BlackBerry : les coulisses d'une incroyable dégringolade

Pierrick Aubert |

Peu de temps après l'apparition de l'iPhone, Verizon, premier opérateur mobile américain, avait demandé à RIM de créer un "iPhone Killer". Comme chacun le sait, le "Storm" au lieu de balayer l'iPhone, fut un flop. La compagnie canadienne, qui avait en son temps révolutionné la messagerie sur mobiles, accumule depuis les échecs. Une enquête du Globe and Mail raconte les coulisses de la descente aux enfers de BlackBerry. Une société dont les produits il y a quelques années brûlaient les poches des cadres et qui aujourd'hui cherche un repreneur pour survivre.

Comme Nokia, autre géant brutalement bousculé par Apple puis par Google puis par Samsung, BlackBerry ne va pas fort du tout. Son passage forcé au tactile n'a rien apporté de bon au fabricant canadien et son Z10 enregistre des résultats désastreux malgré de premiers satisfecit de façade (lire Ventes de BlackBerry 10 : le PDG de BlackBerry tente de rassurer & BlackBerry réduit ses équipes et sa gamme).

Il y a un an, Thorsten Heins, nouveau patron de Research In Motion après avoir dirigé sa division mobile, avait saisi le conseil d'administration pour revoir les plans de la société et lancer un nouveau téléphone, ce qui allait devenir le Z10. La suite est connue de tous et elle n'est guère heureuse. Pour concurrencer Samsung et Apple, un appareil tactile s'imposait. L'habituel clavier physique, indissociable de l'image des BlackBerry, a donc été écarté. Tout le conseil d'administration n'était pas d'accord avec ce choix stratégique.

Jim Balsillie et Mike Lazaridis - crédit BlackBerry

En premier lieu, Michael (Mike) Lazaridis, l'ex co-PDG et co-fondateur de la société. Celui-ci, qui avait cédé sa place à Heins, jugeait qu'il était vain de vouloir se différencier en lançant d'abord un nouvel appareil tout tactile alors que le marché en était déjà rempli. Il fallait au contraire jouer sur la valeur ajoutée de RIM, ce pour quoi les gens choisissent cette marque : les claviers physiques. Et se relancer avec un terminal comportant à la fois le nouvel OS BlackBerry 10 et un vrai clavier. Thorsten Heins rejeta l'idée, tout en acceptant que le second terminal devant arriver après le Z10, le Q10, ait un clavier.

La clientèle professionnelle avait jusqu'à présent suivi RIM. Mais en proposant un smartphone tactile de plus sur un marché saturé, l'avertissement de Lazaridis se révéla prémonitoire. La société, qu'il convient d'appeler BlackBerry depuis cet été, a enregistré au deuxième trimestre une perte de 965 millions de dollars et devrait se séparer de 40% de ses employés pour sauver les meubles (lire : BlackBerry prépare sa liquidation). L'ex-géant est désormais un "petit" acteur du marché et se donne jusqu’au 4 novembre pour trouver preneur de tout ou partie de ses activités. Aujourd'hui, la plus grande entreprise technologique canadienne est comme paralysée, incapable de développer de nouveaux produits. La priorité : mettre fin au plus vite à cette descente aux enfers. Le journal The Globe and Mail a interviewé d'anciens et d'actuels employés pour mieux comprendre la situation.

Aveuglé par son succès, RIM a un temps ignoré la concurrence. "Même le président Barack Obama était un accroc du BlackBerry", rappelle l'enquête. Jim Balsillie, a codirigé la société de 1984 à 2012 avec Mike Lazaridis. Un binôme singulier, le premier s'occupant du commercial et du marketing, le second supervisant les produits. Balsillie avait défendu une stratégie intéressante pour replacer son entreprise à l'avant-garde des communications mobiles. L'idée défendue auprès des opérateurs était de substituer les SMS par BlackBerry Messenger, et ce, sur n'importe quel smartphone. Avec BBM sur des centaines de millions d'appareils, la compagnie aurait ainsi repris du poil de la bête. Balsillie y croyait fermement, mais l'arrivée d’Heins à la tête de RIM en janvier 2012 a littéralement tué le projet, obligeant l'ex-patron à claquer la porte et quitter le conseil d'administration. « Mon départ de RIM en mars 2012 est dû à l'annulation de la stratégie multiplateforme de BBM », explique-t-il sans détour. Mike Lazaridis a, quant à lui, démissionné de son poste en mars 2012 et on le dit prêt à prendre part à un plan de reprise. Depuis, la firme de Waterloo au Canada s'effondre petit à petit.

