Les souvenirs de Randy Ubillos, père de Premiere et Final Cut Pro

Florian Innocente |

En avril dernier, Randy Ubillos annonçait son départ d'Apple, après 20 ans passés à diriger le développement de la plupart de ses applications vidéo et photo. L'été suivant, il avait accordé une interview au blog Alex4D et raconté les coulisses de certains moments importants de sa carrière. Plusieurs fois Ubillos est revenu sur l'ouvrage, faisant et défaisant ses logiciels, au grand dam souvent de leurs utilisateurs.

Randy Ubillos

Avant d'être associé à Final Cut Pro, iMovie ou Aperture, le nom de Randy Ubillos figurait seul sur le splashscreen d'Adobe Premiere 1.0 « écrit par… ». Une application née d'abord sous l'appellation de "ReelTime". Ubillos travaillait chez SuperMac, une petite société qui concevait des cartes d'acquisition vidéo pour le Mac à la fin des années 1980. Elle fera même des clones lorsqu'Apple accorda temporairement ce droit à des tiers.

En un peu plus de deux mois, Randy Ubillos réalisa un logiciel de montage vidéo pour illustrer les possibilités des cartes SuperMac avec QuickTime. Mais l'entreprise ne savait pas trop quoi en faire et le logiciel fut vendu à Adobe à l'été 1991. De fil en aiguille, Ubillos a pu suivre son bébé chez Adobe. Presque un an durant, il travailla seul à nouveau sur ce qui allait devenir Premiere 1.0. Un outil capable de monter des vidéos jusqu'en 160x120 pixels…

Il raconte dans l'interview que son goût pour la vidéo lui est venu au lycée. Son établissement avait des télévisions dans chaque classe et les annonces internes se faisaient par ce canal. Il avait également découvert le montage lors de la confection de petits clips pour les événements de l'école. Une découverte de notions et de concepts qu'il appliqua ensuite sous une forme informatique avec le principe des pistes de montage dans son logiciel.

De son temps passé chez SuperMac, il se souvient d'une rencontre avec ses homologues chez Avid sur un salon et de leur intérêt pour le prototype qu'il avait réalisé. Avid travaillait avec de gros et riches clients « Il est clair que certaines personnes chez Avid ont compris que ce genre de choses allait commencer à se démocratiser ».

Premiere 2.0 — crédit : Timeline Analog 5

Ubillos continua d'enchaîner des versions de Premiere mais ce type de développement relevait encore d'une forme d'artisanat « Deux autres personnes ont rejoint l'équipe et au moment de la sortie de Premiere 4, nous étions trois » (on était alors en juillet 1994 et entre temps Adobe avait lancé une version 1.1 pour Windows, ndlr).

À qui était destiné en priorité un logiciel comme Premiere ? Il n'y avait pas de réponse claire et nette à cette époque, se souvient Ubillos. Lui et Tim Myers, le responsable produit du logiciel, avaient pris leur bâton de pèlerin et rencontré l'équipe des Simpsons, James Cameron et des studios de cinéma : « Nous présentions Premiere comme un outil de prévisualisation. Vous pouviez faire du montage, mais la qualité en sortie n'était aucunement au niveau de celle nécessaire pour un film. Les Simpsons pouvaient faire leurs animations avec ».

L'acquisition et le montage vidéo numérique commençaient à quitter la stratosphère en termes de tarifs. Aux cartes à 5 000 $, SuperMac opposait une solution dix fois moins chère. Elle ne pouvait offrir les mêmes résultats (1/16 de la qualité SD) mais elle permettait de récupérer le flux vidéo d'une caméra branchée à un Mac et de réaliser un montage juste derrière. « Pour autant, les personnes au marketing ne savaient pas trop que ce les gens pourraient bien en faire, c'était suffisamment abordable pour que des gens l'achètent et jouent un peu avec ».

Les différents fabricants de cartes d'acquisition continuaient de redoubler d'efforts pour repousser les limites du possible en montage vidéo numérique « Certains faisaient du 60 i/s, d'autres du plein écran ». On n'en était pas encore au point où un monteur pouvait travailler de bout en bout sur un contenu vidéo en qualité optimale.

