Bill Gates s'en va

Arnaud de la Grandière |
Le 27 juin, Bill Gates quittera définitivement ses fonctions au sein de Microsoft. Comment tirer le bilan de ces 33 ans de règne à la tête de la plus grosse société du monde informatique, comment ne pas tomber dans les poncifs, comment cerner la personnalité de cet homme indiscutablement d'exception ?

Un entrepreneur hors pair

Il se dit de lui qu'avant toute chose, c'est son esprit de compétition qui le caractérise, et on le croit sans mal, au regard de sa carrière. Tout a commencé alors qu'il n'était qu'étudiant à Harvard, alors que l'informatique se divisait entre les cadres en costume d'IBM et les hippies passionnés de technologie qui comptaient refaire le monde depuis leurs garages. À l'âge de 20 ans, William Henri Gates III abandonne ses études avec ses camarades pour fonder Microsoft, et démontre dès le début son habileté d'homme d'affaires, en vendant à MITS un Basic pour l'Altaïr dont il n'a pas la première ligne de code. Puis il signera un accord avec IBM et achètera QDOS (Quick and Dirty Operating System, système opératoire vite fait mal fait) pour une poignée de dollars, et fondera son empire dessus, en le renommant MS-DOS. S'agissant d'IBM, il obtient un contrat non exclusif, et accorde des licences de son système à tout fabricant qui en voudra : le compatible PC était né. IBM ne voit rien venir, Apple non plus, et Microsoft en collaborant avec ces deux entreprises entérine sa double trahison en entraînant IBM sur la fausse piste d'OS/2, alors que Windows s'apprête à damer le pion à Steve Jobs. Les dés sont joués, personne n'a rien vu venir, tout le monde s'est fait avoir, échec et mat. Des rancœurs tenaces sont nées, mais il est déjà trop tard pour y faire quoi que ce soit. Microsoft assied son emprise sur le marché en proposant d'abord Excel, né sur Macintosh, puis Word, PowerPoint, répondant aux besoins en bureautique de toutes les entreprises de la planète. Les effets ne se feront pas attendre : Bill Gates deviendra l'homme le plus riche du monde à partir de 1995, et ne cédera sa première place que cette année.



Mais s'il est une chose qui obsédera Bill Gates avant toute autre, c'est de ne pas subir le coup de Jarnac qu'il a lui-même inventé. Pour avoir renversé le géant de l'informatique d'alors, il sait à quel point il est facile de retourner la situation en passant par les portes de derrière. Dès lors, il n'aura de cesse que d'écraser toute tentative d'imposer un standard qui ne vienne pas de sa maison, y voyant un risque de se faire noyauter. Toute technologie qui se rendrait indispensable aux utilisateurs mettrait Microsoft en situation délicate, la soumettant potentiellement aux exigences d'un tiers. Les victimes sont bien connues : QuickTime, Java et Netscape n'ont pu connaître le destin qui leur était promis.

La politique de la terre brûlée

Toutes les stratégies sont bonnes : lancement d'une technologie concurrente gratuite et intégrée à Windows, incompatibilités plus ou moins orchestrées, rachats, intimidation des fabricants qui seraient tentés par l'infidélité, etc. Plus tard, et trop tard, Microsoft aura à répondre de ses actes anticoncurrentiels, d'abord devant les États-Unis qui font preuve d'une certaine clémence, puis de l'Union Européenne autrement plus exigeante, lui infligeant des condamnations exemplaires qui s'élèvent à plus 1,6 milliard d'euros au total. S'il a été question un moment de démanteler la société, elle ne se verra finalement contraindre qu'à vendre deux versions de Windows, l'une sans son Media Player. La contrainte fut facile à contourner : un titre peu vendeur ("Windows Limited Media Edition"…), et surtout un tarif identique à la version complète. Force est de constater qu'avec sa politique de la terre brûlée, Microsoft a eu tôt fait de s'endormir sur ses lauriers lorsqu'elle n'a plus de concurrence pour l'aiguillonner : son investissement sur Internet Explorer n'a guère connu de sursaut que dès lors que Firefox est devenu un concurrent sérieux. On peut d'ailleurs se prendre à rêver à quoi ressemblerait la technologie actuelle si Microsoft ne l'avait pas autant étouffée de son omnipotente férule.

Le pacte avec Apple

Dans cette bataille rangée, Apple a fait figure de pion sur l'échiquier de Microsoft, de bout en bout. Alors que la marque à la pomme est au plus mal, Microsoft la maintient à flot, pas tant par l'investissement de 150 millions de dollars, qui même à l'échelle d'Apple ne représentait pas grand-chose (6% de son capital), mais plus par l'impact psychologique que cette alliance et cet engagement à moyen terme ont eu sur les marchés. Microsoft s'était en effet engagée à poursuivre le développement de ses logiciels pour Macintosh jusqu'en 2002. En venant au secours de Steve Jobs, Bill Gates obtenait son sauf-conduit : les apparences sont sauvées, Microsoft a toujours officiellement une concurrente, aussi insignifiante soit-elle. Deuxième avantage : Apple renonce en échange à ses poursuites accusant Windows de plagiat. Cerise sur le gâteau, Steve Jobs reconnaît publiquement la victoire totale et définitive de Microsoft. Connaissant l'esprit de compétition de Bill Gates, il n'est d'ailleurs pas impossible que cet aveu humiliant ait fait partie de ses exigences.

