Trump président : ce que cela signifie pour Apple et la Silicon Valley

Anthony Nelzin-Santos |

Déjouant tous les pronostics, Donald Trump sera le 45e président des États-Unis. D’autres que nous feront le bilan de cette longue et violente campagne, analyseront les faiblesses méthodologiques des sondages réalisés ces six derniers mois, et décortiqueront la carte électorale comté par comté. Mais nous pouvons nous interroger sur les conséquences qu’une présidence Trump pourrait avoir sur l’activité d’Apple et plus largement de la Silicon Valley. Explications, point par point.

Le modèle social américain

« We are stronger together » contre « Make America great again » : l’identité américaine a été au centre de tous les débats. En s’adressant aux femmes, à la communauté LGBT, et à des minorités appelées à devenir des majorités, Hillary Clinton proposait de redéfinir le socle de la « coalition » démocrate et de la nation américaine. Mais Trump a gagné en mobilisant l’électorat WASP et les cols bleus avec un programme puisant aussi bien chez les républicains et les « chiens bleus » socialement conservateurs que chez les progressistes opposés au libre-échange.

Image Gage Skidmore, CC BY-SA — Cliquer pour agrandir

Or sous la houlette de Tim Cook, Apple s’est constituée en véritable force politique promouvant une certaine Californian way of life, une identité cosmopolite et plurielle contre laquelle Donald Trump s’est érigé en rempart. Tim Cook est le premier dirigeant d’une société du Fortune 500 à afficher son homosexualité, Eddy Cue est un fils d’immigrés comme l’était Steve Jobs et l’est Steve Wozniak, Craig Federighi possède une chevelure luxuriante… Tout sépare Apple et Trump.

Sur ce plan plus théorique que pratique toutefois, la Silicon Valley n’est pas un bloc monolithique. Certes, de nombreuses sociétés californiennes ont passé l’année à débattre de lutte contre les discriminations à l’embauche et d’égalité salariale, alors même que Trump multipliait les saillies racistes et misogynes, et choisissait un colistier résolument opposé aux congés parentaux mis en place chez Microsoft ou Netflix.

Mais dans le même temps, un investisseur aussi influent que Peter Thiel a largement financé le candidat républicain, se faisant le champion d’une élite favorable à une dérégulation confinant au libertarianisme. Un petit groupe, mais un groupe puissant, qui rêve d’un territoire ouvert à toutes les expérimentations technologiques, mais aussi économiques et sociales.

La délocalisation et relocalisation

« Rendre sa grandeur à l’Amérique », c’est aussi lui rendre sa stature d’arbitre salvateur plutôt que d’acteur embourbé, en revenant à un isolationnisme teinté de protectionnisme. Trump a ainsi promis de revenir sur l’ALÉNA signé par le président George H.W. Bush, d’interrompre le processus de ratification du TPP devant créer une zone de libre-échange autour du Pacifique, et de restaurer des barrières douanières prohibitives.

Des mesures qui doivent stopper les délocalisations, comme il l’expliquait lors du premier débat qui l’a opposé à Hillary Clinton, dans son style si caractéristique :

La première chose que vous devez faire, c’est d’empêcher les délocalisations. Les sociétés partent. Je pourrais en nommer, je veux dire, il y en a des milliers. Elles partent, et elles partent dans des nombres toujours plus grands. Et ce que vous devez faire, c’est dire : très bien, vous voulez partir au Mexique ou dans un autre pays, bonne chance. Nous vous souhaitons beaucoup de chance. Mais si vous pensez que vous allez fabriquer vos climatiseurs ou vos voitures ou vos cookies ou quoi que vous fassiez et les faire entrer dans notre pays sans taxe, vous avez tout faux. Et dès que vous dites qu’ils vont être taxés à l’entrée, et nos politiciens ne le font jamais, parce qu’ils sont liés à des groupes d’intérêts et que ces groupes veulent que les sociétés partent, parce que souvent, ils possèdent ces sociétés. Ce que je dis, c’est que nous pouvons les empêcher de partir. Nous devons les empêcher de partir.

« Empêcher de partir », mais plus « faire revenir » : le candidat Trump a progressivement abandonné son discours sur la relocalisation des emplois délocalisés en Chine, au point que le président élu Trump ne promet plus rien en ce sens. Peut-être parce qu’il y fait lui-même fabriquer les chemises et les cravates vendues sous son nom. Sans doute parce qu’il s’est rendu compte que c’était impossible, en particulier dans le domaine des technologies, comme nous l’avons déjà longuement expliqué.