Thorsten Heins - crédit BlackBerry

Lorsque le premier iPhone fut montré en 2007, Mike Lazaridis raconte qu'il le vit à la télévision chez lui, alors qu'il courait sur son tapis roulant. L'été suivant, une fois le téléphone d'Apple commercialisé, il l'a rapidement disséqué et constaté qu'il s'agissait là d'une sorte de Mac installé dans un téléphone cellulaire. Cela représentait à ses yeux un défi technologique inédit dans cet univers du mobile. L'OS d'Apple utilisait 700 Mo et deux processeurs, là où celui de RIM n'avait besoin que de 32 Mo. Apple utilisait aussi un véritable navigateur web, potentiellement capable de mettre à genoux le réseau d'AT&T alors que les BlackBerry avaient un navigateur très rudimentaire, conçu pour limiter l'usage de la bande passante. Le seul fait qu'AT&T ait accepté ce téléphone (il en fut le distributeur exclusif au départ) défiait tout entendement pour Lazaridis. En effet, succès de l'iPhone aidant, le réseau d'AT&T fut mis à rude épreuve.

Publiquement, Lazaridis et Balsillie avaient alors critiqué l'iPhone, en insistant sur ses défauts en matière de sécurité ou sur son autonomie. Les dirigeants de RIM ont très vite été accusés d'arrogance et d'ignorer la révolution qui éclatait sous leurs yeux. « C'était du marketing » concède aujourd'hui l'ancien patron « Vous positionnez vos points forts en face de leurs points faibles ». En interne, l'heure était à l'inquiétude « Nous sommes en concurrence avec un Mac, pas un Nokia » résuma Lazaridis lors d’une réunion.

Le Storm

Outre-Atlantique, l'opérateur AT&T avait signé un accord exclusif avec Apple pour la distribution de son smartphone. Verizon, premier opérateur mobile du pays à l'époque, est donc allé voir RIM pour réclamer le développement d'un "iPhone Killer", un BlackBerry tactile. Les dirigeants de la compagnie ont alors sauté sur cette opportunité stratégique majeure. Le projet du BlackBerry Storm était le plus complexe et ambitieux jamais mis en place par l'entreprise. Lancé en 2008 avec un mois de retard, les premiers clients détestèrent son écran, l'ensemble était difficile à manipuler, lent et présentait de nombreux bugs. La campagne de communication du Storm n'était pourtant pas si mauvaise. En août 2009, selon Fortune, RIM était la société qui enregistrait la plus forte croissance au monde. Un an plus tard, le cabinet d'étude ComScore estimait que quatre smartphones sur cinq aux États-Unis étaient des BlackBerry.

L'iPhone Killer devient un BB Killer

Tout allait bien, jusqu'à ce que Verizon décide de se tourner vers Google pour développer un autre "iPhone Killer", cette fois sur Android. Le Storm n'avait pas eu l'effet escompté et Android s'avérait plus intéressant sur un plan financier. Une première campagne fut donc réalisée autour du Droid de Motorola. Néanmoins, au lieu de concurrencer Apple, Android a commencé à voler des parts de marché à Palm, Microsoft puis à RIM. En décembre 2010, l'OS mobile de Google avait augmenté sa présence de 23,5% aux États-Unis, alors que RIM chutait déjà de 31,6%. Un an plus tard, l'écart continuait de se creuser avec Android à 47,3% sur le marché US, contre seulement 16% pour RIM.

L'ère post-iPhone a été une période de confusion stratégique pour RIM, estime The Globe and Mail. Patrick Spense, ancien vice-président exécutif des ventes se souvient que l'entreprise « a été un peu schizophrène ». Après le lancement du Storm, Lazaridis a décidé d'acheter Torch Mobile, une société de développement de navigateurs Internet mobile. Malheureusement, le portage du navigateur s'est avéré complexe. La technologie RIM étant basée sur un code Java, le développement n'était pas aussi aisé. À l'époque, Lazaridis reconnaissait ouvertement que « RIM n'était pas préparé pour l'avenir » et qu'il faudrait modifier l'ADN de l'entreprise.

Pendant des années, RIM avait pu repousser cette échéance, mais cette fois il se retrouvait au pied du mur. L'iPhone ne semblait pas être une menace immédiate pour RIM qui conservait ses clients pros des entreprises et des administrations. Mais les enjeux étaient également technologiques et là, RIM n'a pas su opérer la transition. Certes efficaces, les appareils ont fini par ne plus séduire le grand public ; tirant un peu plus l'entreprise vers le bas. « Nous pensions mieux connaître les besoins des clients », témoigne un ancien employé. Quand le public attend un navigateur plus rapide, RIM propose un navigateur qui consomme moins de DATA. Les gens veulent un écran plus large, alors que RIM pense à l'autonomie. Le décalage entre les attentes du marché et les réponses de RIM est flagrant. En essayant de satisfaire consommateurs et entreprises, le constructeur canadien s'est perdu en chemin. Le choc a d'ailleurs été violent auprès des pros, lorsque RIM a décidé d'ajouter des applications photo, jeux ou musique à ses mobiles. D'un côté, les grandes sociétés ne voulaient pas d'apps personnelles sur des téléphones de fonction, rapporte un ancien dirigeant de RIM, de l'autre, le grand public n'était pas à ce point cambré sur les questions d'autonomie et de sécurité et il voulait un maximum d'applications. Mais par rapport à iOS et Android, les apps proposées sur BlackBerry n'ont jamais eu le même niveau esthétique ni la même variété.