Le déclin inévitable de Microsoft

Mais cette guerre de concurrence met au jour le talon d'Achille de Microsoft : la société ne peut que lutter pour rattraper son coup de retard, elle n'anticipe pas, ou mal, les besoins. Les stratèges de Redmond affrontent les visionnaires du reste du monde. Dans ce pas de deux endiablé sur tous les fronts, ça n'est pas Microsoft qui mène la danse. Et à force de coups de boutoir, la forteresse se fendille. Il faut dire qu'une fois arrivé à 95% de parts de marché, il est bien difficile d'envisager mieux que de se maintenir à ce niveau : une fois qu'on touche le plafond, on ne peut guère que redescendre. Microsoft n'a pas su prendre le virage Internet à temps, la plus grande révolution de l'informatique depuis sa naissance, et en paye aujourd'hui encore le prix fort. D'autant que, à mesure que la technologie numérique envahit tous les pans de la vie quotidienne, la société de Redmond s'est lancée sur tous les fronts, et qu'elle doit affronter autant de nouveaux concurrents, avec plus ou moins de succès : périphériques, multimédia, consoles de jeu, téléphonie, systèmes embarqués, musique numérique, domotique, etc. Pire encore, Microsoft s'est engagée, avec retard, sur des terrains sur lesquels elle doit affronter d'autres quasi-monopoles : Apple sur la musique numérique, et Google sur les services Internet. Le portail web MSN, lancé en 1995, ne décolle toujours pas, et la tentative houleuse de rachat de Yahoo s'achèvera sur un échec doublé d'un camouflet. Et, plus inattendu que tout, Microsoft se trouve fragilisée sur sa propre chasse gardée, avec un Vista qu'elle a bien du mal à imposer, Linux qui s'empare du marché des ordinateurs ultracompacts, et un Mac plus en forme que jamais alors que le reste du marché fait la grise mine. Pendant ce temps, Apple continue à faire parler d'elle en se lançant sur le marché des smartphones, troisième secteur de concurrence frontale pour les vieux frères ennemis.

Microsoft victime de son inertie ?

Le positionnement hégémonique de Microsoft illustre bien sa seule crainte : que demain un nouvel acteur rafle la mise d'un nouveau marché en mettant au point une nouvelle technologie que personne n'avait vue venir, et la renverse de son trône. À mesure que la technologie envahit de nouveaux domaines, Microsoft se doit de les investir. Et à force de se battre sur tous les fronts, il devient difficile de ne pas se disperser et d'éviter la faute d'inattention. Malgré tous ces adversaires, le pire ennemi de Microsoft, c'est probablement sa propre inertie. Et malgré la vaste diversification entreprise par Microsoft, c'est toujours la suite Office et Windows qui génèrent l'essentiel de ses revenus. Et si ce business-modèle a fait les beaux jours de Microsoft dans les années 90, il a eu plus de mal à imposer sa supériorité cette dernière décennie. Microsoft a déjà encaissé des échecs, et en connaîtra d'autres, car quoi qu'on en dise, elle restera encore longtemps à la tête de l'industrie. La société a réalisé plus de 51 milliards de dollars de chiffre d'affaires en 2007, et emploie plus de 78.000 personnes à travers le monde.

Les priorités de Microsoft

Toujours est-il que Bill Gates laisse sa société à un moment où elle doit faire face à différents défis. L'urgence est probablement d'endiguer la voie d'eau Vista : après bien des retards, qui n'auront pourtant pas évité une sortie bâclée, le dernier système de Microsoft ne remplit pas ses attentes : des ventes en demi-teinte, des marchés devenus inaccessibles, et une part presque significative de sa clientèle qui commence à regarder ailleurs. À tel point que la société se voit contrainte de prolonger la vie de Windows XP au-delà de ses plans initiaux. Pas de surprise donc à ce que Windows 7 soit lancé à la rescousse le plus vite possible, quitte à se livrer à des couacs dans les différentes annonces. D'autant qu'en tant que géant face aux microbes rebelles, Microsoft est, de toute part, la société qu'on adore détester, et Bill Gates le grand Satan, Big Brother en personne. Jusqu'à se faire "entarter" par Noël Godin.

L'après Microsoft

Ces dernières années, Bill Gates s'est illustré par son œuvre caritative, la Bill and Melinda Gates Foundation, qu'il créera en 2000. Ce qui lui vaudra le titre d'homme de l'année, décerné en 2005 par le Time Magazine, conjointement à sa femme et au leader du groupe U2. L'année suivante, il décidera de céder à sa fondation 95% de sa fortune, estimée en 2007 à 59 milliards de dollars, le reste allant à ses trois enfants. La fondation s'attache à apporter à la population mondiale des innovations en matière de santé et d’acquisition de connaissances. Cependant, certaines critiques lui reprochent d'investir par ailleurs ses faramineux capitaux dans des entreprises plus ou moins directement impliquées dans les malheurs du monde sans exercer la moindre pression pour y remédier.

Bill Gates annonce en 2006 son intention de se retirer de Microsoft, pour se consacrer pleinement à sa fondation. Il laisse les rênes de sa société à Steve Ballmer, bien qu'il demeure président non exécutif du conseil d'administration. Bill Gates quitte ses fonctions le 27 juin, il a 53 ans.

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