Bill Fernandez, badge numéro 4 d'Apple, a lu dans l'esprit de Wozniak

Mickaël Bazoge |

Lire dans l'esprit de Steve Wozniak : cela a été une des tâches de Bill Fernandez, le premier employé d'Apple.

L'Apple II a bien failli ne pas voir le jour ailleurs que dans l'esprit tortueux de Steve Wozniak. Le génial inventeur, cofondateur d'Apple, était aussi un rien bordélique : « En 1976, l'Apple II ne fonctionnait pas », se rappelle Daniel Kottke, un des premiers employés de l'entreprise. « Le prototype de Woz fonctionnait. Mais quand il a fallu concevoir la carte mère, il n'était plus fiable… C'était inacceptable. Et Woz n'avait pas les capacités pour corriger ça. Et c'était pire encore que cela, il n'y avait même pas de schéma ». De quoi faire flancher la toute jeune entreprise qui venait de faire rentrer au capital ses premiers investisseurs. Il fallait impérativement transformer le plomb en or, mais pour ce faire il était nécessaire de trouver la personne qui pouvait lire dans l'esprit de Woz et ordonner ce qui s'y trouvait.

Bill Fernandez tenant un Apple I, avec un Apple II devant lui. Image Bill Fernandez/TechRepublic

Une tâche qui a été confiée par Rod Holt, premier ingénieur en chef d'Apple, à Bill Fernandez, un ami bidouilleur proche de Steve Wozniak. Apple avait besoin de schémas complets et fonctionnels de tous les composants de l'Apple II, une chose que seul Fernandez pouvait accomplir : sa proximité avec Woz et le fait qu'ils aient déjà travaillé ensemble le qualifiait pour cette tâche.

J'ai dessiné le premier schéma complet de l'Apple II, en travaillant à partir de quelques photocopies des notes de Woz écrites sur du papier millimétré. Comme j'avais déjà travaillé avec Woz avant… c'était un travail pas compliqué mais laborieux. À mon avis, c'était un très beau schéma : logique, clair, simple pour déterminer les relations entre les composants, et facile pour suivre les données et les flux logiques.

Sans le travail de Bill Fernandez, l'Apple II n'aurait peut-être pas connu le succès que l'on sait… et Apple n'existerait sans doute pas, ou pas dans la forme qu'on lui connait aujourd'hui.

Dans la tête de Woz

« Quand Woz développait quelque chose, une grande partie du design était dans sa tête », raconte Fernandez dans un long et passionnant article de TechRepublic. « La seule documentation dont il avait besoin était des notes et des dessins jetés sur quelques pages, pour lui rappeler l'architecture générale et les pièces les plus délicates. Ce dont [Apple] avait besoin était un schéma complet détaillant tous les composants et comment ils étaient connectés ensemble ». Cela a été le cas du prototype de l'Apple II : Rod Holt et Bill Fernandez ont dû appliquer les recettes de l'ingénierie inverse pour comprendre comment Wozniak avait opéré. L'enjeu était de taille, puisque sans ces schémas complets, il était illusoire de lancer la production de l'ordinateur.

L'histoire entre Fernandez et Apple n'a pas débuté avec l'Apple II. Bill Fernandez et Steve Wozniak se connaissaient déjà depuis de nombreuses années. Au début des années 70, les deux larrons se sont mis en tête de construire leur propre ordinateur sur la base de composants que Woz avait mendié auprès de son employeur du moment, Tenet. Wozniak ne cessait d'imaginer des ordinateurs, mais uniquement en les couchant sur papier. Cette première expérience allait être l'occasion pour Steve de tester certaines de ses idées, l'idée générale étant de concevoir un ordinateur avec le minimum de pièces possibles.

C'est dans le garage des parents de Fernandez que ce premier ordinateur allait voir le jour. L'appareil paraîtrait bien rudimentaire aujourd'hui, il s'agissait en fait d'une calculatrice un peu évoluée : l'engin n'embarquait pas de microprocesseur, pas d'écran, pas même de clavier. La machine se contentait de lire des cartes perforées et d'allumer des ampoules, mais il s'agissait bel et bien d'un ordinateur personnel, un PC, qui avait déjà des années d'avance sur ce qui existait à l'époque. Pour l'anecdote, cet ordinateur avait été baptisé « The Cream Soda Computer » pour une raison simple : durant la conception de l'engin, les deux bricolos se rendaient fréquemment dans une épicerie du coin pour siroter leur boisson favorite du même nom.

Si Fernandez a eu un tel impact sur l'Apple II, on peut dire aussi qu'il est tout simplement à l'origine d'Apple. Quelques années avant l'ordinateur Cream Soda, Bill Fernandez rencontrait au collège Steve Jobs. « Nous étions tous les deux des nerds, socialement inadaptés, des intellos », se rappelle t-il, « et nous gravitions l'un autour de l'autre. Nous ne nous intéressions pas du tout aux choses sur lesquelles les autres enfants basaient leurs relations, et nous n'avions pas d'intérêt particulier à vivre de manière superficielle pour être accepté. Donc nous n'avions pas beaucoup d'amis ».

