Comment Apple ne communique pas avec la presse

Mickaël Bazoge |

La relation qu'entretient Apple avec la presse ressemble à la relation qu'entretient toute entreprise avec la presse… exception faite qu'Apple n'est pas n'importe quelle entreprise. Mark Gurman de 9to5Mac a passé deux mois à rencontrer des employés et ex-employés d'Apple afin de lever un coin du voile sur ce rouage méconnu mais indispensable de l'entreprise — une machine bien huilée qui a connu bien des soubresauts depuis la disparition de Steve Jobs.

Une équipe de choc

L'équipe de 30 personnes (plus une poignée un peu partout dans le monde afin d'organiser des événements, traduire les communiqués de presse…) occupe une aile du 3, Infinite Loop. Elle est en charge de la communication avec les médias et est organisée par famille de produits et de services.

Pour le buzz marketing, le groupe Momentum gère par exemple le placement produit dans les séries TV, il « pousse » vers des magazines des applications jugées intéressantes, ou il fait la chasse aux célébrités utilisant publiquement un produit Apple. La division Mac, une des plus importantes au niveau du personnel, s'occupe des ordinateurs et des logiciels. Corporate prend en charge les initiatives en lien avec les entreprises ainsi que les conférences audio des résultats trimestriels.

Crédit Scott Allison

La branche iPhone, iPad, iOS et iCloud bénéficie des ressources les plus importantes. L'équipe iTunes s'occupe elle de tout ce qui a trait aux boutiques de contenus, l'Apple TV et iPod. À noter que la section en charge de l'Apple TV a récemment reçu beaucoup plus d'attention avec de nouvelles ressources marketing. Enfin, Events gère les événements médias, les conférences comme la WWDC, ainsi que les événements internes comme le Beer Bash du vendredi après-midi sur le campus de Cupertino (Tim Cook y a récemment reçu un seau d'eau glacée).

Cette cuisine interne avait à sa tête une chef reconnue dans tout le milieu comme étant une vraie dure à cuire. La réputation de Katie Cotton n'était plus à faire, celle d'un « tyran » gérant l'équipe des PR d'une main de fer, comme s'il s'agissait de son « fief ». Une femme à poigne qui tirait son pouvoir de sa proximité avec Steve Jobs.

Son contrôle était en effet total, générant bien souvent frustration et colère rentrée chez ses collègues, mais aussi auprès de la presse. La mort du fondateur d'Apple a provoqué le départ de plusieurs responsables PR, tandis que Cotton est restée en place pendant encore trois années avant de finalement prendre sa retraite.

Sans doute n'avait-elle plus sa place dans l'Apple plus « amicale » voulue par Tim Cook. Un signe d'ouverture qui s'incarne parfaitement au travers des selfies de Craig Federighi durant la WWDC, le défi Ice Bucket Challenge de Tim Cook… ou encore de l'invitation envoyée par le groupe au site Gizmodo pour assister au special event du 9 septembre. Le site était en effet sur la liste noire depuis la fuite de l'iPhone 4 en 2010.

Katie Cotton et Tim Cook.

Depuis le départ de Cotton, personne n'est venu la remplacer à la tête des PR. Steve Dowling et Natalie Kerris ont pris la place en intérim et ils travaillent tous deux directement avec Tim Cook. Le premier, un ancien journaliste ayant franchi le Rubicon en 2003, semble bien placé pour prendre la relève : plus souple et meilleur connaisseur du fonctionnement de la presse, il est aussi moins cassant que Kerris, rentrée chez Apple en 2001, et qui est plus proche, dans son fonctionnement, de Cotton.

Reste l'hypothèse Jay Carney, ancien secrétaire de presse de la Maison-Blanche, qui pourrait mettre tout le monde d'accord… ou pas (lire : Communication d'Apple : Jay Carney toujours dans la course). Quoi qu'il en soit, Tim Cook poursuit sa recherche, aussi bien en interne qu'à l'externe.

