important dans la localisation des logiciels Mac en français. Son travail a même été salué par les gens d'Apple.

Quand Jean Bovet a décidé de lever un peu le pied, ça nous a fichu un grand coup. Ce genre d'application très spécialisée demande beaucoup de travail et ce n'est pas beaucoup récompensé. Ce n'est pas avec ça qu'on peut gagner sa vie. Parfois, il faut savoir donner de sa personne sans attendre de choses en retour.

Quoi qu'il en soit, avec un auteur allemand, Ulf Dunkel (le créateur d'iCalamus, ndr), on est en train d'entretenir iLocalize et de le faire avancer.

Combien de temps faut-il pour traduire un logiciel à partir de zéro ?

Je ne saurais pas vous dire, c'est très variable. Ça dépend de la taille du logiciel. Comme je suis quelqu'un de passionné, je ne prends pas mon chronomètre pour voir combien de temps je mets.

Ce qui me motive, c'est le plaisir de porter un logiciel en français. J'essaye de le faire du mieux possible. À l'époque des SMS, on essaie de tenir le cap, de manière à ce que ça reste toujours du bon français.

Je me rends compte aujourd'hui que les gens ne prennent plus l'habitude de lire. On est dans un monde très rapide, où les gens veulent vite l'info, où ils ne cherchent plus. Je tiens un manuel de GraphicConverter depuis sa première version pratiquement. Ce manuel fait aujourd'hui près de 800 pages. Dedans, on y trouve tout, y compris l'historique de versions. Souvent les gens demandent « mais qu'est-ce que la nouvelle version fait de neuf ? », je réponds « c'est écrit » et je fais un copier-coller du paragraphe correspondant. (rires)

Est-ce que votre travail a évolué depuis vos débuts ?

En matière de traduction, on a des outils plus aboutis. Au départ, j'utilisais un logiciel qui s'appelait PowerGlot, réalisé par Florent Pillet. C'était à l'époque de Mac OS 8 et Mac OS 9. Autant vous dire que c'était les temps héroïques ! (rires) Après, je suis passé à iLocalize. Les outils se sont améliorés, mais le travail de traducteur n'a pas beaucoup changé.

À côté de ça, il y a eu des changements importants pour les développeurs. Le Mac App Store, c'est une grosse opportunité. La commission est de 30 %, mais c'est une belle vitrine pour les logiciels.

Cela étant, c'est une vitrine pour les logiciels qui sont connus, qui ont une renommée. Aujourd'hui, vous feriez un nouveau logiciel, je ne sais pas comment vous perceriez. Vous avez vu la quantité de logiciels qu'il y a ?

On a aussi vu dernièrement que certains logiciels phares quittaient le Mac App Store pour se libérer des restrictions d'Apple.

Effectivement, Apple bride les capacités de certaines applications. Dans ce cas-là, la version Mac App Store est un produit d'appel. C'est ce qui se passe avec GraphicConverter. Des utilisateurs nous disent « il ne sait pas ouvrir ce fichier », on répond « si, il sait l'ouvrir, mais il faut que vous ayez la version non sandboxée ». On les rassure, on leur demande leur reçu, et en échange on leur fournit un numéro de série pour obtenir la version non sandboxée.

Est-ce que c'est facile à faire comprendre ?

Comme l'échange est gratuit, il n'y a pas de problème. Si l'on demandait de repasser à la caisse, ça serait compliqué et surtout incompréhensible pour le client.

Ce qui est plus difficile à expliquer, c'est l'alerte qui peut surgir quand un utilisateur lance une version bêta d'un logiciel. Pour des raisons pratiques, certains développeurs ne signent pas leurs bêtas, or le réglage par défaut de Gatekeeper n'autorise que les applications signées et celles provenant du Mac App Store.

Quand vous passez par le Mac App Store, vous êtes toujours tranquille. C'est vrai que c'est commode, je suis moi-même client du Mac App Store. Les gens sont sécurisés. C'est bien quand on commence.

Mais il y a cette tendance à être trop cadré qui fait perdre une certaine liberté. C'est le revers de la médaille. Finalement, vous ne voyez pas trop ce qui se passe dehors. C'est un petit peu la matrice. (rires)

C'est comparable au portail AOL. À l'époque, il y avait un petit bouton pour « sortir sur internet ». Un jour, mon frère m'a demandé « mais où c'est que tu as tout ça ? » Je lui ai répondu « bah, je l'ai là. C'est normal que tu n'aies pas tout ça, tu es sur le portail d'AOL. Regarde, il faut cliquer là. » Et là, tout à coup, il a eu une révélation ! (rires) C'est un peu pareil aujourd'hui. À vouloir trop policer, finalement, les gens ne savent plus trop ce qui se passe en dehors.