Les deux amis se sont longtemps fréquentés, au collège puis au lycée. Le jeune Steve passait beaucoup de temps chez les Fernandez, où il appréciait le style de déco à la japonaise de la mère de Bill. Un style « zen » qui a pu marquer Jobs durant toute sa vie. Les deux camarades marchaient longtemps ensemble, « parlant de la vie, de l'univers, et tout ». Une habitude ancrée chez le fondateur d'Apple, qui a toujours apprécié de se promener autour du pâté de maison avec des amis, employés et journalistes.

C'est lors d'une de ces balades que Bill Fernandez a présenté Steve Jobs à Steve Wozniak. La grande histoire était en marche, si on ose dire.

De la magie dans le garage

Apple a été formellement créée le 1er avril 1976. Bill Fernandez a été le premier employé à plein temps embauché par l'entreprise, bien que cela fasse encore débat. La petite sœur de Steve Jobs a été au tout début une « petite main » qui assemblait les cartes-mère de l'Apple I contre 1$ de la pièce. En juin, Daniel Kottke la remplace, contre 3$ de l'heure, « et je pouvais faire bien plus que trois cartes par heure », s'amuse ce dernier. « Donc, j'étais la première réduction de coût de Steve Jobs. Il aurait pu m'offrir le même dollar qu'il versait à sa sœur ». À la fin de l'été, Kottke est reparti finir ses études à l'université de Columbia. En janvier 77, Apple avait de l'argent en caisse, et Bill Fernandez a été embauché.

Le QG d'Apple en 1981.

« Bill faisait vraiment partie du petit cercle des fondateurs chez Apple », raconte Wozniak. « Il faisait partie de la famille. Il a eu plus tard le badge numéro 4, mais nous l'avons vraiment intégré avant Mike Markkula [le badge numéro 3] ». Pendant quelques mois, Fernandez et Jobs travaillaient seuls dans le garage d'Apple, Wozniak étant salarié de HP. « C'était incroyable », se rappelle Fernandez. « J'étais assis dans le garage, Woz débarquait et disait "Vous devez voir ce programme"… Des choses arrivaient tout le temps, et tout bougeait rapidement ».

Porté par le succès de l'Apple I et le carton de l'Apple II, la société déménagea dans son premier local d'entreprise; Woz rejoint alors Apple à plein temps.

Il y avait de la magie dans l'air. C'était palpable (…) Il y avait cette sensation que nous étions en train de changer le monde, ou que nous allions changer la société d'une façon significative. On avait le sentiment que tout était possible, que nous allions satisfaire la demande croissante des gens pour les ordinateurs, que nous pouvions offrir aux gens le pouvoir de réaliser des choses inimaginables, que nous leur mettions entre les mains la puissance potentielle de la technologie.

Malheureusement pour Fernandez, sa carrière chez Apple n'a pas suivi la croissance phénoménale de l'entreprise. Malgré sa place centrale et le travail accompli sur l'Apple II, il n'a jamais pu progresser au sein de l'organigramme de la toute jeune société. Le travail qu'il accomplissait alors chez Apple était « ennuyeux » et il n'avait aucun moyen de s'épanouir. « J'étais assez naïf, un gars du genre geek… L'entreprise ne cessait de croître, nous embauchions des gens de plus en plus qualifiés, j'ai commencé à m'ennuyer et je ressentais de l'insatisfaction à travailler à mon niveau technique sans avoir l'opportunité de devenir ingénieur ». Resté « simple » technicien à la production, sans pouvoir prétendre à des actions qui l'auraient rendu richissime (Apple est finalement rentrée en Bourse en 1980), il quitte l'entreprise en 1978, 18 mois après avoir été embauché.

Steve Wozniak a généreusement donné une partie de ses actions à une poignée d'employés de la première heure qui n'y avaient pas droit, dont Bill Fernandez. « Bill est une des personnes que je préfère au monde », explique Woz. « Ce que je respectais vraiment le plus de Bill était son esprit. Il avait l'esprit clair ». Après avoir travaillé un temps dans une autre entreprise informatique en tant qu'ingénieur avec la ferme intention « d'inventer et de créer des choses », Fernandez décide de prendre une direction complètement différente : en 1979, il quitte la Silicon Valley pour le Japon, où il a été professeur d'anglais, ambassadeur culturel, musicien…

Un Mac rempli d'amour

De retour en Californie en 1981, après quelques petits boulots en tant que consultant, il demande à Steve Jobs s'il n'aurait pas un travail. En octobre de la même année, il embauche de nouveau Fernandez et l'enrôle dans son équipe de pirates pour développer le Macintosh — il devient le quinzième membre de l'équipage de Jobs, mais chez Apple, il retrouve le numéro de badge qu'il avait abandonné en 1978, le 4.