Steve Jobs à la manœuvre

À l'époque de Steve Jobs, les PR étaient évidemment d'abord et avant tout sous la coupe réglée du patron d'Apple. Une anecdote parmi d'autres démontre la toute-puissance de Jobs : ce dernier n'a pas hésité à faire refaire un communiqué de presse annonçant un partenariat entre Apple et une autre entreprise simplement parce que le nom du partenaire ne lui plaisait pas. Il a fallu des trésors de réécriture pour masquer autant que possible le nom de cette entreprise…

Steve Jobs a aussi accolé à chaque produit et service d'Apple un adjectif. On se rappelle évidemment de l'iPad « magique », mais l'App Store est considéré comme « légendaire » et l'iPhone « révolutionnaire ». Ces qualificatifs sont utilisés couramment dans le matériel marketing, les présentations internes ou durant les conférences.

Jobs et Cotton ont également mis en place une règle : que les communiqués de presse communs avec un partenaire soient d'abord diffusés par Apple. Une stratégie toujours en place aujourd'hui comme on l'a vu avec l'accord avec IBM…

La meilleure couverture possible

Dans leur mode de fonctionnement, les PR d'Apple essaient fort logiquement d'obtenir la meilleure couverture presse possible. Comme dans bon nombre d'autres entreprises de tous secteurs, les relations entre membres de l'équipe PR et les journalistes sont complexes, les premiers essayant d'influencer sur les seconds, ces derniers tentant d'obtenir des informations de première main… ce qui n'est jamais facile chez Apple, à moins de s'appeler Re/code (constitué de l'ancienne équipe d'All Things Digital), le Wall Street Journal ou le New York Times. Apple tente volontiers de monter les uns contre les autres, sur l'air du « je te prête le dernier iPhone avant tout le monde », en espérant obtenir la meilleure et la plus importante couverture médiatique.

Les PR ne manquent également jamais d'aiguiller les journalistes vers les failles de la concurrence, en particulier Android. Un courriel envoyé par Apple à deux rédacteurs de 9to5Mac leur propose ainsi de jeter un œil sur une « petite perle » concernant la plateforme mobile de Google.

La stratégie de manipulation est bien comprise, d'un côté comme de l'autre ; c'est le cas pour d'autres sociétés du secteur des technologies. « La grande différence, c'est que les gens aiment Apple, et les PR d'Apple le savent », comme l'explique un des journalistes interrogés par Gurman. Et ils n'hésitent jamais à en tirer le meilleur profit.

David Pogue, Ed Baig, Steven Levy (ancien de Newsweek) et Walt Mossberg. Crédit Adam Tom/AllThingsD

Seuls trois journalistes américains ont toujours eu la possibilité de tester tous les terminaux mobiles d'Apple : Walt Mossberg (ancien du Wall Street Journal, un des patrons de Re/code), David Pogue (ancien du New York Times, patron de la section techno de Yahoo) et Ed Baig (USA Today). Un ingénieur d'Apple a même interrompu ses vacances pour épauler Pogue qui rencontrait une difficulté avec un Apple TV de test.

Plus généralement, ces échantillons de test sont considérés comme le St Graal par la profession : les heureux élus sont très peu nombreux à pouvoir jouer avec les nouveautés avant qu'elles soient disponibles pour le grand public. Apple n'hésite jamais à jouer sur cette corde. Cela peut parfois se montrer plus utile que prévu : AnandTech a ainsi reçu un iPhone 5s et un iPad Air de test — finalement, le fondateur du site, Anand Lal Shimpi, a été débauché par la Pomme (lire : Apple recrute le créateur du site AnandTech).

Apple livre aux testeurs un « guide des bonnes pratiques » pour leurs articles. Il s'agit bien souvent d'une liste d'arguments marketing qui « conseillent » aux journalistes de s'intéresser à tel ou tel point. Pour les tests des iPad Air et iPad mini Retina, Apple assurait ainsi que les deux tablettes étaient identiques en matière de performances et de caractéristiques techniques. Plusieurs tests parus avant le lancement des ardoises se sont contentés de reprendre cette antienne. Or, il se trouve que l'écran de l'iPad Air ainsi que les performances de ce modèle sont meilleurs que sur le petit format…

La position des journalistes est donc ambivalente envers Apple. Jusqu'où ne pas aller trop loin dans la relation avec le constructeur, c'est la question qui continue de tarauder les médias qui s'intéressent à l'actualité de la Pomme.

Accédez aux commentaires de l'article