La politique fiscale

Ce qu’il pourrait bien faire revenir, c’est l’argent que les grandes sociétés américaines refusent de « rapatrier » aux États-Unis, préférant s’endetter à vil taux que de s’acquitter de taxes qu’elles jugent trop élevées. « [La Chine et d’autres pays] prennent nos emplois », disait-il pendant la primaire républicaine, « ils prennent notre richesse. Nous avons 2,5 billions de dollars à l’étranger. Je veux faire revenir cet argent. »

Non content de vouloir faire baisser le taux moyen d’imposition des entreprises de 35 à 15 %, Donald Trump propose une « vacance fiscale », une forte réduction de la taxation des capitaux rapatriés depuis l’étranger. Le président élu avait avancé le chiffre de 10 %, contre 30 à 35 % en temps normal, afin de mobiliser au moins 500 milliards des dollars « bloqués » en dehors des frontières américaines.

Aucune autre société ne pourrait en profiter autant qu’Apple, qui finance son rachat d’actions par la dette plutôt que de rapatrier ses 216 milliards de dollars. Mais l’ensemble du secteur technologique serait bénéficiaire d’une telle politique : Microsoft possède plus de 100 milliards de dollars à l’étranger, IBM un peu plus de 65 milliards, et ces réserves augmentent rapidement.

Au 1, Infinite Loop à Cupertino. Image Roger Schultz, CC BY — Cliquer pour agrandir

Pourquoi Trump est-il favorable à une « vacance » ? Parce que s’il ne peut pas faire revenir les emplois délocalisés ces vingt dernières années, il va devoir en créer sur place. Le taux de chômage a pourtant régulièrement baissé pendant la présidence Obama, atteignant 4,9 % en octobre 2016, certains des États les plus favorables à Trump étant même en situation de plein emploi.

Mais les cols bleus mobilisés pour le bouillonnant républicain souffrent toujours, soit qu’ils n’ont pas retrouvé d’emploi, soit qu’ils ont dû se contenter d’un salaire moins élevé. Le président élu se tourne donc vers un secteur qu’il connait bien en tant que magnat de l’immobilier, et qui permet de doper les chiffres à court terme : celui de la construction et des infrastructures.

Trump a promis d’« au moins doubler » le montant avancé par Hillary Clinton pour la réfection des réseaux routiers, aériens, électriques, et de télécommunications. Qu’Apple, Microsoft, et IBM jouent le jeu à fond, et plus de 10 % du budget nécessaire à ce projet ambitieux serait déjà assuré. Sans compter les retombées économiques générées par cet afflux de liquidités.

La propriété intellectuelle

Le futur président républicain n’a toutefois pas jugé bon de détailler son plan, comme il est resté très vague sur de nombreux sujets, à commencer par sa position en matière de réforme du système américain de propriété intellectuelle. Son vice-président, Mike Pence, s’est souvent prononcé en faveur du statu quo, qui profite autant qu’il blesse Apple et ses concurrentes.

Avant de devenir l’improbable mais victorieux candidat du Parti républicain, Donald Trump était connu comme une star de la téléréalité. Entouré de producteurs et d’avocats des studios hollywoodiens, il pourrait pencher en faveur d’un renforcement du copyright, qui pourrait déséquilibrer l’équilibre précaire qui régit les services de streaming et les réseaux sociaux.

La neutralité du net et le chiffrement

Donald Trump s’oppose plus clairement à la neutralité du net, qu’il assimile de manière maladroite au principe de neutralité longtemps imposé aux stations de radio et aux chaines de télévision, pour conclure qu’elle « est dirigée à l’encontre des médias conservateurs. » Tant pis s’il compte lui-même dévoyer la FCC, en lui confiant un droit de censure digne du FBI de J. Edgar Hoover.

S’il ne semble pas avoir de politique de cybersécurité, invitant même les hackers russes à continuer leur travail de sape des serveurs du Parti démocrate, le président élu a soutenu le FBI dans l’affaire de l’iPhone du tueur de San Bernardino. Depuis qu’il a appelé à boycotter l’iPhone tant que la firme de Cupertino maintenait sa position en faveur d’un chiffrement fort, Donald Trump utilise un smartphone Samsung, et tant pis s’il n’est pas fabriqué aux États-Unis…

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Son colistier, Mike Pence, possède une vision sans doute plus cohérente et mieux informée en la matière. S’il s’est inquiété de l’immixtion du régime russe dans la campagne présidentielle américaine, allant jusqu’à contredire Donald Trump, il trouvera peu de soutiens chez Apple et dans la Silicon Valley. Il faut dire qu’il est parmi les plus ardents défenseurs du Patriot Act et des dispositions favorisant la collecte de données privées.

