Gruber : haro sur l'uniformité des interfaces
De l'absence de thèmes d'interface dans Mac OS X à l'analogie entre le design d'Apple et l'industrie de la mode, John Gruber suggère que l'on peut s'affranchir des carcans et des guidelines d'interface qui prévalaient aux débuts du Mac. Et que les utilisateurs ne devraient pas s'en émouvoir outre-mesure. Explications…
John Gruber, le blogueur de Daring Fireball, participait la semaine dernière à la conférence Webstock 2011 en Nouvelle-Zélande. Son intervention d'une quarantaine de minutes, baptisée "The Gap Theory of UI Design", mettait l'accent sur l'évolution du rapport à l'interface chez Apple. Pour faire court : entre le Mac de 1984 et le retour de Jobs en 1997, le design du système n'avait que très peu évolué. Puis avec Jobs à nouveau aux commandes, l'interface de Mac OS et de ses applications n'a cessé de se transformer. Non seulement c'est une excellente chose, mais c'est une opportunité pour les développeurs d'interfaces.
Récemment encore, les tenants d'un certain conservatisme ont trouvé matière à sauter au plafond. Que ce soit à l'encontre d'Apple (exemple avec le repositionnement des boutons de fenêtre dans iTunes 10) ou chez des applications tierces (comme Twitter). On glissera sur Mac OS X Lion dont les emprunts à iOS provoquent de surprenants émois devant ce qui est perçu comme une intrusion voire une infantilisation du système.
Gruber est d'abord revenu sur certains principes établis avec l'arrivée du Mac et de son interface graphique “Avant le Mac, la première chose dont vous aviez besoin pour interagir avec n'importe quel ordinateur était le clavier. On pouvait brancher un joystick ou d'autres périphériques, il existait aussi des souris, mais il vous fallait absolument un clavier. Le Mac a inversé les choses, la souris était rigoureusement incontournable”. On pouvait utiliser le clavier avec son Mac, mais la souris permettait aussi de tout faire. Ce qui a eu pour conséquence qu'il fallait absolument avoir une traduction visuelle à l'écran de toute action possible “Vous ne pouviez pas faire ce que vous ne pouviez voir”.
Le rôle crucial accordé à l'interface a impliqué d'établir des règles, basées sur une notion d'homogénéité entre les applications. Les boutons devaient tous se ressembler, les menus aussi, les actions de base se déclenchaient à l'identique. Les développeurs, eux, devaient suivre, le doigt sur la couture, les consignes énoncées dans l'ouvrage (sinon la "bible") Macintosh Human Interface Guidelines (PDF).
Au fil de plusieurs captures d'écran, Gruber a montré à quel point pendant les sept premières années du Macintosh son interface n'a bougé qu'à la marge. Même l'arrivée de la couleur avec le System 7 (en 1991) s'est faite sur la pointe des pieds. Les dossiers et les fenêtres ont pris de très légers effets de volume, mais guère plus.
Un changement qui s'est poursuivi sans franche rupture jusqu'à Mac OS 9. Malgré cette timidité d'Apple, rappelle Gruber, l'auteur d'Eudora (vénérable et populaire logiciel de courrier électronique) avait ajouté une option pour remettre l'interface de son logiciel dans sa version originale toute plate. Une option baptisée “Waste cycles drawing trendy 3-D junk (Gâcher des cycles pour dessiner des saloperies 3D à la mode”. Une manière de signifier son mépris pour cette - somme toute relative - modernité.
Une uniformité s'est donc installée dans l'interface du système et de ses applications. Avec des intentions louables vis-à-vis de l'utilisateur, surtout celui dérouté par la machine informatique. Un excès de précaution juge pourtant Gruber avec le recul “L'uniformité n'est pas cool sur le long terme ou lorsqu'elle n’est pas exclusive [à un type d'application par exemple, ndr], car elle devient de la conformité”.
La sortie de Windows 95 a bousculé les choses “Malgré ses défauts, il avait un look plus cool que Mac OS qui n'avait pas vraiment évolué. Windows 95 faisait nouveau, le Mac faisait vieux.” L'OS de Microsoft n'était pas le seul, avant lui NeXT avait lui aussi joué une nouvelle partition très classe, plus tard il y eut BeOS avec ses couleurs pétantes et ses icônes 3D.
Une concurrence qui a entraîné l'apparition sur Mac de sharewares pour changer l'apparence de Mac OS, tel que BeView, vendu 10$. Il ne faisait que rhabiller le système pour le faire ressembler à BeOS, sans ajouter quoi que ce soit sur le plan fonctionnel. Mais il y avait une demande, car il donnait un air plus cool au Mac (on pourrait aussi citer Aaron ou Kaleidsocope qui firent fureur à l'époque, avec parfois des thèmes délirants, ndr).