Le clash interne

L'enquête estime qu'une des forces de BlackBerry a toujours été sa structure. Avec deux chefs à la tête de la direction, Lazaridis s'occupait de l'ingénierie, de la gestion de produits et de l'approvisionnement, tandis que Balsillie gérait les ventes, les finances et les autres fonctions de la compagnie. Ce système a longtemps fonctionné avec une collaboration étroite des deux leaders. Au cours des premières années, ils partageaient le même bureau et connaissaient chacun leurs mots de passe respectifs pour leurs messageries. « Ils avaient une relation que j'aurais souhaité avoir avec ma femme », explique amusé un cadre. Pour Mike Lazaridis, la science était à la fois un travail et un passe-temps. Jim Balsillie était quant à lui impétueux et compétitif. Ces deux personnages, rarement en désaccord sur l'aspect stratégique des choses, ont fait la paire jusqu'à leur dernière année de direction. Pour Lazaridis, BlackBerry 10 annonçait la renaissance de RIM. Balsillie lui n'en était pas si sûr.

Ce qui aurait pu être une force s’est avéré être un véritable frein. Il est assez rare de trouver deux patrons à la tête d'une multinationale. Avec environ 20 milliards de dollars de ventes annuelles, les décisions ou le partage des responsabilités sont parfois difficiles à déterminer ; d'où le manque de réactivité de l'entreprise. « Ils ont toujours été lents sur le marché », déclare James Moorman, analyste chez S&P Capital IQ Equity Research, « les choses se sont aggravées lorsque le marché de la consommation a changé ». Les commentaires et les critiques de clients, si importants soient-ils, pouvaient être oubliés sans jamais être étudiés.

Sans réel capitaine, le navire RIM dérivait à son rythme. En 2009, le départ en retraite de Larry Conlee , responsable des opérations (la fonction de Tim Cook avant de devenir PDG), n'a en rien aidé. « Il y avait une lacune après le départ de M. Conlee », explique Adam Belsher, un ancien vice-président de RIM « il n'y avait pas de direction opérationnelle réelle concernant les produits. » RIM a donc tenté d'aller de l'avant en acquérant QNX Software en 2010, un éditeur de systèmes temps réel professionnels basé à Ottawa. L'objectif étant de construire le système d'exploitation BlackBerry 10 : la nouvelle plateforme dont l'entreprise avait urgemment besoin.

L'équipe QNX a alors été isolée pour l'amener à se concentrer uniquement sur le nouvel OS en oubliant complètement le fonctionnement de BlackBerry 7. La décision n'a pas été facile puisque l'entreprise a dû trancher entre faire évoluer ses anciennes applications ou les réécrire en partant de zéro. Le tout, évidemment, en évitant de mettre à l'écart les développeurs Java déjà actifs. Finalement, RIM a fait table rase du passé, pour se tourner complètement vers BlackBerry 10. Les effectifs ont une fois encore été scindés en deux, l'équipe travaillant sur le nouvel OS mobile et ceux ayant travaillé sur BlackBerry 7 pour assurer la période de transition.

BlackBerry PlayBook

La première mission de l'équipe QNX a été la réalisation du système d'exploitation de la tablette tactile PlayBook. RIM souhaitait venir concurrencer directement l'iPad d'Apple. Mais faute d'organisation et de ressources suffisantes, les délais n'ont pas été respectés. Initialement prévu pour l'automne 2010, le lancement n'a lieu qu'en avril 2011 et les ventes sont tout de suite difficiles. RIM rate le coche et cet échec s'avère là aussi coûteux. Chez les employés, l'équipe QNX est montrée du doigt comme responsable. « La chose la plus logique eut été d'associer les deux équipes pour en faire une seule », explique un cadre supérieur qui avait été pris dans la mêlée à l'époque. Et pour ne rien arranger, l'absence de nouveau smartphone face à Apple et Android continuait à se faire sentir.