L’immigration

Si les commentaires racistes et ignares de Donald Trump ont largement été commentés, on a plus rarement parlé de sa position en matière d’attribution de visas, un sujet pourtant crucial pour l’économie numérique américaine. Lors du débat de la primaire républicaine organisé à Miami en mars dernier, il répondait à ceux qui critiquaient son emploi de travailleurs immigrés :

Personne ne connait le système mieux que moi. Je connais le visa H–1B. Je connais le visa H–2B. Personne ne les connait mieux que moi. Je suis un homme d’affaires. Il y a des lois. Il y a des règles. Nous avons le droit de le faire. Donc j’en profite, ce sont les lois. Mais je suis celui qui sait comment les changer.

J’utilise les visas H–1B sans hésitation, et je ne devrais pas avoir le droit de le faire. Nous ne devrions pas l’avoir. C’est mauvais, vraiment mauvais pour les travailleurs. Et puis, je pense que c’est vraiment important de le dire, je suis un homme d’affaires et je fais ce que je dois faire. C’est à portée de mains, mais c’est vraiment mauvais. C’est vraiment mauvais pour nos travailleurs et c’est injuste. Et nous devrions en finir avec [ces visas].

Le visa H1-B est censé être un visa temporaire permettant aux sociétés d’embaucher des salariés étrangers « en raison de leurs compétences particulières », en l’absence d’un salarié américain doté des qualifications pertinentes. De fait, il est très largement utilisé pour recruter des milliers de travailleurs peu qualifiés, notamment dans la sous-traitance et les centres d’appels.

Ce système corrompu pèse clairement sur les travailleurs américains les plus fragiles, sans alléger les tensions qui régissent le « marché » des ingénieurs, très demandés car trop peu nombreux, créant ainsi des situations ubuesques et illégales d’ententes anti-débauchage. De nombreuses voix réclament une réforme depuis longtemps, encore récemment celles de Laurene Powell-Jobs ou de Mark Zuckerberg.

Donald Trump pourrait les exaucer, mais promet dans le même temps des coupes claires dans le budget des principales agences de recherche. Les États-Unis n’en sortiront pas grandis, alors que le futur de l’informatique se construit sur la recherche fondamentale en physique (processeurs, réseaux…), en chimie (batteries…), en biologie (santé, wetwares…), et bien d’autres domaines fortement soutenus par le financement public et l’effort militaire.

Le réchauffement climatique

Le président élu réclame même la suppression d’une agence, l’EPA, l’Agence de protection de l’environnement. Or Lisa Jackson, l’actuelle vice-présidente d’Apple en charge des questions environnementales et sociales, fut la directrice de l’EPA de 2009 à 2013, sur nomination de Barack Obama. Alors que la firme de Cupertino s’est presque entièrement libérée des énergies fossiles, Trump veut suspendre toutes les aides fédérales à destination des énergies renouvelables, et tous les efforts de recherche dans le domaine.

Lisa Jackson — Cliquer pour agrandir

Le républicain rejette toutes les preuves scientifiques du réchauffement planétaire, assurant qu’elles ne sont que l’émanation d’une conspiration organisée par la Chine pour affaiblir l’économie américaine. À défaut de pouvoir revenir sur la ratification du traité de Paris sur le climat avant de nombreuses années, il prévoit de bloquer toute législation allant dans son sens.

Son vice-président, qui présidera le Sénat, s’en chargera de manière d’autant plus zélée qu’il a régulièrement voté contre toute limitation des niveaux d’émission. Fervent opposant aux subventions des énergies renouvelables, il a barré la route aux projets de Lisa Jackson lorsqu’elle dirigeait encore l’EPA.

On en revient au début de cet article : il n’y a pas besoin d’attendre qu’il entre en fonction pour constater que les positions de Trump sont aux antipodes de celles d’Apple, et d’une majorité des sociétés de la Silicon Valley, sauf sur la vacance fiscale peut-être. Le faiseur du Queens n’a jamais vu, ne voit pas, et ne verra jamais le monde comme les technophiles de Californie.

Voilà qui promet des affrontements vifs, dont les conclusions changeront probablement le paysage numérique américain de manière durable. Sénat et chambre des représentants en poche, et même s’il a joué l’élection contre l’establishment républicain, Trump a les coudées franches comme aucun candidat depuis 1928. À ceci près que les promesses du candidat ne font pas les actions du président, encore moins quand elles sont aussi vagues et mouvantes.