Face à Windows 95, Apple pouvait bien se moquer sur certains de ses aspects techniques, elle “savait qu'elle avait un problème, qu'elle n'était plus cool”. Mac OS 8 est arrivé en juillet 1997, suivi par le 9. Ils avaient tous les deux un réglage pour changer l'apparence du système sauf… qu'un seul thème était proposé. On ne pouvait guère faire plus que décliner certaines de ses couleurs dans les jauges de progression ou les boutons d'ascenseurs.
À la dernière minute, Apple avait mis à la corbeille les thèmes préparés pour cette version. Steve Jobs était revenu… Avec le recul, lorsqu'on revoit ces thèmes, sa décision fut assez sage… “Il y a une règle chez Apple qui n'a pas changé entre 1984 et aujourd'hui, elle dit plus ou moins : si vous concevez une application pour une plateforme Apple, et que vous voulez qu'elle ait le bon design, alors étudiez ce que fait Apple avec ses propres applications et suivez cette direction”. Ce qui à l'époque, avant que Jobs ne revienne, signifiait suivre à la lettre les Human Interface Guidelines. Aujourd'hui les choses ont changé. L'important est moins de respecter un style, que les principes généraux de fonctionnement.
Pour lancer sa démonstration, Gruber prend appui sur l'application Twitter. Son prédécesseur, Tweetie, avait pris de légères libertés avec l'interface de Mac OS X. Avec Twitter, son auteur, Loren Brichter (il a travaillé chez Apple entre 2006 et 2007 sur l'iPhone, au titre de Graphic Engineer) est allé encore plus loin, jouant la carte de "l'individualité" contre celle de "l'uniformité”. Visuellement Twitter rompt le contrat avec le style de Mac OS X, mais les conventions sont respectées explique Gruber.
Twitter vs Tweetie à droite : disparition totale de la barre d'outils sur la nouvelle version (clic pour agrandir)
“L'ascenseur est différent, mais il fonctionne de la même manière, le bouton pour fermer la fenêtre est différent, mais il marche pareil”. À travers l'exemple de Twitter, le blogueur considère que “la cohérence n'est pas morte, c'est l'uniformité qui est morte, l'idée selon laquelle toutes les applications doivent être identiques visuellement, qu'elles doivent toutes porter le même uniforme.” Avec aussi cette remarque ironique “Ce qui est amusant c'est que le principal responsable de cet enterrement de l'uniformité chez Apple, est justement celui qui porte un "uniforme", en référence au look immuable de Steve Jobs au fil des années.
Puis il continue sur le credo d'une nouvelle doctrine en place chez Apple “Ce qui a disparu c'est cette bible dictant les conventions, elle existe toujours, Apple l'actualise, mais c'est une référence, avec les grandes règles standard. C'est un point de départ.”
Il prend alors l'exemple de l'écrivain Cormac McCarthy (No Country for Old Men, La Route) dont les textes font peu de cas des règles traditionnelles de grammaire ou même de ponctuation “Ce n'est pas qu'il ne connaît pas les règles, ou qu'il ne s'est pas donné la peine de les apprendre, au contraire il les connaît tellement bien qu'il sait comment les enfreindre afin de créer un effet artistique.” Il en va de même probablement pour Loren Brichter, qui connaissait parfaitement les règles de l'interface utilisateur, et savait qu'il les enfreignait en développant Twitter.
Gruber saute sur une autre analogie. Il en va de même selon lui pour les séries TV vs les films. “Un épisode dans une série autorise une certaine liberté créative, mais au sein d'un cadre rigoureusement établi. Un épisode des Sopranos doit ressembler à un autre épisode. Le personnage doit parler de la même manière dans toutes les saisons. Il en allait de même avec les précédentes applications Mac OS”. Aujourd'hui on serait plus proche du cadre de la réalisation d'un film “Où l'on a davantage de liberté pour faire ce que l'on veut, dans les limites de quelques grands principes, de règles à suivre, de techniques de montage, de mise en scène et de placement des acteurs”.
Pour illustrer encore son point de vue il prend le modèle instauré par The Gap, la chaîne de vêtements. Des vêtements de grande diffusion, cool et basiques. Pour Gruber, Apple fonctionne de la même manière que cette industrie : les interfaces évoluent sur un rythme annuel et saisonnier, comme les vêtements. “Au milieu des années 90, Apple vendait une interface datant du milieu des années 80. Et ça n'a pas mieux marché que ça n'aurait marché pour des lignes de vêtements.”