Aujourd'hui, c'est comme si on nous mettait dans une jolie maison et qu'on nous disait « surtout ne sors pas de là, parce que sinon tu vas te mettre en danger ». Ça me donne un peu cette impression. Je pense qu'il faut démystifier ça.

Quelles connaissances sont requises pour traduire des logiciels ?

Il faut avoir une bonne maîtrise du français. (rires) Cela peut sembler évident, mais c'est vraiment la base. Et forcément, l'anglais est nécessaire. On se rend compte que l'anglais s'est démocratisé, mais tout le monde n'a pas le même niveau. Les auteurs des pays non anglophones n'ont pas la même maîtrise.

Mes connaissances en anglais étaient au départ celles de tout le monde. À force de faire de la traduction en permanence, on s'améliore. Ma langue de référence est l'anglais, mais dans le cas des logiciels faits par des Allemands, je jette aussi un coup d'œil sur la formulation allemande. Il se trouve qu'ayant des origines allemandes, je suis bilingue en allemand. Quand je vois une tournure étrange en anglais, je me réfère à l'allemand. Avoir plusieurs langues, ça permet d'aller voir la langue originale pour comprendre ce que voulait dire le développeur en anglais.

Et est-ce qu'avoir des connaissances en informatique est important ?

Si on s'attache à la traduction pure, non. Mais l'informatique, c'est mon autre facette. Je suis passionné par cela. J'ai commencé tout petit avec un Apple IIe et j'ai fait de la programmation. Il y a parfois des aspects techniques dans le logiciel qui vous amènent à utiliser les bons termes.

Quand on a une connaissance technique, on peut mieux comprendre ce qui se passe derrière. Quand il y a un plantage, je sais aller plus loin qu'un utilisateur lambda. Plus on a de connaissances et mieux c'est. Ce n'est pas indispensable pour faire de la traduction, mais je dirais que c'est un atout.

Avant la création de Mac V.F., Philippe Bonnaure hébergeait les logiciels traduits sur son site personnel bonnaure.com.

Vous me disiez aussi que quand vous traduisez des logiciels spécialisés comme MacFamilyTree, vous deviez vous documenter.

Oui, il faut faire de la recherche. Aujourd'hui, on est vraiment aidé avec l'internet. Ça permet aussi de comparer. La traduction, ce n'est pas de prendre la première information qui passe et dire qu'elle est correcte. Il faut comparer, croiser les informations. C'est presque un travail de journaliste.

Comment se créent les relations avec les développeurs ? Est-ce que vous les démarchez ?

Non, sauf si le logiciel est particulièrement intéressant. Je préfère limiter le nombre de logiciels que je traduis pour garder la qualité de service.

Je dois gérer la charge de travail pour qu'elle reste raisonnable et compatible avec ma vie familiale. Comme je vous le disais, pour moi la traduction est une passion. Il faut que ça reste une passion, il ne faut pas que ça devienne une contrainte.

Est-ce que vous avez pensé un jour en faire votre activité principale ? Est-ce que financièrement ce serait viable ?

C'est quelque chose qui m'est passé par l'esprit... mais aujourd'hui, ça reste un à-côté que je fais par passion, qui rapporte un peu d'argent, mais pas assez pour en vivre.

Pour en vivre, il faudrait penser les choses différemment dès le départ. Ça serait compliqué de le mettre en œuvre maintenant. Par contre, pour quelqu'un qui voudrait se lancer, c'est réalisable. Mais ça demande un gros investissement en temps. Et puis si vous prenez d'autres personnes, il faut qu'elles soient suffisamment autonomes et qu'elles aient un bon niveau.

La documentation et le support en français, c'est assez unique comme services. Il faut souvent se contenter d'une documentation en anglais pour les applications étrangères traduites en français.

Je suis moi-même client. Personnellement, ça ne me pose pas de soucis de lire une documentation en allemand ou en anglais. Mais je me mets à la place des utilisateurs qui ne parlent pas ces langues et je comprends la nécessité de disposer d'une documentation en français.

Je passe plus de temps sur la documentation que sur la traduction du logiciel. C'est du deux tiers, un tiers, environ. Ce temps je le consacre pour que les gens aient l'information. C'est quelque chose qui est nécessaire. Si la documentation existe en anglais, il est normal que vous l'ayez en français.

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