À ce moment-là de l'interview, arrive la genèse de Final Cut qui allait se concrétiser chez Apple. Mais il y eut d'abord l'étape Macromedia, l'un des concurrents d'Adobe. Macromedia voulait compléter sa famille d'outils de création par une application de vidéo. Ubillos accepta le challenge — on était en 1995 —, il constitua une équipe et refit ce qu'il avait fait avec Premiere, mais en repartant de zéro. Le plan initial était de lancer "KeyGrip" 1.0 alias "Final Cut" sur Mac et Windows sous 18 mois.

Un an, deux ans… trois ans passèrent sans que le logiciel ne soit achevé. Avec le recul, l'équipe s'était donnée des objectifs (trop) ambitieux pour les fonctions de cette toute première mouture : « C'était difficile de trouver le bon équilibre. Tout paraissait super important pour mériter d'être dans cette 1.0, mais la réalité c'est que vous devez trouver la bonne dose. Vous devez faire en sorte que tout fonctionne ensemble et en ajouter dans la 2.0 puis dans la 3.0 ».

En 1998, la probabilité que cette application sorte était devenue ténue. L'équipe ne savait pas trop quel serait son avenir, mais Macromedia n'en ferait probablement pas partie. Randy Ubillos se rappelle d'une déclaration faite par Steve Jobs cette année-là, lors de la grand messe du NAB de Las Vegas (National Association of Broadcasters) — « Il a énervé tout le monde » — où se pressent fournisseurs et clients de matériels spécialisés et haut de gamme « À vous tous, dans l'industrie audiovisuelle, les ordinateurs vont arriver et ils feront tout ça bien mieux ».

C'est dans les coulisses de ce keynote qu'Ubillos se rendit compte qu'Apple serait un bon client pour acheter son équipe et son logiciel. Mais la période n'était pas à l'optimisme forcené quant à l'avenir de l'entreprise « N'y va pas, ils vont se casser la figure d'ici un an » le prévenaient ses amis.

Mais alors que Steve Jobs dégraissait la gamme pléthorique de Mac dont il avait hérité en revenant chez Apple, il savait qu'il lui fallait proposer de nouveaux logiciels aux clients pour rendre ses prochaines machines à nouveau attractives. Adobe, sceptique sur les chances de survie d'Apple, avait refusé d'accéder à la demande de Jobs de créer une version grand public de Premiere. Apple allait se débrouiller seule et, en mai 1998, elle fit l'acquisition du code source de KeyGrip et de ses auteurs (Macromedia fut plus tard avalé par Adobe, ainsi que ses autres logiciels, Flash, Director, Dreamweaver, ndlr).

Un an plus tard, au NAB 1999, Apple présentait Final Cut Pro, une version à l'interface relookée et un produit optimisé pour fonctionner avec les ports FireWire dont s'équipaient les derniers Mac, jusqu'aux portables. « Avid nous avait fait le meilleur des cadeaux en annonçant, pendant ce NAB, qu'il se retirait de la plateforme Mac », amenant ainsi à Apple de nouveaux client sur un plateau d'argent.

Aussi étrange que cela puisse paraître, Randy Ubillos raconte qu'il n'avait que peu d'infos sur le travail en cours chez Apple autour d'un logiciel de vidéo grand public. iMovie allait être le logiciel indispensable au succès d'une nouvelle gamme d'iMac (les G3 DV pour Digital Video) équipés de ports FireWire. « Ca s'est passé à un moment où [Apple] était très cloisonnée. Je savais qu'il se passait quelque chose, qu'il y avait une petite équipe — 3 ou 4 personnes — qui travaillait là-dessus. Je me disais qu'ils préparaient un truc cool, mais c'est quelque chose dont je ne m'occupais pas particulièrement ».

D'Aperture à iMovie

Après 5 versions de Final Cut Pro, Ubillos s'attela à la conception d'Aperture avec 6 ou 7 autres personnes. Un projet né d'une envie de créer une application capable de produire autre chose que des galeries d'images sur le web, et de les présenter plutôt sous la forme de carnets de voyages, d'albums à la maquette soignée.

C'est à l'occasion d'une sortie de plongée, lorsqu'il a fallu trier les vidéos réalisées, que le développeur imagina quelques fonctions pour rendre ce travail moins fastidieux. Comme « de survoler une piste vidéo avec le curseur » pour passer en revue rapidement une séquence, ou de sélectionner et déplacer une portion de vidéo comme on le fait avec du texte.