Source
Image de une CC Gage Skidmore.
avatar Horfilas | 

Les gens, arrêtez de vous prendre la tête sur ces politiciens qui ne représentent qu'eux-mêmes.
Profitons de notre courte existence avec les gens que nous aimons, aidons les autres si nous le pouvons, bref faisons de notre mieux.
Votre vie sera ce que vous déciderez d'en faire, peut importe la personne à la tête de tel ou tel pays.
En 2017 je voterai peut-être pour la première fois de ma vie. Et ce sera un vote blanc.

avatar Dr. Kifelkloun | 

@Horfilas Gentil mais bien naïf
"Votre vie sera ce que vous déciderez d'en faire"... Pour toi peut-être, mais pas pour les américains qui se font tirer dessus par les flics, qui n'ont plus les moyens de payer l'éducation de leurs enfants, leur logement ou leur facture d'hôpital, et qui parfois n'ont même plus accès à l'eau potable ( https://fr.wikipedia.org/wiki/Crise_sanitaire_de_Flint ). Et ce dans un des pays les plus riches du monde.

Alors trop facile de dire "peu importe"... Les "responsables" ont le destin de dizaines de millions de personnes entre les mains et quand ça va péter pour de bon, tu seras aussi aux première loges.
Un peu plus de sens des responsabilités ne ferait pas de mal...

avatar Mike Mac | 

On vent encore bien amuser la galerie avec les sondages jusqu'aux présidentielles de 2017.

Mais comme pour le référendum sur l'Europe en 2005*, le Brexit, et aujourd'hui l'élection du président des USA, les sondages semblent ne représenter que la vision de leurs commanditaires.

Sur 376 sondages publiés depuis mai, 345 donnaient Hillary Clinton gagnante !

http://prntscr.com/d5m07a

Article du Monde :

"Comment la victoire de Trump a-t-elle pu échapper aux sondages et aux médias ?"

http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2016/11/09/comment-la-victoire-de-donald-trump-a-t-elle-pu-echapper-aux-sondeurs-et-aux-medias_5028104_4355770.html

* 55% de NON, mais Sarkozy a fait transformé le NON en OUI en faisant passer devant le parlement une version modifiée des premiers textes. De l'art de spolier la Vox Populi...

avatar occam | 

@Mike Mac

« Sur 376 sondages publiés depuis mai, 345 donnaient Hillary Clinton gagnante ! »

Est-il besoin de rappeler qu'un sondage sur les intentions de vote n'est, au mieux, qu'un instantané ?
Un sondage de mai sur une élection en novembre ne présente a posteriori pas plus d'intérêt que s'il avait été effectué en 58 avant notre ère.

Donc, les seuls sondages qui comptent par rapport à l'élection sont ceux qui la précèdent immédiatement.

Or, les sondages sérieux ne créditaient Clinton que d'une avance maximale de 3%, irrégulièrement répartie, avec une marge d'erreur au moins égale ou supérieure.
Si A = 3% (avance maximale)
et
mE = 3% (marge d'erreur),
alors A - mE = 3% - 3% = O .
Magique : plus d'avance pour Clinton.

En fait les résultats du vote populaire donnent à Clinton une avance de 200 000 voix sur Trump. Les sondages étaient bien dans les marges. Ce sont les modèles reportant la distribution locale dans les états marginaux qui n'ont pas rendu compte de l'effet levier qu'un petit changement de dynamique a pu avoir localement.

Il faudrait arrêter de lire les âneries de journalistes qui ne comprennent pas les chiffres a posteriori , comme ils ne les avaient pas compris a priori.

Les données mal digérées sont indigestes.

avatar awk | 

Il est passionnant de constater à quel point un cadre de pensées défini nôtre rapport au monde.

Certains parle politique avec les mêmes biais que quand il parle de technique, de stratégie industrielle, de marché... et sans doute de quelques sujets que ce soit.

Je le savais d'un point de vue théorique mais il est toujours saisissant de le redécouvrir empiriquement ?

avatar macinoe | 

Ce qui est impressionnant c'est surtout à quel point tu arrives à écrire pour ne STRICTEMENT rien dire.

Non mais sérieusement, faites par exemple l'expérience de résumer ce dernier post de awk avec un vocabulaire non pompeux.

Ca donne :

"Tout avis est subjectif, pas seulement en théorie, également en pratique."

Et même comme ça, C'est du Captain Obvious dans le texte...

avatar JoTaPé | 

@Anthony: c'est mieux que La Tribune , les Echos, Challenges et autres "spécialistes" ou "experts" en économie !

Bravo

avatar CBi | 

N'oublions pas aussi que si le plan de rapatriement aux US du cash des sociétés comme Apple fonctionne, ça va mettre une grosse pression sur le dollar à la hausse,... et nous allons en Europe payer nos Macs plus cher.

avatar pablokl4p | 

Très très bon article !
Toujours super bien ces articles de fond d'igéneration qui parlent de l'actualité sous le prisme de la technologie et d'apple
That's the journalism i like

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