Malgré le ressentiment de Steve Jobs envers la direction de l'entreprise (qui espérait que le projet Macintosh allait occuper le fondateur d'Apple), et son mauvais caractère légendaire, « l'environnement de développement du Macintosh était rempli d'amour », explique Fernandez. « De l'amour pour nos proches et les membres de nos familles, parce que c'étaient ces gens qui allaient être nos clients ».

C'était intensément créatif, et nous savions que nous explorions de nouvelles voies et que nous inventions un nouveau monde, une nouvelle manière de voir les choses, une nouvelle façon d'interagir avec les choses. C'était très créatif, un environnement inventif dans lequel nous investissions beaucoup de travail, énormément de réflexion sur la manière dont nous devions atteindre nos objectifs. Tout cela était motivé par la volonté de réaliser quelque chose d'incroyablement génial que nos proches pourraient utiliser. Amour, créativité, travail, invention, vision, leadership. C'était un formidable environnement.

Au sein de l'équipe Mac, Bill Fernandez a rempli toutes sortes de rôles, comme au départ de l'aventure Apple : en charge de la gestion du lecteur de disquettes, puis du port vidéo, et enfin de la carte AppleTalk. En plus du reste (il s'est aussi occupé d'aménager les nouveaux locaux où l'équipe Mac allait finaliser le développement de l'ordinateur), Fernandez s'est aussi intéressé à la conception d'interface utilisateur. Évidemment, son emploi était un point de vue exceptionnel pour se faire les dents sur cet art : « Dans l'équipe Mac, nous essayions d'apporter l'illusion de la tangibilité à l'écran ». De fait, il fallait concevoir un tout nouveau langage, une tâche qui a beaucoup occupé les ingénieurs, « toutes ces choses sur lesquelles nous avions consciencieusement réfléchi » et qui devaient se retrouver d'un programme à un autre.

Les 47 signatures de l'équipe de développement du Mac, gravées à l'intérieur du boîtier de l'ordinateur.

« Nous avons réellement essayé de pousser les développeurs tiers à développer des logiciels qui devaient tous fonctionner de la même manière, pour faire en sorte que chaque utilisateur n'ait à apprendre essentiellement qu'un langage — un langage visuel, un langage d'interface utilisateur, un langage d'interaction, un langage de comportement — dont il peut se servir pour toutes les applications qu'il achètera. Ça a été une force puissante dans l'industrie. Et tout le monde a copié ce modèle ».

Le Maître des Illusions

Après le lancement du Mac en 1984, Fernandez est resté neuf années supplémentaires à Cupertino. Il est passé de l'ingénierie matérielle au design d'interface, une marotte qu'il a creusée avec son travail sur le Macintosh. C'est de cette époque qu'il modifie le titre de sa carte de visite et devient le « Maître des Illusions ». Il devient une cheville ouvrière indispensable pour QuickTime et HyperCard, ainsi que pour l'évolution du Finder (les trois boutons des fenêtres du Finder, par exemple). Un de ses derniers travaux pour Apple a été de dessiner les dossiers du Système 7.

En 1993, alors qu'Apple végétait au milieu du désert où l'avaient plongé des années de mauvaises décisions stratégiques, Bill Fernandez se fait licencier. Il rend son fameux badge numéro 4 à la RH, et il devient consultant, spécialiste en interface utilisateur, jusqu'en 1998. Il fonde ensuite sa propre entreprise Bill Fernandez Design, où il planche pendant 15 ans pour des clients dont il ne donne pas les noms. En 2013, il créé sa start-up, Omnibotics, qui s'intéresse à la domotique. Cette jeune pousse est encore en mode « furtif » et on ignore ce qu'il en sortira.

Bill Fernandez, toujours bon pied bon œil.

Toujours passionné par le design, il explique que nous sommes actuellement « dans un moment de transition ». « Il y a de super choses actuellement, beaucoup plus que ce à quoi on était habitué, mais il y a aussi beaucoup de trucs mauvais, et il y a beaucoup de choses avec du bon sens, mais mal dirigées ». La transition vers le « flat » design à la iOS 7 était quelque chose qu'il attendait : « Il y a quelques années, un ami me demandait comment j'imaginais le design des pages web à l'avenir et je lui ai répondu "comme dans les magazines". Je pensais qu'on verrait des designs plus plats, de la typographie d'experts, de belles mises en page comme dans les magazines, etc. Cette prédiction est en train de devenir réalité ».

Quant au badge, « j'étais un garçon sage, alors quand je suis parti, j'ai redonné mon badge. Des gens ont toujours leurs badges en leur possession, je ne sais pas comment ils ont fait ça. Et j'aurais aimé conserver le mien. Mais quand vous quittez une entreprise, vous êtes censé rendre votre badge ».

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