Initialement, Ubillos imaginait lier ces fonctions à Final Cut Pro, pour les monteurs qui souhaitaient faire un tri rapide dans leurs rushs, d'où le nom choisi de "RoughCut". Aidé par un designer en interfaces, il obtint une version plus aboutie de son outil. Steve Jobs fut emballé et s'écria « C'est le prochain iMovie »… qui devait sortir 8 mois plus tard. On était alors en 2007.

Depuis six mois déjà, l'équipe d'iMovie travaillait sur la prochaine version et elle cherchait justement des idées pour simplifier le fonctionnement de son logiciel. Au vu du temps imparti il était impossible de sortir un iMovie'08 contenant toutes les fonctions auxquelles les gens s'attendaient. Cependant, en repartant sur un code tout neuf, Apple put ajouter plus rapidement les fonctions manquantes qui exaspéraient les habitués de son prédécesseur, iMovie HD.

iMovie HD — Cliquer pour agrandir
iMovie 08 en 2007 — Cliquer pour agrandir

Final Cut Pro

Une autre occasion où Apple décida de repartir d'une feuille blanche (ou de tout casser pour tout reconstruire, c'est selon) fut Final Cut Pro X. Une refonte majeure du logiciel qui provoqua une tempête chez nombre de clients des versions précédentes qui avaient fini par en connaître toutes les arcanes.

L'une des choses que j'aime en travaillant chez Apple, c'est qu'on n'hésite pas à tout recommencer — si c'est la meilleure chose à faire. On ne parle pas de « coûts irrécupérables ». Les efforts déployés par le passé sont derrière nous. C'est plutôt, quelle est la meilleure façon d'aller de l'avant ? Cela n'a aucune importance si l'on a passé six mois à travailler sur certaines choses. Ça ne fait rien. Est-ce que la fonction est la bonne ? Si oui, très bien, continuez à travailler dessus. Si vous ne le faites pas, alors quelqu'un d'autre — qui n'a pas votre passé, qui n'a pas cet héritage auquel vous essayez de vous raccrocher — va débouler et vous doubler.

Final Cut Pro X, sorti en 2011, fut l'occasion de démontrer ces principes et de répondre à l'envie de ses développeurs de trouver une nouvelle voie pour leur logiciel. J'ai beaucoup œuvré pour convaincre les gens que c'était la bonne chose à faire. Je dirais juste que je pensais que le lancement se passerait autrement… »

Sachant que la refonte de Final Cut Pro allait provoquer des remous, Ubillos avait imaginé une stratégie pour sa sortie. Ne pas retirer du commerce Final Cut Pro 7 pendant environ un an, et en offrir une copie à chaque client d'une licence de FCP X. Mais la direction d'Apple ne voulut rien entendre de cette manière de faciliter la migration. « Seize mois avant le lancement je savais que j'allais recevoir un paquet de flèches dans le dos. On allait me reprocher cette grosse transition. C'est la manière d'Apple de faire les choses : Plonge ! »

Randy Ubillos raconte sa dernière conversation avec Jobs. Le développeur s'apprêtait à s'envoler pour l'Angleterre, où le London Symphony Orchestra allait interpréter des musiques utilisées pour les bandes annonces prêtes à l'emploi dans le prochain iMovie. Steve Jobs l'interrogeait sur l'accueil cinglant reçu par FCP X :

— C'est quoi ce bazar avec ce Final Cut X ?
— On savait que ça allait se passer comme ça, on savait que les gens allaient flipper parce qu'on a tout changé. On aurait pu s'y prendre mieux. On aurait pu le faire. Final Cut 7 devrait être remis en vente. On devrait avoir une FAQ qui explique les changements.
— Ouais, faisons ça, faisons en sorte de régler ça, d'avancer rapidement avec des mises à jour…

Et le patron d'Apple de conclure « Tu as confiance ? », « Oui », « Ok, alors moi aussi ». Malgré ce raté du lancement, Ubillos se dit convaincu que le choix de relancer Final Cut sur de nouvelles bases était le bon « C'est un meilleur outil de montage que ce qu'était Final Cut 7. Il est plus populaire, il attire au montage vidéo bien plus de monde qu'auparavant. Des gens qui n'ont jamais utilisé de logiciel de montage vidéo trouvent FCP X plus facile à apprendre que Final Cut 7 ».

Si les notes sur l'App Store peuvent servir de baromètre, celles-ci semblent lui donner raison. Après plusieurs mises à jour, Final Cut Pro X obtient largement la moyenne dans les avis exprimés.

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