Puis soudain, Jobs revient et Mac OS X arrive. Une première mouture d'Aqua utilisait des rayures très marquées dans les fenêtres, les menus étaient très transparents. Ça n'a pas duré. Deux versions plus tard, apparaît d'un coup le style métal brossé. Un style qui était au départ réservé à l'usage des applications d'Apple uniquement (lire aussi Mac OS X : la difficile naissance d'Aqua).
Dans Mac OS X 10.3 ce métal brossé s'est largement diffusé (dans sa documentation technique, Apple expliquait qu'il devait être utilisé avec des applications pouvant fonctionner en liaison avec des périphériques externes, chez Apple c'était iTunes, iSync ou iMovie, ndr) et les rayures se sont peu à peu estompées.
Dans le 10.4 les rayures ont disparu et le métal s'est lissé. Dans le 10.5, le métal brossé a été complètement supprimé. “Chaque itération de Mac OS X a amené plus de changements cosmétiques que sur toute l'évolution de System 1 à System 7 !” s'exclame Gruber. C'est une approche qui fait écho à celle de la mode, et un état d'esprit complètement différent.
Ce qui n'est pas sans provoquer des grincements chez certains utilisateurs. Il cite l'exemple d'iTunes 10 qui a instauré un placement verticalement et non plus horizontal pour les trois boutons de contrôle de fenêtre. Un changement qui a hérissé des poils “,Mais on s'en fout, personne n'est perdu" assène Gruber “est-ce un bon design ? On verra…sinon Apple le changera à nouveau, mais les boutons ressemblent aux précédents et fonctionnent de la même manière”. Une illustration de ce que Steve Jobs déclara un jour “Le design n'est pas une question de look ou de feeling, mais de bon fonctionnement.”
Autre brutalité faite aux tenants d'un "conservatisme" dans l'interface, la barre-titre du Mac App Store qui ne comporte pas le nom de l'application, et une barre de boutons centrés et inspirée de celles de l'iPad. Revenant à son analogie textile, Gruber explique que la cohérence est néanmoins saine et sauve, malgré des changements de style évidents. Quelle que soit la dernière chemise à la mode, on ferme ses boutons toujours de la même façon, avec les mêmes gestes. “Il y a une cohérence fonctionnelle, et c'est ça qui compte”.
Son propos se tourne alors vers iOS et les applications tierces. Apple a instauré un look général que l'on retrouve un peu partout, et une tonalité de couleurs de bleu et de gris. Et puis il y a des interfaces plus singulières, comme celle d'iBooks avec son effet placage de bois. “On aime ou on n’aime pas, mais elle n'a rien de choquant venant d'Apple.”
D'autres applications que celles d'Apple se sont écartées du style standard d'iOS, avec des couleurs différentes, des effets de texture dans la barre supérieure (Instagram par exemple, avec un effet jean usé) “Peu importe, aucun problème !” continue-t’il en donnant à voir plusieurs applications. Le style change à chaque fois, mais les interactions restent identiques (voir aussi le relooking de Carnet d'adresses et d'iCal dans Lion).
De fait, l'idée d'intégrer à l'OS un système de thèmes d'interface n'a plus aucun sens estime Gruber, puisque la moitié des applications que l'on utilise ont leur propre apparence. En guise de conclusion, rebondissant sur l'idée énoncée par Steve Jobs et l'équipe originale du Mac, selon laquelle il était une "bicyclette pour l'esprit" (capable de le propulser en avant), Gruber propose l'idée que les interfaces utilisateurs “habillent l'esprit”.
Le designer qui n'a pas envie de concevoir des interfaces comme on dessine des uniformes a une carte à jouer aujourd'hui. Car c'est cette approche qui a pris le pas sur celle qui imposait une rigidité stylistique. Mais cette liberté engage des responsabilités prévient le blogueur.
“Un styliste en vêtements ne va pas s'introduire chez vous au milieu de la nuit pour remplacer tout votre dressing, alors qu'un designer de logiciel ou de site peut chambouler toute son application et qu'il ne s'en prive pas. L'utilisateur va la prendre de plein fouet, d'autant plus facilement qu'on met à jour ses applications en un tournemain.” D'où l'importance à son goût d'une “démarche itérative”, faite de petits changements permanents dans les éléments l'interface. Pour habituer l'utilisateur à ce que l'interface évolue, car "la mode avance, elle ne s'arrête jamais”.
Webstock '11: John Gruber - The Gap Theory of UI Design from Webstock on Vimeo.
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Crédit capture System 7 : Wikipedia.