À croire que tout est contre RIM, l'arrivée de la 4G aux États-Unis n'a rien arrangé. L'effort produit pour BlackBerry 10 n'a pas payé et la société a dû lutter pour rester dans la course avec les opérateurs. Le flop de la tablette PlayBook n'a fait que confirmer les problèmes existants et prolonger le déclin de RIM. Il est alors devenu clair que la compagnie allait se faire écraser par la concurrence. Sous la pression, Balsillie et Lazaridis ont jeté l'éponge l'an passé, remettant ainsi l'entreprise entre les mains de Thorsten Heins. Un dirigeant allemand qui auparavant avait supervisé la division mobile de la société.

Le Q10, avec le nouvel OS, arrivé après le modèle tout tactile a été complété par un Q5, plus abordable

Dès le lancement du Z10 tout tactile, les critiques ont été vives. L'appareil a technologiquement deux ans de retard. Le marché avait changé, et il y avait peu de demandes pour un énième concurrent. L'achat de QNX était une bonne chose, mais il aurait fallu entrer sur le marché quelques années plus tôt. Selon l'ex co-PDG de RIM, Jim Balsillie, Google a banalisé le marché des smartphones en proposant un système d'exploitation disponible gratuitement pour tous les fabricants. Après une succession d'échecs, le seul vrai succès de BlackBerry reste donc son Messenger.

Lancée en 2005, pour permettre aux utilisateurs de communiquer en utilisant des numéros d'identification personnels des téléphones, BlackBerry Messenger est rapidement devenu le premier service de messagerie instantanée sur mobile. Fiable, sans frais supplémentaires et sécurisée, la messagerie était aussi devenue extrêmement populaire dans les pays où la liberté d'expression n'était pas celle des démocraties. Les développeurs de BBM ont d'ailleurs su améliorer leur service pour le rendre indispensable. Aujourd'hui, BBM compte 60 millions d'utilisateurs actifs par mois. Un score correct qui reste néanmoins derrière Kik, développé par un ancien de BBM, et évidemment loin derrière WhatsApp.

Un SMS 2.0 ?

Balsillie a commencé à imaginer le portage de BBM sur iOS et Android. Entre 2010 et 2011, les idées ne manquaient pas et, comme les opérateurs semblaient d'accord, le projet a mûri peu à peu. Pour compléter sa stratégie et construire une suite de services multiplateformes, RIM a fait quelques acquisitions, comme la messagerie instantanée entreprise LiveProfile. Le service comptait environ 15 millions d'utilisateurs et offrait à BBM une entrée sur Android et iOS. Les professionnels n'étant pas très friands des messageries grand public comme Skype, RIM avait donc une chance à saisir.

BlackBerry aurait pu offrir à la place de son BBM un système amélioré de messages texte, pour générer des revenus auprès des opérateurs téléphoniques. Mais voilà, le temps passe, BBM n'est pas devenu un service de messagerie dominant et l'application peine à sortir sur iOS et Android (lire : BBM pour iOS et Android attendront encore quelques jours). Un ancien cadre estime que Balsillie a surestimé le potentiel de sa stratégie "SMS 2.0", quant à Lazaridis, il a soutenu le lancement de BBM sur d'autres plateformes, mais il s'est focalisé sur les coûts et les risques, ce qui n'apportait pas une vision globale de la situation. RIM ne baisse toutefois pas les bras, puisqu'il semblerait que BBM veuille partir à l'assaut des ordinateurs.

Si techniquement les ressources sont là, BlackBerry a réellement besoin d'évoluer en tant qu'entreprise. Il aura fallu 6 ans pour voir apparaître BB 10 et les projets n'aboutissent pas ou trop tard sur quelque chose de performant. Après un accueil optimiste de la part de certains utilisateurs, la dernière version de son OS mobile est aujourd'hui considérée comme un échec, au vu du nombre d'appareils vendus. La campagne marketing avait d'ailleurs mal commencé pendant le Super Bowl avec un spot publicitaire qui n'expliquait en rien ce dont était capable le produit.

Au final, « les seules personnes réellement intéressées réclament toujours un nouveau smartphone BlackBerry avec un clavier » estime M. Moorman de S&P. Pour le tactile, il y a déjà tout ce qu'il faut ailleurs. La concurrence est aujourd'hui plus forte et Heins a hérité d'une compagnie dans un état critique. Le système d'exploitation BlackBerry 10 est jugé trop différent de l'ancien. La navigation n'est plus aussi simple et le portage des anciennes applications prend lui aussi plus de temps que prévu. Lazaridis a refusé de répondre aux questions de Globe and Mail sur ce qu'il envisageait pour la suite, mais il est clair que, pour lui, l'histoire de BlackBerry n'est pas terminée « Beaucoup d'entreprises passent par des cycles. Intel a survécu, IBM a survécu, Apple a survécu ».

Accédez aux commentaires de l'article